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Critique de film
Le film
Affiche du film

Vivre pour vivre

L'histoire

Robert (Yves Montand), grand reporter pour la télévision française, mène une vie aussi mouvementée sur le plan professionnel que sur le plan sentimental. Il est marié à Catherine (Annie Girardot), qu’il continue d’aimer même si leur couple bat de l’aile. Sans qu’elle n’en soit dupe, il ne lui est pas fidèle, la trompant à plusieurs reprises lors de ses nombreux voyages autour du monde durant lesquels il témoigne de l’extrême violence de certains régimes ainsi que des droits de l’homme bafoués ici et là. Sa rencontre avec Candice (Candice Bergen), un top model, va précipiter la fin de son couple marital. Il l’emmène d’abord en Afrique noire lors d’un safari photo et un reportage sur les groupes de mercenaires, puis la rejoint à Amsterdam alors même qu’il se trouvait sur place avec son épouse pour fêter l’anniversaire de leur rencontre...

Analyse et critique

Après l’extraordinaire succès international d'Un homme et une femme en 1966, Claude Lelouch avait un autre projet avec Jean-Louis Trintignant, un film qui se déroulerait au Brésil. Le comédien se rétracta, lui fit faux bon, et la superstition de Claude Lelouch fit qu’il ne voulut pas le remplacer, préférant abandonner son idée. Son cinquième long métrage sera alors conçu dans l’urgence et écrit en seulement trois semaines avec son comparse de toujours, Pierre Uytterhoeven. Disposant de moyens considérablement plus conséquents suite au triomphe mondial de son film précédent, qui s’était également enorgueilli de remporter pas moins que la Palme d’or, Claude Lelouch, choisissant pour protagoniste principal un grand reporter, aura ainsi pour excuse de pouvoir aller filmer Vivre pour vivre non seulement en France mais aussi en Afrique noire (avec des séquences de poursuites d’animaux tout aussi spectaculaires que celles du génial Hatari ! de Hawks), à Amsterdam, à New York (plan magnifique d'une chevauchée dans Central Park) et au Vietnam. Il se sera fait plaisir en allant voyager autour du monde, nous faisant ainsi partager sa générosité de cinéaste par d’innombrables cartes postales dépaysantes et bienvenues pour pallier la mélancolique tristesse de l’ensemble et toutes ces images d’archives crues, voire atroces, mises en exergue pour dénoncer les violences policières, la folie de ce monde secoué par différentes guerres et humiliant sans cesse les minorités - raciales, sociales ou religieuses - par la torture, l'endoctrinement ou des passages à tabac.

Le film qui nous concerne aurait très bien pu s’intituler "Un homme et deux femmes" ; en effet, à l'instar du grand classique de Lelouch, même style déconstruit sur le fond, mêmes incongruités du montage, même absence de trame dramatique, même narration expressément décousue, même souci de réalisme dans la description des moments les plus simples de la vie des protagonistes, même amour pour les comédiens d’où découle une splendide direction d’acteurs, même immense sensualité pour les scènes d'amour, même dissociations dialogues/images parfois en décalage, même importance des regards, le film se focalisant principalement sur des instants du quotidien pour narrer cette banale mais poignante histoire d’adultère, le journaliste interprété par Yves Montand oscillant sans cesse entre son épouse et sa maitresse, inoubliable Annie Girardot et superbe Candice Bergen. Claude Lelouch vivait à peu près le même genre de situation à l’époque en menant une double vie sentimentale, et s’est beaucoup inspiré de son expérience personnelle pour peindre ce triangle amoureux, pas dupe de ses défauts et pas spécialement fier de ses infidélités. Du coup, il ne met pas spécialement en valeur son personnage masculin, Yves Montand n’étant pas parvenu à faire infléchir le réalisateur quand il lui demanda de rendre Robert plus aimable, plus sympathique, plus "brave type". Lelouch a bien fait de ne pas céder, l'égoïsme et les autres failles de Robert le montrent ainsi plus humain.


Robert est donc un grand reporter pour la télévision française ; il voyage de droite à gauche et pointe du doigt les dysfonctionnements politiques de ce monde, revenant avec des images chocs sur le nazisme, les régimes dictatoriaux en Chine et en Afrique, critiquant la guerre du Vietnam ou les violences subies par les populations civiles. Ses reportages, dont on peut voir des extraits dans le courant du film, sont d’une grande violence, certains documents d’archives pouvant encore heurter les sensibilités d’aujourd’hui malgré le fait que nous sommes désormais quotidiennement abreuvés d’images dérangeantes. Un grand moment est son interview, plus vraie que nature et d'un étonnant cynisme, du chef d’un camp d’entrainement de mercenaires en Afrique, ce dernier et son second ne tarissant pas d’éloges sur un ex-membre de la Waffen SS, en admiration devant ce camarade, glorifiant le fait qu’il soit rompu au combat comme personne et qu'il n'ait aucun scrupules à tuer. Mais si Robert est un reporter brillant, il ne l’est pas vraiment dans sa vie intime ; on peut même le qualifier de mufle lorsque l’on voit comment il prend et rejette ses maitresses pour pouvoir vite passer à la suivante, comment il peut effrontément mentir à son épouse. Comme nous l'évoquions ci-dessus, on se félicité de ce que Claude Lelouch n'ait pas cédé aux demandes de Montand de rendre son personnage un peu plus aimable ; on ne pourra alors pas dire qu’il s’agisse d’un personnage manichéen, il s'agit au contraire d'un Don Juan invétéré tour à tour attachant et haïssable, sincère et menteur, doutant et arrogant.


Les deux protagonistes féminins sont en revanche décrits avec amour par Claude Lelouch qui comme Joseph Mankiewicz, François Truffaut et quelques autres, pourra se targuer d’avoir été l’un des réalisateurs nous ayant offert parmi les plus beaux portraits de femmes, ou plutôt d’avoir octroyé à ses nombreuses comédiennes l’occasion de nous offrir des prestations inoubliables. Candice Bergen s'en sort parfaitement bien dans la peau de la maîtresse mais c'est surtout Annie Girardot qui tient la dragée haute à ses deux partenaires : rarement elle aura été aussi bien photographiée, rarement elle aura été aussi émouvante notamment lors ce long monologue où elle confie face caméra sa souffrance, ses déconvenues et sa résignation suite à sa séparation d’avec son époux. Elle est toute autant bouleversante que rayonnante. Elle disait d’ailleurs à propos de sa collaboration avec Claude Lelouch et la méthode de travail de ce dernier : « Lelouch nous laisse vivre et nous regarde. Et nous surprend. Nous ne sommes plus des jouets. Il n’y a pas toute une cour alentour et des spots qui vous traquent. Il fait des choses humaines. Dans le travail il donne du bonheur. Je ne connais pas beaucoup de metteurs en scène capables de le faire. » Son personnage, Catherine, est le plus attachant des trois d’autant qu’elle n’est pas dupe des trahisons de son mari ; c’est juste que ne voulant pas le perdre, elle feint de les ignorer, de ne s’apercevoir de rien... jusqu’au jour où il ira trop loin. Alors qu'ils sont tous les deux en vacances à Amsterdam tous, il lui ment pour aller rejoindre sa maitresse qui s’est établie dans l’hôtel à côté en lui faisant croire qu’il rentre sur Paris de nuit pour raisons professionnelles. Elle veut bien subir quelques infidélités mais pas qu’on la prenne pour une idiote. La carrière de l’actrice, qui piétinait depuis quelques années, fut définitivement lancée grâce à Vivre pour vivre ; et l’on comprend aisément pourquoi en le voyant !

Grand Prix du cinéma français, prix Femina en Belgique, Golden Globe du meilleur film étranger, etc, on peut dire que Claude Lelouch n’avait pas encore été ostracisé par le petit monde du cinéma comme il le sera ensuite assez rapidement. Même si pour cette chronique douce-amère au postulat tout simple décrivant un couple en crise sur le point d’imploser, l’on pourra déplorer quelques longueurs, quelques séquences trop étirées, quelques agaçants tics de mise en scène et surtout de montage, on ne peut que continuer à admirer, comme l’a si bien décrit Michel Aubriant dans la revue Le Nouveau Candide, "la générosité et la profusion de Vivre pour vivre, ses élans et ses flambées, sa lucidité et sa tendresse, ce bonheur, cette ivresse de filmer, ce perpétuel jaillissement d’images." Deuxième grand succès de Lelouch, Vivre pour vivre séduit d’emblée grâce surtout à l’interprétation de son trio de comédiens, à la mise en scène immédiatement reconnaissable du cinéaste (avec notamment ses flamboyantes envolées lyriques, sa caméra à l’épaule, ses magnifiques plans très serrés sur les visages) et à la bande originale de Francis Lai, l’une de ses plus réussies avec notamment une belle chanson interprétée par Nicole Croisille, Les Ronds dans l’eau. Un beau film sur la complexité des rapports amoureux, la lente dissolution d’un couple, un drame sentimental d’une grande délicatesse et d’une grande justesse qui prouvait alors que Lelouch n’était pas l’homme que d’un seul film (car beaucoup avaient aussi oublié ou plutôt n’avaient pas eu l’occasion de voir son excellent L’Amour avec des si... en 1964).

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 8 mars 2023