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Critique de film
Le film
Affiche du film

Vidéodrome

(Videodrome)

L'histoire

Max Renn (James Woods, impérial) est programmateur pour une chaîne du câble spécialisée dans les contenus pornos softs ou de trop grande violence pour un grand public. Désireux de faire parler de lui, il est à la recherche d’un nouveau programme hardcore. C’est à ce moment que son hacker lui montre un programme qu’il dit avoir capté par piratage : Videodrome, une émission de torture, sans intrigue ni personnages. Max s’emballe pour ce filon. Sa nouvelle maîtresse, Niki Brand (Deborah Harry) rencontrée sur un plateau TV, est elle aussi très excitée par l’émission… au point de vouloir se rendre à Pittsburgh pour y participer. Max découvre de son côté que Videodrome n’est pas un show de fiction, mais un vrai snuff movie. De plus, le programme est un piège, diffusant à qui le regarde une onde provoquant une tumeur au cerveau, elle-même responsable de graves hallucinations. Son enquête lui fait découvrir un complot visant à utiliser sa chaîne pour diffuser l’émission à l’Amérique du Nord dans son entier.

Analyse et critique

« The Medium is the Message. » Marshall McLuhan

« The battle for the mind of North America will be fought in the video arena: the Videodrome. The television screen is the retina of the mind's eye. Therefore, the television screen is part of the physical structure of the brain. Therefore, whatever appears on the television screen emerges as raw experience for those who watch it. Therefore, television is reality, and reality is less than television. »

« -What's this? "Videodrome"?
    - Torture. Murder.
    - Sounds great.
    - Ain't exactly sex.
    - Says who
? »

Souhaitant partager son enthousiasme pour un programme pirate qu’il vient de découvrir, Max Renn définit Videodrome en ces termes : « It's just torture and murder. No plot, no characters. Very, very realistic. I think it's what's next. » Sachant que le personnage vit de la programmation de films X (ou à caractère ultra-violent) c’est toute l’évolution de la pornographie, jusqu’au gonzo US et son minimalisme bestial que le spectateur d’aujourd’hui entend dans cette dernière assertion. De la même façon, quand des prisonniers se font molester et torturer par des tenues orangées, non pas en Malaisie, comme le croyait d’abord le témoin de ce spectacle, mais à Pittsburgh, c’est non seulement pour le spectateur du XXIème siècle le spectre du snuff movie qui fait surface mais aussi celui de Guantanamo. Quand un spécialiste des médias y déclare que nous aurons bientôt tous un faux nom que nous arborerons dans ceux-ci, ce sont les pseudos d’Internet auxquels on pense immédiatement. Un certain consensus s’est fait autour de Videodrome, tant chez ses défenseurs que chez ses détracteurs pour en faire un film "prophétique" (annonciateur de certaines dérives pour les premiers, zélateur de celles-ci pour les seconds). Mais qu’est-ce qu’une œuvre qui a valeur de prophétie ? « Je nai jamais eu l’impression d’être un prophète, mais juste de décrire ce qui me paraissait évident : pour moi, c’était ce qui était en train d’arriver. Je pensais faire une description de ce qui se passait à l’époque. Et je crois que c’est ce qui se passait réellement, mais nous n’en étions qu’au début de ce qui allait devenir si universel et reconnu par tout un chacun. Sans doute est-ce ainsi que fonctionnent les prophéties. » (1) Le prophète est en ces termes celui qui capte les peurs d’une époque, ses tentations aussi, qui rend visible son inconscient sous une forme à la fois littérale et métaphorique. Ce que David Cronenberg dépeint (prophétise) ici, c’est la médiatisation croissante de la vie sociale, la colonisation de nos vies par la sphère médiatique, jusqu’à rendre poreuse toute frontière entre le privé et le public, l’intime et l’existentiel, le dedans et le dehors.

En ce début des années 80, la télévision est depuis longtemps bien implantée dans chaque foyer, le public des salles obscures s’est en partie détourné de celles-ci pour la contemplation du tube cathodique. Plusieurs cinéastes se confrontent à son pouvoir sans cesse grandissant : Argento livre avec Ténèbres une charge féroce contre l’empire berlusconien naissant, De Palma décrit dans Blow Out un héros aussi solitaire et marginalisé par rapport à l’industrie du spectacle que l’est Max Renn dans  Videodrome, s’abîmant dans une quête de vérité politique écartée par les médias (avant eux, Peter Watkins et Michelangelo Antonioni ont déjà pris acte du nouveau règne de l’image, Sidney Lumet a offert avec Network une satire grinçante du milieu médiatique). Tenant autant du brûlot que de la méditation, Videodrome ne ressemble à aucun de ces films.

Il y a à son origine trois éléments importants : un souvenir d’enfance de David Cronenberg, quand captant par les ondes hertziennes des chaînes auxquelles il n’était pas abonné dans une mauvaise qualité, il fantasmait la nuit sur leur contenu (2) ; un débat d’époque sur le degré de sexe et de violence tolérable à la télévision (Max Renn est invité dans un de ces interminables talk-shows sur le sujet auxquels Cronenberg était lui aussi convié) ; les théories de Marshall McLuhan, sociologue spécialiste des médias enseignant à l’Université de Toronto dont les théories ont marqué l’étudiant Cronenberg, avant qu’il n’en fasse un usage fort personnalisé et dont le Professeur O’Blivion de son film est un double explicite. Selon une formule devenue classique de McLuhan, « le média est le message », ce qui signifie que la valeur de ce qu’apporte un média à notre vie ne doit pas tant être jugé à son contenu qu’au dispositif technologique même qu’il implique, modèle expliquant toutes les révolutions techniques, de l’imprimerie à Internet. McLuhan insiste sur le caractère sensoriel du technologique, mobilisant nos sens de la vue au toucher… idée qui ne pouvait que séduire un cinéaste chez qui toute évaluation de l’existence passe par une analyse de ce qui advient au corps. Videodrome regorge d’excroissances (ces protubérances vaginales au ventre dans lesquelles on insère une cassette vidéo), de fusions de la chair et de l’outil (cette arme incrustée dans la main) signifiant la façon dont la technologie est une extension de nous-mêmes… et comment elle façonne nos corps en retour. McLuhan était aussi un fervent catholique, dont les théories flirtent toujours avec une certaine forme de mysticisme, ce que Cronenberg ironise en faisant de l’antre du personnage une sorte de lieu de culte syncrétique. Le cinéaste n’est pourtant pas lui-même à l’abri de cette tentation : tout son film peut être vu comme un chemin de croix du personnage le menant à une nouvelle mystique, à la fois athée et non-puritaine. Cronenberg est par excellence le cinéaste du sacré hors du religieux.


Le générique du film, chef-d’œuvre à lui seul, commence par un logo : Civic TV, the one you take in bed with you, nous explique-t-on face à un homme ayant, littéralement, pris sa TV au lit. Civic TV, le groupe que gère Max Renn, est une référence à City TV, chaîne canadienne spécialisée dans la programmation vaguement licencieuse, soit exactement le type de chaîne que gère Max Renn avec Chanel 83. Cette image d’une télévision que l’on prend au lit résume à elle seule ce dont parle Videodrome : dormir  avec sa télévision c’est donner la preuve d’une colonisation de la vie psychique (3), d’une emprise du média quasi-totale puisqu’influençant jusqu’à nos rêves (« Depuis l’avènement du cinéma, les gens rêvent en Cinémascope » déclarait Cronenberg). C’est aussi, par association d’idées évidente, faire état de l’influence que les médias ont sur notre intimité, notre vie sexuelle. Dès l’ouverture, la frontière est poreuse, entre public et privé, réalité et fantasme. Apparaît alors une jolie brune, que l’on comprend être l’assistante de Max Renn, chargée par vidéo de le réveiller. Son style et sa fonction évoquent un cliché de screwball comedy : l’assistante un peu garçonne du héros, enamourée de lui et qu’il dédaigne pour une femme qu’il estime de plus grande classe. Le rappel est renforcé par la manière dont elle se décrit, étant sa « Girl Friday », titre d’un classique de Hawks. Videodrome regorge d’allusions aux années 30-40, de la masse de sans-abris qu’accueille O’Blivion pour les soumettre à un écran de télévision (« Better on TV than on the streets ») au show de cabaret du dernier acte, face à des dames aux cigarettes exhibant leur croupe à une foule de clients. Tous ces rappels évoquent une société en déliquescence sociale (au moment même du boom économique des années 80 et du « Highly excited state of overstimulation » que décrit le personnage de Niki Brand), proto-fasciste même, la télévision s’y inscrivant dans un processus de domination totale. Un travelling arrière nous mène de l’écran projetant ce réveil professionnellement sexy à Max Renn endormi. Nous ne remarquons pas immédiatement le mouvement d’appareil, fascinés que nous sommes par le discours de son assistante. Par cette simple mise en abîme (contempler un écran dans un écran), le spectateur est renvoyé à sa propre fascination de l’image. Videodrome refuse au spectateur la position de juge, de moralisateur, mais l’implique dans une aventure voyeuriste tout en lui offrant les clés d’une distanciation de ce qu’il voit. Ce qu’il prône, ce n’est pas un retour à la pureté d’avant l’image, fantasme puritain qui motive les comploteurs du film, mais un accès à l’autonomie de spectateur, un regard adulte qui assume son désir voyeur sans soumettre sa capacité de jugement à celui-ci.

C’est là ce que doit apprendre Max Renn, patron d’une chaîne spécialisée dans le porno soft, au comportement de patron à la bonhomie phallocrate (il met la main au cul d’une de ses employées, rembarre de manière doucereuse l'une de ses fournisseuses, se sert du béguin de sa secrétaire pour lui faire faire des heures sups), cyniquement blasé du flot de sexe qu’il contemple à longueur de journée. Max Renn s’ennuie dans le softcore, il est à la recherche de quelque chose de nouveau, les kitscheries asianisantes qu’on lui propose (sexe et Orient allant dans le cliché porno de pair et annonçant la manipulation sexuelle de M. Butterfly) le déçoivent. Les photos qu’on lui avait envoyées comme publicité contenaient pourtant la promesse d’un contenu hardcore, ce qu’il cherche bien. « I want something tough. I'm looking for something that'll... break through. » Il le trouvera  grâce à une émission pirate que son hacker dira avoir capté sur les ondes : Videodrome, programme dédié à la torture pure et simple d’inconnus. La quête des droits de cette émission émise à Pittsburg va devenir son Graal (et le mener aux confins d’un complot corporatiste le manipulant depuis le début.) Videodrome soutient l’idée dérangeante que la maltraitance est un horizon indépassable de la pornographie. En plaçant le spectateur dans une position systématiquement jouisseuse (la jouissance pouvant se définir comme le moment d’annihilation dans l’intensité du plaisir de l’existence de l’autre), elle induit la tentation du meurtre, sinon réel, au moins symbolique (dans la perversité d’un regard qui traite l’autre non pas en fin, mais systématiquement en moyen). Il ne s’agit pourtant pas pour Cronenberg d’interdire catégoriquement la part désirante du regard, mais de lui refuser cette position de jouissance systématique (d’où les intrusions gore, le moment où une réelle gêne l’emporte sur le plaisir de spectateur). Videodrome reste, et de façon troublante au vu de sa remise en question de ce statut, le plus excitant des films de Cronenberg. Pour condenser cette réflexion, le cinéaste passe par le biais caractéristique de son œuvre : une relation d’amour et de sadomasochisme, où une femme désirable a fonction d’initiatrice.

Cette femme ayant pour nom Niki Brand, Max la rencontre dans un talk-show. Elle nous est présentée, comme tous les personnages importants, par le biais d’un écran de télévision (les tubes cathodiques faisant très souvent office d’ouverture et de transition dans le film), avant qu’elle n’apparaisse, "en chair", dans une robe rouge annonçant le rôle de prêtresse païenne qu’elle jouera dans l’émission Videodrome. Nous ne comprenons guère au vu des lieux communs qu’elle débite, et de la façon dont la présentatrice l’a annoncée, ce qu’elle vient faire dans le débat, sinon émoustiller le spectateur (Cronenberg pointe par cette façon de faire dénoncer le besoin d’excitation par une femme excitante l’hypocrisie des programmateurs). Toujours est-il que Max Renn est bien plus préoccupé par le flirt qu’il entame avec elle sur le plateau que par les propos du Professeur O’Blivion, l’autre invité, apparaissant non pas on set mais projeté sur un écran de télévision, après des années de silence médiatique (référence à Guy Debord qui refusait d’apparaître dans les médias) et qui donne au moment où celui-ci est distrait par la robe rouge de son interlocutrice les clés de l’enquête qu’il sera mené à faire. Cette fille séduisante (et passivement très séductrice) qu’il rencarde au moment même est incarnée par Debbie Harry, aka Blondie. Novice en matière de jeu, elle donna du fil à retordre à Cronenberg, pour un résultat parfaitement concluant. Aucune allusion à son statut de star de la pop n’est faite dans le film. Sachant cependant qu’elle y incarne une animatrice radio de ligne du cœur, qui, mise au service de Videodrome attirera par ses litanies Max Renn dans l’émission snuff tel le ferait le chant d’une sirène, son incarnation par une chanteuse dont la voix ferait à elle seule fondre n’importe quel homme n’est pas anodine. En bonne héroïne cronenberguienne sa passion du sadomasochisme (lacérations à la lame, fouettage, perçage du lobe pendant l’amour, application d’un mégot allumé sur sa poitrine) est communicative pour ses amants. Le génie de Cronenberg est plus encore que de refuser que de telles pratiques ne fassent écran à l’amorce d’une histoire d’amour que l’on sent authentique (par le souci de Max pour sa partenaire quand elle se lance insouciante dans l’aventure du snuff movie), d’offrir par elle une métaphore des rapports de force et des enjeux de consentement qui traverse le champ amoureux. Videodrome amorce cette part essentielle de l’œuvre de Cronenberg où la sophistication du sexe métaphorise ce qui sous-tend les rapports conjugaux. Pour autant, il ne travaille pas encore ici le fond douloureux qu’il touchera dans le bondage de Faux-semblants, travaillant plus la part fascinante de l’érotisme SM. Niki n’apparaît bientôt que dans l’appartement de Max, où sur son écran pour l’inviter à entrer dans un jeu, faisant douter le spectateur de l’existence même d’une femme qui pourrait alors n’être qu’un fantasme.


Un fantasme mis au service de la corporation qui piège Max Renn : un grand groupe qui doit sa richesse à la vente de lunettes au Tiers-Monde (de points de vue sur le monde, donc) et qui, pour mettre l’Amérique à sa botte, utilise les découvertes du Professeur O’Blivion sur une fréquence capable en provoquant une tumeur chez le spectateur de créer dans son esprit des hallucinations, avant d’exécuter le savant (de la même façon que les publicitaires ont été les premiers, hors monde académique, à s’intéresser aux théories de McLuhan en en détournant la visée). Les extraits de Videodrome dont Max Renn aura été le témoin n’auront jamais été captés, mais projetés en cassette par son employé à son attention, faisant de lui leur soldat, avant qu’il ne se retourne dans un acte terroriste contre eux. Sous l’effet de cette fréquence nocive que cache le snuff movie, son corps mute, devient le lieu de transformations organiques, d’une absorption technologique (les VHS qui pénètrent son ventre et lui ordonnent sa manière d’agir).  Max Renn devient dans un martyr physique dont le corps incarne toutes les transformations sociales et existentielles qu’impliquent un nouveau média, un nouveau sujet, difforme et mutant. Il devient le lieu de la "Nouvelle Chair ", celle que David Cronenberg réactive tout au long de son œuvre. (4)

Ce que le corporatisme d’un néolibéral sur la voie du fascisme (5), de sa taupe le soutenant par conservatisme (6), se basant sur des théories critiques détournées de leur sens (7) ignorent, c’est que cette "Nouvelle Chair" (cette mutation de la société développée) ne se laisse pas tenir en laisse par leur contrôle. Lorsque Max Renn prend conscience de la mutation opérée (« The Video Word made Flesh »), celle-ci se retourne contre ses commanditaires, Videodrome prenant l’allure d’un film de super-héros ultra gore - ou de sa parodie. Car la fronde de ce nouveau sujet seul et traqué finit dans un appel absurde à la mort de soi, un suicide extatique soutenu par l’idée que le corps n’est pour le nouveau sujet plus rien, puisqu’il existe dans le média (Cronenberg annonce ici les théories bientôt en vogue du corps surnuméraire). Ne subsiste d’authentique que l’amour que Max porte à Niki, à cette voix qui l’appelle sur des écrans qui prennent vie, survivant à la mort de l’énonciatrice suite aux tortures subies. Naît alors le soupçon (ou la révélation) que Videodrome, sous tout son attirail prophétique, sa posture extrême, parle en profondeur du thème qui sous-tend toute l’œuvre de David Cronenberg : la transformation impliquée dans une passion amoureuse. L’entrée dans un nouveau territoire (toujours hanté par le rapport sexuel, la part incontrôlable d’affect et de désirs, et la conscience de notre finitude) symbolisé par Max Renn pénétrant littéralement un poste organique dont l’écran prend la forme des lèvres de l’aimée (« Come to Niki. »), le menant jusqu’au gouffre de l’autodestruction. Comme un amoureux, Max Renn a halluciné - et cette hallucination est devenue sa vie.

Videodrome, dans son foisonnement délirant au sein d’une durée concise (à la façon de La Nuit du chasseur ou des Tueurs de la lune de miel comme le remarque très justement Serge Grünberg) peut sembler au premier abord confus. Il n’en est rien. Son script, quoique portant la marque de réécritures au moment du tournage, est cohérent dans son propos et son intrigue (on peut en voir un indice dans la remarquable élaboration des dialogues). Cette impression naît peut-être du caractère étrange du complot qu’il décrit (semblant, dans un premier temps, amalgamer le fantasme de pureté des critiques institutionnels des médias et celui de capitalistes méprisant un public qu’ils soumettent en flattant ses pulsions) ou des motivations volontairement opaques du personnage de Max Renn (n’est-il réellement intéressé par le porno que pour le profit ? n’est-il pas lui-même un voyeur compulsif ? et en quoi le fait de n’en programmer que par appât du gain serait-il plus louable que si le personnage était ce qu’on n’appelait pas encore un porn-addict ?). Ce sentiment de confusion est en réalité orchestré en pleine conscience par une mise en scène extrêmement manipulatrice : montage de fantasmes (la gifle que Max inflige à son assistante), fondu enchaîné entre une antenne parabolique et un écran nous faisant croire à tort que ce qui est montré est capté, regard du Professeur O’Blivion de son écran à Max Renn pérorant sur son travail de programmateur sur un plateau TV (alors même qu’il apparaît sur une VHS tournée il y a plusieurs années)… Etant  établi que Videodrome n’est pas projeté dans les airs, mais est un attrape-voyeur contenant une onde provoquant des tumeurs, pourquoi écarter ce que Max Renn pensait à la première vision : qu’il ne s’agit pas d’un snuff mais d’un fake ? Aucun spectateur ne semble y songer sur le moment, ni même y croire à bien y réfléchir. De même, pourquoi au fond ne pas prendre au sérieux la bravade moqueuse de Max Renn à ses assaillants : « You two can’t possibly be for real ? » C’est que Videodrome (film et émission) joue de notre pulsion voyeuriste, du pouvoir de fascination de l’image, de notre volonté insatiable que cela soit "réel" (comme nous croyons que Niki Brand en robe rouge sur un plateau est plus réelle que le Professeur O’Blivion projeté dans la même scène). « Television is more than reality, reality is less than television. » Il n’est pas de constat plus lourd que celui-ci qui se puisse faire sur le sujet.

Ce qui sauve le film de la lourdeur, de même que l’identification à Max Renn est préservée par cette qualité, c’est son humour. Cronenberg refuse tout jugement sur le voyeurisme (sinon sur les processus de domination qui le mettent à leur service), mais se joue de lui. Videodrome regorge d’humour noir, d’un ludisme à la fois choquant et délicieux (annonçant eXistenZ, sa reprise 90’s). Contrairement au Professeur O’Blivion, dont le monologue est la forme favorite de discours d’après sa fille Bianca ("blanche" en italien) et qui rêve de purifier l’image (alors même que ses cassettes tiennent de la plus pure mise en scène de soi), Cronenberg dialogue, interroge l’impur, s’amuse de notre fascination, de nos identifications faciles, reconnaît l’excitation que nous ressentons tous, le vecteur de désir que représente tout nouveau média. Cette réflexivité ludique et outrageuse fait l’intemporalité d’un film qui, passé inaperçu à sa sortie (suite à une sortie en catimini après une projection-test désastreuse), ne cesse de prendre de l’importance avec le regard rétrospectif que nous portons sur l’évolution du cinéma et des technologies contemporaines. La drôlerie et le trouble s’y mêlent, l’excitation le dispute à l’émotion amoureuse, le dégoût à la fascination, la sidération à la réflexivité, dans une incarnation de la vision si riche de cet auteur, cette nouvelle chair promise à un bel avenir. « Long live to the New Flesh ! »  (And see you in Pittsburgh…)


(1) David Cronenberg, in Entretiens avec Serge Grünberg, 2000, éd. Cahiers du Cinéma.
(2) Nous avons nous-mêmes découvert Videodrome par hasard, à 11 ans, à la télévision, tombant médusé sur la fameuse scène de la cigarette.
(3) Cet aspect colonisateur des médias est d’autant plus sensible pour un cinéaste canadien, citoyen d’un grand pays mais en état de minorité culturelle par rapport à un voisin, les Etats-Unis, dont la télévision remplit un rôle impérialiste.
(4) Il faut saluer ici le travail de maquillage de Rick Backer, seul à même de donner corps aux visions de Cronenberg.
(5) La dette d’Olivier Assayas à ce film dans le trop réduit à un pastiche de Videodrome qu’est Demonlover.
(6) « North America's getting soft, *patron*, and the rest of the world is getting tough. Very, very tough. We're entering savage new times, and we're going to have to be pure and direct and strong, if we're going to survive them. Now, you and this cesspool you call a television station and your people who wallow around in it, your viewers who watch you do it, they're rotting us away from the inside. We intend to stop that rot. »
(7) O’Blivion peut s’entendre oblivion, soit en anglais l’oubli. De la même façon, Nikki Brand ramène à la marque - déposée d’un produit aussi bien que déposée sur le corps. Ce jeu sur la signification des noms sied particulièrement à un film qui interroge de manière violente le pouvoir des mots.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : splendor films

DATE DE SORTIE : 12 avril 2017

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Par Jean-Gavril Sluka - le 8 mai 2012