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Critique de film
Le film

À cor et à cri

(Hue and Cry)

L'histoire

Joe Kirby, 15 ans, est un lecteur assidu du journal The Trump, et notamment des bandes dessinées policières qui y figurent. Un jour, dans la rue, tout en lisant sa revue, il remarque une plaque d'immatriculation en tout point similaire à celle de l'aventure qu'il est en train de lire. Son imaginaire débordant, et l'esprit aventureux de ses camarades de bande, vont le convaincre qu'une association criminelle se cache derrière cette publication d'apparence anodine, et que c'est à lui de résoudre le mystère !

Analyse et critique

Lorsque Michael Balcon, venu de la MGM, prit la direction des studios Ealing en 1938, il entreprit d’y insuffler un esprit de groupe, composant un « noyau dur » de réalisateurs, de scénaristes, de comédiens ou de techniciens, capables d’œuvrer selon la demande dans des registres voire à des postes différents. Dans un premier temps, contexte européen oblige, le studio se spécialisa dans l’effort de guerre, avec un certain nombre d’œuvres de propagande, documentaires ou fictionnelles, où les équipes affirmèrent leur expérience collective. Une fois le conflit achevé, le fonctionnement structurel d’Ealing était à ce point rôdé qu’il ne lui manquait plus que de pouvoir s’exprimer librement, et c’est ainsi que le studio se spécialisa dans la comédie sociale, impertinente et insolite qui fera internationalement sa renommée.

Hue and Cry, tourné en 1947, est parfois considéré comme la première de ces « comédies Ealing », mais il nous semble plus légitime d’attribuer le titre honorifique à Passeport pour Pimlico , réalisé deux ans plus tard (les deux films étant par ailleurs liés, comme nous l'évoquerons plus tard) : Hue and Cry repose sur une intrigue criminelle, et il s’agit davantage d’un film d’aventure urbaine que d’une comédie - pour tout dire, si le film est d’une belle légèreté, les occasions d’y rire sont rares. Mais, pour autant, il n’est pas absurde d’attribuer à Hue and Cry une importance particulière dans l’histoire du studio : à défaut d’être totalement une « comédie Ealing », le film, par bien des aspects, porte déjà en germe tout ce qui constituera ensuite les caractéristiques essentielles des films labellisés Ealing. Une sorte de matrice, bouillonnante, portée par l’ébullition et la fougue d’une jeunesse porteuse d’espoir.

A la réalisation de Hue and Cry, on trouve le nom de Charles Crichton, alors trentenaire, qui avait démontré ses talents de monteur dans des films de propagande satirique (notamment Yellow Caesar, en 1941, qui raillait Mussolini) et qui avait participé en 1945 au film fantastique collectif Au cœur de la nuit, succès majeur du studio. Cheville essentielle de l’articulation Ealing (on lui doit par exemple De l'or en barres en 1951 ou Tortillard pour Titfield en 1953), Crichton aura, après la vente du studio à la BBC en 1955, une carrière essentiellement télévisuelle, mais contribuera à écrire une autre page importante de la comédie britannique en 1988 en réalisant Un poisson nommé Wanda. Sa mise en scène, dynamique à défaut d’être spectaculaire, bénéficie ici du travail assez stupéfiant (presque néoréaliste dans son utilisation des décors naturels d’après-guerre, nous y reviendrons) de Douglas Slocombe, directeur de la photographie légendaire qui éclairera les plus importants chefs d’œuvre d’Ealing (dont Noblesse oblige ou L'Homme au complet blanc) avant de mener une carrière, notamment hollywoodienne, assez exemplaire.

Mais le nom à retenir, lorsque défile le générique de Hue and Cry, est peut-être avant tout celui de T.E.B. Clarke, qui amorçait ici sa carrière de scénariste. Cet ancien journaliste, observateur extrêmement fin de la société britannique (et notamment des classes populaires), doté qui plus est d’une ironie assez fine, allait, de Passeport pour Pimlico (1949) à Il était un petit navire (1957), contribuer à définir le « ton Ealing », entre acuité sociale et irrévérence rigolarde. Une image, dans le vif générique de début de Hue and Cry, résume cet esprit : on y voit les lauriers d’Ealing, à côté d’un dessin d’enfants, sur une affiche collée sauvagement sur un mur en briques où figure une pancarte officielle : Bill stickers will be prosecuted. C’est peut-être en ce sens que Hue and Cry suggère une image qui, mieux que tout autre, collerait à la peau d’Ealing : celle d’un gosse des rues en train de tirer la langue.

Car, en effet, Hue and Cry est une histoire de gosses des rues. Des petits vagabonds, désœuvrés, qui se réunissent, en bande, dans un Londres balafré par les bombardements. Leur terrain de jeu ? Des bâtiments démolis, des terrains vagues, des chantiers inachevés, des rues en travaux... et un imaginaire, débridé, qui se construit des histoires rocambolesques, au départ pour échapper à la réalité, mais qui finalement rattrape bien vite celle-ci. Hue and Cry est un film à hauteur d’yeux d’enfants, et - semble-t-il - c’est encore alors la meilleure hauteur pour appréhender le monde. La ville est un champ de ruines où s’amorce une pénible reconstruction ; les ouvriers triment pour faire manger leurs gosses ; et les adultes semblent peu à peu grignotés par le mensonge ou l’immoralité... Heureusement, les enfants veillent.

Ce point de départ, qui voit des enfants mener une enquête policière contre l’avis d’adultes qui les dédaignent, n’est pas nouveau, et le film possède même apparemment un certain nombre de points communs avec l’adaptation d’Emile et les Détectives, réalisée par Gerhard Lamprecht en 1931. En pensant à Our gang (Les Petits Canailles), dont la dernière saison s’est achevée aux Etats-Unis en 1944, ou, en littérature, au Club des Cinq, créé par la Britannique Enid Blyton  en 1944, on peut même aller jusqu’à dire que l’idée était tout à fait dans l’air du temps. Mais celle-ci trouve, dans le cas de Hue and Cry, une résonance toute particulière, éminemment « ealingienne ».

Dans ce contexte d’après-guerre, avec une ville en lambeaux et des adultes résignés ou corrompus, le choix de confier l’enquête à des enfants, et à leur regard frais, a quelque chose de régénérant, voire même tient du geste politique. La même histoire, avec un autre angle d’approche, aurait pu donner un mélodrame de l’enfance malmenée ; il s’agit en réalité ici d’une assez vivifiante aventure, dans laquelle le regard naïf et pétillant de ces galopins rend tout extraordinaire. Mentionnons par exemple cette énumération croquignole des surnoms de malfrats, récités avec autant de crainte que de gourmandise par un petit bonhomme chétif. On peut également penser à la séquence d’arrivée chez l’écrivain (incarné par Alastair Sim, qui, en deux scènes, compose un personnage saugrenu et inquiétant à la fois, comme il les affectionnait et comme Alec Guinness saura, dans son sillon, si bien le faire ensuite), rendue quasi cauchemardesque par des éclairages contrastés, des angles de vue excessifs ou l’irruption soudaine d’un chat anthracite.

Avec leur bonne volonté mais leur maladresse, la poursuite d’un suspect perd toute forme de discrétion, ou une bagarre dans le noir devient un enchevêtrement incontrôlé de corps fluets... mais peu importe, la qualité de l’enquête policière y perd ce que l’enthousiasme et le panache emportent. A cet égard, le personnage du petit "bruiteur" est particulièrement émouvant : manifestement choqué (on peut supposer qu’il a perdu la parole après un traumatisme de guerre), il cède d’effroi lors de la virée dans les égouts de la ville. Mais c’est lui, avec son signal de ralliement "ornithologique", qui battra le rappel final auprès de ses camarades.

Car face à la faiblesse (l’ignorance d’un côté, la corruption de l’autre) des adultes, ce sont bien les enfants qui, en se fédérant au-delà de toute espérance, mettront un terme à l’entreprise criminelle. Des quatre coins de la ville surgiront des centaines de culottes courtes, de godillots rapiécés, de cheveux en bataille et de taches de rousseur, pour se lancer dans la bataille et remporter la victoire. La séquence, impressionnante, possède une évidente dimension allégorique : le pays, affaibli, ne pourra se reconstruire qu’en réunissant les bonnes volontés, au-delà des différences. Seul, un enfant est incapable. Unis, les enfants d’Angleterre représentent l’avenir du pays.

L’image de gosses courant gaillardement au milieu de terrains vagues minés par les obus, qui achève Hue and Cry, sera reprise dans l’ouverture de Passeport pour Pimlico, deux ans plus tard, et ouvrira la parenthèse enchantée (1949-55) des studios. De film en film, avec bon sens et férocité, Ealing n’aura alors de cesse de railler la mesquinerie individuelle, l’ambition aveugle ou la docilité imbécile : l’esprit de ces chenapans, innocents et revêches à la fois, leur aura survécu. Pour le meilleur.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 13 avril 2015