L'histoire
On ne connaît pas exactement l’étymologie du nom de la Via Margutta, à Rome, mais on pense généralement que margutta est une contraction de l’expression « goutte d’eau de mer ». Aimable euphémisme : pendant longtemps, cette rue fut surtout un grand égout. Via Margutta, le film, c’est un peu la même chose – une chronique « à double fond » de la vie de jeunes artistes apparemment joyeux, énergiques et en route pour la gloire à la fin des années cinquante, mais dont les espoirs sont souvent voués à devenir des illusions perdues.
Analyse et critique
Dino Risi déclara un jour qu’il détestait l’expression « comédie à l’italienne ». Comédie italienne, oui, pour une comédie made in Italy, mais « à l’italienne », cela sonne comme une recette de cuisine – il y aurait des comédies à l’italienne comme il y a des lasagnes à la bolognaise ou à la sicilienne. En clair, cette insistance sur la manière d’assaisonner, d’accommoder le genre n’était pas loin d’impliquer une trahison du genre. Une comédie à l’italienne, était-ce bien toujours une comédie ?
On peut comprendre l’exaspération de Risi – qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Sergio Leone à propos de l’expression « western spaghetti », qui avait, disait-il, été imaginée par de fieffés abrutis –, mais cette exaspération n’était-elle pas due au fait que Risi était lui-même l’un des principaux artisans de la dénaturation du genre de la comédie, en y introduisant l’élément qui en était jusque-là banni – la mort ? On ne rit pas beaucoup, on rit en tout cas d’un rire très crispé quand on revoit aujourd’hui Le Fanfaron et qu’on sait le sort qui attend à la fin le malheureux Trintignant. On pourrait tout aussi bien citer le malaise suscité par certains sketches des Monstres, ou par Parfum de femme, ou par Au nom du peuple italien… Bref, « comédie à l’italienne » est sans doute un euphémisme inventé pour dire sans le dire qu’il n’y a rien de plus tragique qu’une comédie italienne, puisqu’une comédie italienne s’achève le plus souvent, non par un retour à l’ordre, mais par un retour au néant. Il n’est pas interdit de penser que ce n’est pas par hasard que l’âge d’or de ce genre se situe juste après la guerre : début farcesque et dénouement funèbre, n’est-ce pas en résumé l’histoire du fascisme mussolinien ?
Cette contradiction interne explique peut-être pourquoi, contrairement à ce qui a pu se passer par exemple en France, les réalisateurs italiens célèbres pour leurs comédies ont abordé beaucoup d’autres genres ou en tout cas brouillé les pistes : Comencini a raconté que Gina Lollobrigida avait été furieuse lorsqu’il lui avait révélé que la « bonne fée » qu’elle incarnait dans son Pinocchio était en fait une sorcière ; et si, dans Une journée particulière de Scola, la ménagère incarnée par Sophia Loren peut s’amuser à la pensée qu’elle a trompé son mari sans que ce butor puisse imaginer une seconde qu’elle ait pu le faire, il n’en reste pas moins que l’écrivain avec qui elle l’a trompé (Mastroianni) n’était qu’un mort en sursis.
Via Margutta, qui ressort cette semaine dans une version restaurée « à la bolognaise », est l’œuvre d’un de ces réalisateurs inclassables. Mario Camerini, nous disent les historiens du cinéma, est l’homme qui relança en 1954 la mode du péplum italien en tournant Ulysse, avec l’insupportablement sympathique Kirk Douglas ; c’est aussi lui qui, avant que Terence Hill ne s’y mette, prolongea la série des « Don Camillo » après la mort de Fernandel en réalisant un Don Camillo et les contestataires ; lui encore qui s’amusa à marcher sur les traces indiennes de Fritz Lang en réalisant un diptyque, Kali Yug, déesse de la vengeance/Le Mystère du temple hindou qui rappelle à maints égards Le Tigre du Bengale/Le Tombeau hindou. Et – mais il eût peut-être fallu commencer par là – c’est aussi lui qui donna sa chance avant la guerre à un comédien nommé Vittorio De Sica et qui pouvait donc se vanter d’avoir été, à travers celui-ci, l’un des pères du néo-réalisme.
Sorti en 1960, soit deux ans avant Le Fanfaron de Risi, Via Margutta emprunte son titre – remplacé ou complété maladroitement en France par la formule La Rue des amours faciles – à une rue célèbre de Rome, entre autres pour avoir été celle où résida longtemps Fellini. À l’origine elle abritait surtout des ateliers d’artisans. Le succès du film de William Wyler Vacances romaines, sorti en 1953, contribua à en faire un lieu hautement touristique : l’appartement de Gregory Peck dans lequel se réfugiait la princesse fugueuse Audrey Hepburn était censé se trouver Via Margutta. Cette célébrité entraîna le départ d’un certain nombre d’artisans, progressivement remplacés par des artistes (autrement dit, le Faubourg Saint-Antoine s’était reconverti en Butte Montmartre). L’endroit est devenu aujourd’hui un peu plus résidentiel, mais on y trouve toujours de nombreuses galeries et ateliers de peintres ; il y a même régulièrement, depuis 1953, une « Mostra Cento Pittori Via Margutta ».
Via Margutta nous invite donc à observer la vie de bohème d’une bonne demi-douzaine de jeunes peintres ou musiciens aspirants à la célébrité, pour certains desquels le séjour dans ladite rue n’est que transitoire : la gloire, pensent-ils, les attend ailleurs. D’autres, plus sages peut-être, et sentant bien que leur talent est limité, préfèrent rester sur place, le meilleur moyen d’éviter de tomber étant de ne pas chercher à avancer, ce qui n’empêche pas que tous se gargarisent de beaux serments et de belles paroles. Le registre, au départ, est forcément celui de la comédie, puisque – faut-il le préciser ? – vie de bohème signifie individus sans le sou et cherchant des subterfuges pour se procurer de l’argent. Même si la réalité est parfois cruelle, nous pouvons en rire franchement puisque nous pouvons estimer que les malheurs qui frappent les uns et les autres ne sont que circonstanciels. Telle jeune fille a la mauvaise surprise de découvrir au réveil que le garçon dont elle s’était amourachée s’est enfui avec toutes ses économies ? Bien fait pour elle : si seulement elle n’avait pas cette manie de prendre comme petits amis des étrangers de passage ! Tel garçon, qui s’est inventé une fiancée enceinte pour obtenir des subsides de la part de sa mère, se moque bien de la layette qu’il découvre dans un paquet envoyé par celle-ci – seul l’intéresse le montant des billets glissés sous la layette… Tel autre ne résistera pas à la tentation de voler sur une table de restaurant l’étui à cigarettes en or d’une touriste américaine.
Ces petits mensonges, ces petits larcins seraient sans conséquence si, à force de les accumuler, les menteurs – les fanfarons ? – ne finissaient par se mentir à eux-mêmes et par en être les premiers prisonniers. Ce film, choral avant la lettre nous dit-on, est aussi dans une large mesure un film à sketches : même si les personnages ne cessent de se croiser avec des destins souvent liés, chaque individu se retrouve en définitive désespérément seul, enfermé dans sa déroute personnelle. Il ne peut exister que par procuration, il ne peut exister qu’en n’existant pas, ce peintre qui aime à penser qu’il a du talent parce que ses toiles se vendent, alors qu’elles ne se vendent que parce que, à la suite d’un malentendu, la presse a fait courir le bruit qu’elles étaient l’œuvre d’une humble servante autodidacte. Il convient de saluer ici la manière dont les comédiens, jeunes et moins jeunes, suggèrent, discrètement, mais sûrement, toutes ces failles cachées derrière une photographie en noir et blanc aussi impeccablement dessinée que leurs costumes. Tous n’ont pas leur nom gravé dans l’histoire du cinéma, mais Gérard Blain, Yvonne Furneaux ou Antonella Lualdi, pour ne citer que ces trois-là (la distribution, comme c’était l’usage à l’époque, était internationale) allaient faire les carrières que l’on sait.
On ne révélera pas ici les détails du finale, mais il est terrifiant. Quelque temps plus tard, tous les personnages se retrouvent autour d’une table pour célébrer leur réussite, mais il suffit de deux ou trois réflexions pour que le château de cartes s’écroule et que la mort entre en scène. « Tout n’est pas perdu, on est encore jeunes », assure dans une espèce de post-scriptum un garçon de la bande, mais qui va croire à cet optimisme ? N’est-il pas le plus immobile de tous, cet Américain qui a renoncé définitivement à retourner dans son pays et qui reste là parce que c’est la seule manière – ô combien dérisoire ! – qu’il ait trouvée pour lutter contre le temps qui passe ou, comme dirait Baudelaire, contre l’Horloge.
Oui, le même Baudelaire qui avait su voir dans ses « Tableaux parisiens » que le Progrès n’était pas uniquement facteur de progrès. Comme Le Fanfaron de Risi, Il boom de De Sica ou Nous nous sommes tant aimés de Scola, et avant même tous ces films, Via Margutta dénonçait les illusions et les effets pervers du miracle économique italien de la fin des années cinquante et du début des années soixante. On peut évidemment ne pas être d’accord avec cette dénonciation, mais elle reste encore aujourd’hui – n’ayons pas peur du cliché – d’une grande actualité.