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Critique de film
Le film

A bout de souffle

Analyse et critique

Fragments-collages : « Après tout, j’suis con ! » - Michel Poiccard, chapeau penché, cigarette au coin du bec, dans une imitation de Bogart et sa façon de se passer le doigt sur les lèvres - « Fonce Alphonse ! » - Des paysages de campagne française qui défilent, vus de l’intérieur d’une voiture - « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas l ville... Allez vous faire foutre ! » - Meurtre filmé avec cadrages instables et faux raccords elliptiques - Musique jazzy et entêtante de Martial Solal - Poésie d’un Paris filmé en longs et fluides travellings ; impression de documentaire - « New York Herald Tribune » scandé par Jean Seberg avec son séduisant accent américain - Séquence de 25 minutes dans une chambre d’hôtel entre les deux protagonistes principaux discutant de tout et de rien, Michel n’ayant qu’une idée fixe en tête, recoucher avec Patricia - P : « Connaissez-vous William Faulkner ? » M : « Non. Qui est-il ? Avez-vous couché avec lui ? » - Le concerto pour clarinette de Mozart - Quels cons ces Américains qui retiennent avant tout de la France Lafayette et Maurice Chevalier ! - Interview d’un écrivain prétentieux (sous les traits de Jean-Pierre Melville) dont le rêve est « de devenir immortel et... mourir !! » - Photographie surexposée - Travelling virtuose dans l’appartement rue Campagne Première - Michel agonisant avec ses mots en direction de sa maîtresse : « Vous êtes vraiment une dégueulasse ! »...

« Ce film est dédié à la Monogram Pictures » nous prévient d’emblée lors du générique ce jeune cinéaste de 28 ans, dont c’est le premier long métrage ; bref, un film à tout petit budget filmé à l’arrache semble-t-il nous dire ! Pourtant, en 1962, dans une interview pour les Cahiers du Cinéma, il paraissait à son propos avoir une sacré ambition : « Ce que je voulais, c’était partir d’une histoire conventionnelle et refaire, mais différemment, tout le cinéma qui avait déjà été fait. Je voulais rendre aussi l’impression qu’on vient de trouver ou de ressentir les procédés du cinéma pour la première fois. » Sacrément prétentieux pour un novice ; mais le résultat étant certainement à la hauteur de ses espérances, on ne peut lui en faire grief, bien au contraire ! L’intrigue, il n’y en a pas ou presque, le cinéaste s’intéressant plus aux digressions. Luc Moullet résumait ainsi le scénario : « Michel Poiccard, voleur d’auto anarchiste tue le motard lancé à sa poursuite. Il retrouve à Paris son amie américaine, Patricia, dont il réussit à redevenir l’amant. » Ce n’est rien d’autre et même encore moins ; tout simplement peut-être, tel que Jean-Luc Godard le décrivait, « l’histoire d’une Américaine et d’un Français ; ça ne peut pas aller entre eux puisque lui pense à la mort et elle n’y pense pas. »

Alors quoi ? Chef-d’œuvre précurseur ou vaste fumisterie ? Seconde solution pour certains (Jacques Lourcelles, entre autres). Pour les autres, ce n’est même pas pensable. En effet, comment être insensible devant une telle liberté de filmer, de cadrer, de jouer avec les sons, la musique, les images, les citations, les collages, les hommages ? Comment rester flegmatique devant cette insolence ludique, devant cette nouvelle manière de jouer avec les ruptures de ton ou de diriger ses acteurs ? Comment ne pas être subjugué par cette façon de malmener avec génie la grammaire cinématographique et de casser la dramaturgie traditionnelle ? Comment ne pas craquer devant le visage de Jean Seberg et comment ne pas être touché par ce tendre voyou de Michel Poiccard ? Comment ne pas s’émerveiller devant ce talent de "poète-paysagiste-documentariste" ? En effet, rarement nous nous sommes sentis aussi bien immergés dans les rues de Paris et au milieu de cette époque (Rohmer excepté). Façon provoc' "godardienne", avec ces "non mots d’auteur", des dialogues bien plus jouissifs que n’importe lesquels signés Michel Audiard et au final un film bien plus drôle que toutes les comédies de l’époque !

A bout de souffle, c’est un peu les Pieds Nickelés rencontrant Humphrey Bogart, Raymond Queneau travaillant avec Raymond Chandler, le cinéma amateur chrysalide devenant papillon virtuose sous nos yeux ; bref, un capharnaüm qui semble improvisé mais qui en définitive est remarquablement maîtrisé ! Godard frappera certes encore plus fort par la suite (Le Mépris, Pierrot le fou) mais son coup d’essai est néanmoins une formidable réussite, un poème moderne, romantique et surréaliste dans lequel on trouve déjà en germe presque tous les éléments constitutifs de ses films suivants (phrases musicales entêtantes, montage heurté, sensualité des visages féminins, accents étrangers, anecdotes humoristiques, clin d’œil caméra, passages obligés dans les rues, bistrots, voitures, chambres d’hôtels, références cinéphiles et culturelles en veux-tu-en-voilà, hommages à ses potes de la Nouvelle Vague...). Un auteur était né, qui nous offrait une époustouflante démonstration de toutes les possibilités du cinéma ; un film innovant, culotté, irrévérencieux et au final délicieux et grisant, qui n’a pas pris une ride grâce à cette liberté de ton et de style dans les dialogues comme dans le scénario ou dans la mise en scène.

Dans les salles


Film réédité en salle par Carlotta

Date de sortie : 23 juin 2010

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 1 juin 2010