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Critique de film
Le film
Affiche du film

Tirez sur le pianiste

L'histoire

Quand son frère Chico survient, traqué, au Plyne où il joue du piano, Charlie est ramené à sa véritable identité d’Edouard Saroyan, musicien prodige. Histoire de timidité, de revers de fortune, de fratrie bagarreuse, de filles - Léna, Thérèse, Clarisse...

Analyse et critique

L’admiration pour le cinéma américain tient une place importante dans l’avènement de la Nouvelle Vague. A Bout de souffle, scénarisé par François Truffaut, donnait l’ampleur de l’influence exercée sur elle par l’imaginaire du film noir. Mais Jean-Luc Godard, s’il est fasciné par la série B, s’avère aussi conscient de l’impérialisme culturel. Ses films, tant pop que mao, traitent de cette ambivalence. Tirez sur le Pianiste, réalisé, lui, par Truffaut lui-même, révèle une autre manière de détourner cette mythologie. Adaptation de David Goodis, le film restitue les ruptures de ton de l’auteur, la vélocité et la truculence des Séries Noires. Il convoque un imaginaire plus littéraire que cinématographique, "traduit" dans une version française (de même que les textes d’inspiration ont été lus en traduction chez Gallimard). Un jalon essentiel du cinéma français s’est réalisé, non pas la France, mais l’Amérique en tête. Reflet d’une génération d’après-guerre en rupture d’avec une tradition nationale, biberonnée aux sous-cultures US. Le paradoxe étant que le résultat se verra salué comme une réussite singulièrement française, une réappropriation culturelle qui nourrira en retour le cinéma américain (de Scorsese à Tarantino). Dialogue particulièrement fécond pour le cinéma.

Le film suit le pianiste de bar Charlie Kohler (Charles Aznavour), Edouard Saroyan de son vrai nom. Charlie du temps d’Edouard a connu la renommée en tant que pianiste virtuose... identité délaissée après la défenestration de sa compagne Thérèse (Nicole Berger), lui révélant s’être donnée à un autre pour que ce prodige obtienne initialement sa chance de succès. Ce passé trouble est ramené dans l’existence de Charlie par l’intrusion de son frère, traqué par deux bras cassés, Ernest et Momo. Tirez sur le pianiste, des nocturnes de son ouverture à la blancheur neigeuse de son final, remonte dans ce passé, jusqu’aux conditions de misère et de délinquance de la fratrie Saroyan. Le spectateur est accompagné dans cette plongée névrotique par Léna (Marie Dubois), seconde chance au bonheur de Saroyan. Qui dit Série Noire dit fatalité. Malgré l’insouciance de ses séquences les plus "naturelles", Tirez sur le pianiste est un drame de l’hérédité, du milieu, de ce passé qui n’en finit pas de revenir, de meurtre et de perte.


L’art de Truffaut consiste à paraître moins sombre qu’il ne l’est, moins âpre souvent que le fond tortueux et torturé de son cinéma ne s’avère à la moelle. Tirez sur le pianiste traite par l’entremise du genre de thèmes personnels difficiles pour son auteur. Saroyan, séducteur timide, est un double évident du metteur en scène - tombeur pourtant dominé par le trac, admirateur craintif de la gent féminine, considérant ses moindres gestes avec parcimonie en des monologues intérieurs paralysants. C’est comme lui une personne arrivée, dont les dons et la précocité se payent d’un sentiment d’insécurité, d’imposture même. Un traître au style de vie de sa famille - dont il ne se départira jamais tout à fait, tout en dédaignant cette part de lui-même. Tel Antoine Doinel, il est entouré d’obsédés, de libidineux, d’érotomanes... Sans être certain, sous les inhibitions, de valoir beaucoup mieux qu’eux. Le film révèle, tant par ses situations de décalage que par sa mise en scène tout en espaces de cadres inégalement partagés, un rapport pour le moins compliqué au succès (que Truffaut connaît alors) et, c’est lié, aux femmes (notamment aux prostituées, par l’entremise de celle jouée par Michèle Mercier).

Film à part dans la filmographie de Truffaut, Tirez sur le pianiste évoque pourtant nombre de ses films suivants. La frénésie sexuelle de Baisers volés ou de L’Homme qui aimait les femmes, le final montagnard glacé de La Sirène du Mississippi. L’usage en commentaire implicite de chansons populaires annonce la remarque - peut-être trop - fameuse de Mathilde (Fanny Ardant) dans La Femme d’à côté : « J'écoute uniquement les chansons, parce qu'elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D'ailleurs, elles ne sont pas bêtes. Qu'est-ce qu'elles disent ? Elles disent : “Ne me quitte pas... Ton absence a brisé ma vie...” ou “Je suis une maison vide sans toi... Laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre...” ou bien “Sans amour, on est rien du tout... » Le désir chez Truffaut, pour reprendre Jean-Paul Belmondo dans l’une des œuvres les plus sous-estimées du cinéaste, est « une joie et une souffrance ». Joie et souffrance mêlées qu’il explore ici d’une caméra tour à tour agreste ou sophistiquée, angoissée puis voluptueuse.


Inévitable, musicalement, de louer la partition de Georges Delerue, hommage au jazz, au Paris nocturne des cafés-concerts. Une virtuosité faite de bric et de broc à l’image d’un film juxtaposant le trivial et l’expérimental (insert littéral sur « Je te le jure sur la tête de ma mère qui meurt à l’instant » trouvant un équivalent visuel à l’inventivité langagières de Goodis). La photographie de Raoul Coutard porte un regard plein de chaleur et de respect sur les interprètes féminines - contrastant tant avec le sort que leur réservent les personnages masculins qu’avec la crudité des scènes de violence par opposition à celles d’intimité. Tirez sur le pianiste doit sa réussite à la force de ses interprétations. Charles Aznavour, bien sûr - plein du charme plus redoutable d’être inattendu de la timidité (il s’agit moins de la vaincre que d’y trouver son avantage). Plus encore Marie Dubois, Nicole Berger, Michèle Mercier... trois portraits de femmes passant par elles de l’idéalisation du script et de la mise en scène à des incarnations fascinantes de naturel. L’histoire de la Nouvelle Vague est aussi celle d’hommes de l’époque regardant des femmes de celle-ci. Ce qui fait si bien tenir les films doit souvent plus à ce qu’elles y apportent qu’aux attributions alors imposées à elles. Tirez sur le pianiste est, en lui-même, un film important. Il doit d’être merveilleux à ses comédiennes.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 14 décembre 2015