Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Toute la ville en parle

(The Whole Town's Talking)

L'histoire

Arthur Ferguson Jones (Edward G. Robinson) est un employé de bureau maladroit, timide et romantique, qui aime passionnément sa collègue Wilhelmina Clark (Jean Arthur), sans oser lui dire. Un matin, pour la première fois de sa vie, Jones arrive en retard au travail : son réveil n'a pas fonctionné. Ce même jour, les journaux annoncent qu'on recherche l'ennemi public numéro 1 : « Killer » Mannion, qui est le sosie parfait de Jones (sans les lunettes). Ses collègues s'amusent beaucoup de cette ressemblance, notamment Wilhelmina, qui n'est pas insensible à Jones mais qui aimerait le voir un peu plus « aventureux ». Jones, lui, est bien sûr troublé, se regardant de plus en plus bizarrement dans la glace. Puis l'inévitable arrive : au moment où Jones prend sa pause déjeuner dans un restaurant, un client reconnaît avec frayeur « l'ennemi public numéro 1 » et le fait aussitôt arrêter. C'est le début d'une aventure rocambolesque où Jones va devoir se disculper auprès des forces de l'ordre et se confronter à son double.

Analyse et critique

Cinéaste prolifique comme Raoul Walsh ou Michael Curtiz, John Ford faisait feu de tout bois. Et, dans les années 1930, pour payer les frais de son yacht l'Araner (la passion de sa vie), il était prêt à accepter n'importe quelle commande des grands studios. C'est ainsi qu'entre des projets personnels comme Judge Priest (1934), Le Mouchard (1935) ou Les Hommes de la mer (1940), Ford tâta avec plus ou moins de conviction du film d'aventures pour enfant (La Mascotte du régiment, parfait véhicule pour Shirley Temple), du film historique académique (Mary Stuart) et même du film catastrophe (Hurricane) ! A chaque fois bien sûr, un savoir-faire impeccable et même, Ford oblige, des moments d'inspiration et de grâce (par exemple dans Hurricane, les multiples tentatives d'évasion du héros emprisonné ou, dans La Mascotte du régiment, toutes les scènes de guerre entre Ecossais et Hindous). En 1934, ayant invité à bord de l'Araner Harry Cohn, le patron de la Columbia, il se met lui-même au défi de réaliser une aussi bonne comédie que le réalisateur fétiche de la firme, Frank Capra. Cohn lui propose alors Toute la ville en parle, dont le scénario a été développé par deux collaborateurs réguliers de Capra, Jo Swerling et Robert Riskin.

Le coup du sosie est tellement cliché (ici à tous les sens du terme puisqu'il est souvent question de la une des journaux à sensation) que Ford et ses scénaristes s'amusent bien sûr à le pousser dans ses dernières limites, voire presque à le parodier. D'ailleurs, pour faire passer une ressemblance aussi improbable et éviter de tomber dans le ridicule ou les moqueries du public, il n'y avait guère que la comédie loufoque. Surtout, n'oublions pas que Toute la ville en parle est avant tout, non pas « un film de Ford », mais un « film d'Edward G. Robinson » : il s'agissait pour ce comédien génial de se moquer de son rôle à succès : Little Caesar. Un rôle qui lui collait trop à la peau et dont il voulait se débarrasser... exactement comme dans le film Jones en a assez d'être confondu avec « Killer » Mannion ! Savoureuse mise en abyme. Robinson profite ainsi du film pour dévoiler son vrai visage à ceux qui le prennent pour une brute : le visage d'un homme sensible et cultivé. Le film est donc l'occasion pour le grand comédien de montrer au public l'étendue de son registre. Mais s'il est aussi convaincant en homme doux qu'en homme violent, c'est sans doute qu'il a les deux potentialités en lui. Cela, John Ford en est conscient et en profite brillamment.

A priori, on peut se demander ce que Ford apporte de plus que ses collègues dans une comédie aussi bien écrite, aussi bien construite. Avec un tel script en béton armé et un tel casting (en gros, l'écurie de la Columbia, notamment Jean Arthur, formidable et sexy en employée rebelle), n'aurait-ce pas été le même film avec Archie Mayo aux commandes ? Réponse : non. Ce qu'apporte Ford ? Son autorité suprême. Si l'on s'en tient aux grands cinéastes de comédie des années trente et quarante, on s'aperçoit avec étonnement que Toute la ville en parle ne ressemble ni à un Lubitsch, ni à un Capra, ni à un Hawks, ni à un Cukor, ni à un Sturges, ni à un McCarey, ni même (c'est un comble) au Ford nonchalant de la trilogie Will Rogers. Toute la ville en parle ressemble plutôt... à un Fritz Lang ! Ford y déploie en effet un sens de la géométrie si rigoureux qu'il en devient, comme son confrère allemand, proprement hypnotique. Ce style sérieux, géométrique, autoritaire, et pour le dire vite « germanique » (n'oublions pas que Ford a vu également Murnau travailler d'une main de fer sur les plateaux de la Fox et en a été impressionné, presque au sens propre), ce style pourrait sembler a priori en contradiction avec l'esprit loufoque du récit. Mais n’oublions pas que :

1 - Ce style géométrique est aussi celui de Buster Keaton, qui s'y connaît un peu en matière de rire.
2 - Ce style géométrique renforce au contraire le caractère absurde du récit et donc le rire.

En effet, Ford s'est amusé du début à la fin à tout dédoubler dans l'image, donnant une grisante sensation de vertige qui nous laisse tout aussi éberlués que les personnages : deux Edward G. Robinson dans la plupart des scènes, soit par réflexion dans le miroir (lorsque Jones se regarde bizarrement), soit par confrontation des deux sosies ; deux petits bonhommes dégarnis, presque sosies eux-mêmes, qui persécutent Jones (son chef de bureau et le client du restaurant) ; deux interrogatoires de police simultanés, celui de Jones intimidé qui bafouille et celui de Wilhelmina, pas intimidée du tout et qui se moque ouvertement des agents en se faisant passer pour la femme du gangster (jeu hilarant de Jean Arthur) ; deux auteurs pour écrire les articles à sensation sur la personnalité de Mannion (un journaliste lambda et un prête-nom : Jones lui-même, notons leur position identique dans l'image quand il se saoulent pour fêter leur association) ; deux baisers symétriques à l'héroïne (l'un par Jones, l'autre par Mannion) ; deux séquences carcérales, l'une dans une grande prison bétonnée, l'autre dans un sous-sol tout aussi bétonné et cloisonné, etc.

A ces dédoublements Ford ajoute des décors aux lignes fortes qui enserrent les personnages : appartement minuscule de Jones ; grand bureau moderne de type open space, avec plafond bas, où les employés sont sous surveillance « horizontale » (Billy Wilder et Orson Welles reprendront l'idée, respectivement dans La Garçonnière et dans Le Procès) ; couloirs et bureaux sans fenêtres du poste de police, rendus encore plus oppressants par la foule qui s'entasse et s'agite comme un seul homme pour accuser (et acculer) Jones...

Ford a toujours été sensible à l'expressionnisme et parfois trop, ce style alourdissant ses « œuvres d'artiste » où il se prend trop au sérieux comme Les Hommes de la mer et Dieu est mort. Dans ces films, les compositions picturales, avec force ombres portées, sont magnifiques mais on s'ennuie un peu. Dans Toute la ville en parle, l'expressionnisme est bien là, mais il est discret, sans ombres, subtilement intégré au plan moyen qui est le véhicule privilégié de la comédie américaine. Surtout, ce style sert intelligemment le propos. Car qu'est-ce que cette histoire si ce n'est une histoire quasi fantastique de doppelgänger ? Elle est rendue comique par les mimiques impayables des acteurs mais le fond est bien celui d'un homme frustré qui découvre son potentiel maléfique : comme par hasard, c'est le jour où le réveil de Jones se dérègle que Mannion arrive dans son existence, comme si cette anomalie, qui est un véritable acte manqué, avait généré aussitôt un double. Et c'est cette coïncidence presque effrayante qui est drôle, tant le rire et la peur, comme l'a prouvé Hitchcock, notamment dans La Mort aux trousses, ont des mécanismes semblables.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 7 décembre 2022