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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Two Jakes - Piège pour un privé

(The Two Jakes)

L'histoire

Los Angeles, 1948. Le détective privé Jake Gittes est engagé par un promoteur immobilier, Jake Berman, pour surprendre sa femme en flagrant délit d’adultère. L’opération tourne mal et le mari trompé abat son rival. C’est alors que surgissent les fantômes du passé.

Analyse et critique

CHINA GIRL
Enquête sur le mystère de
The Two Jakes, la suite de Chinatown

Suite mésestimée et superbe du film de Roman Polanski, la troisième réalisation de Jack Nicholson multiplie les questions et les fausses pistes, mais derrière l’affaire criminelle traitée se cache un mystère pourtant plus intense, un mystère qui était pourtant là devant nos yeux depuis le début, sans que nous ayons su le voir. Ce texte contient-il des spoilers ? Non, ce texte ne contient que des spoilers.

« Les indices qui vous maintiennent sur la bonne voie ne sont jamais là où vous les cherchez. Ils tombent de la poche du costume de quelqu’un d’autre que vous ramassez chez les nettoyeurs. Ils sont dans l’air que vous ne pouvez pas arrêter de fredonner, que vous n’avez jamais entendu de votre vie. Les signes sont dans ces vieux endroits familiers où vous pensez n’être jamais allé auparavant. Mais on s’habitue à les voir du coin de l’œil, et on finit par trébucher sur ceux qui sont juste en face de vous... »
Jake Gittes, The Two Jakes


Chinatown, œuvre mythique de Roman Polanski. L’histoire de détective J.J. Gittes engagé par la belle Evelyn Mulwray pour filer son mari ingénieur au Service des Eaux. Au cours de son investigation, sous une chaleur accablante, Gittes va découvrir l’environnement dans lequel vit Evelyn, une villa où elle habite avec sa sœur Katherine et son père, le vieux patriarche Noah Cross. Le mari d’Evelyn est ensuite retrouvé noyé. Chinatown est un « L.A. Noir » nostalgique (pléonasme) parce que ce cinéma-là avait déjà plus ou moins disparu ; une enquête crépusculaire en plein soleil entre la mer et les orangeraies ; un jeu de pistes dans la ville-cinéma par excellence ; un complot ourdi pour maîtriser le trafic de l’eau (Los Angeles est, rappelons-le, dans une cuvette située entre l’océan et le désert) ; une fin terrible qui voit Evelyn, la femme aimée, abattue par la police (un dark ending imposé par Polanski au scénariste Robert Towne qui le voyait plus en demi-teinte ; puisque cette ville était celle où sa femme Sharon Tate avait été horriblement assassinée six ans auparavant dans les circonstances que l’on sait, il n’imaginait pas une issue autre que tragique à cette L.A. Story) ; la découverte in fine d’un secret de famille terrifiant, qui constitue la matière noire du film - le magnat (John Huston) a commis un acte incestueux sur sa fille Evelyn (Faye Dunaway) quand elle avait quinze ans et lui a donné une fille (Katherine) ayant désormais à peu près l’âge de sa mère au moment de ce viol.


L’action se déroulait en 1937. Le quartier de la ville qui donne son titre au film avait une valeur plus symbolique que géographique puisque, bien que le finale s’y déroule, il n’y avait aucune raison narrative pour que l’action s’achève ici : Chinatown ne correspond à rien pour les personnages et aucune scène ne s’y déroule avant ces dernières minutes. Une seule allusion y est faite lors d’un déjeuner lorsque Noah Cross (le père incestueux) déclare : « You may think you know what you’re dealing with, but, believe me, you don’t » (« Vous pensez peut-être savoir à quoi vous avez affaire, mais, croyez-moi, vous ne le savez pas »), ce qui barre le visage de Jake Gittes d’un grand sourire. Noah Cross lui demande la raison de ce sarcasme, et Gittes de lui répondre que le préfet de Chinatown lui avait sorti exactement cette même phrase un jour. En somme, cet espace est le lieu des absences de réponses, de la suspension du jugement devant l’énigme insoluble que le monde nous pose parfois, un espace mental symbolique laissant un Jack Gittes abandonné et traumatisé par la mort de celle qu’il aimait, Evelyn Cross Mulwray. Le film se conclue sur une phrase désabusée ou résiliente selon le point de vue d’où l’on se place : « Forget it, Jake. It’s Chinatown. »


Seize ans plus tard, en 1990 aux Etats-Unis, et au début de l’année 1991 en France, The Two Jakes sort sur les écrans. Seuls trois des quatre As ont été réunis puisque Polanski ne peut plus mettre les pieds sur le sol américain. Robert Evans (producteur), Jack Nicholson (acteur) et Robert Towne (scénariste) sont réunis, du moins au générique puisqu’en réalité les trois hommes se sont embrouillés avant même que le premier tour de manivelle ait été lancé, en 1989. En effet, une première pré-production avait été entamée dès 1985. Le trio s’était même associé pour former une structure de production indépendante afin de contrôler le projet. Cette version devait être réalisée et écrite par Robert Towne, et Robert Evans le producteur, fidèle à sa réputation d’homme incontrôlable, avait décrété qu’il jouerait l’antagoniste de Jake Gittes, l’autre J.J., Julius Jake Berman. Mais les rapports entre les trois hommes se détériorent et la préparation du film, pourtant greenlighté, est arrêtée à quelques jours du tournage. Ce n’est que quatre ans plus tard que la Paramount, convaincue par la ténacité de Jack Nicholson, relance la production avec l’acteur comme réalisateur : c’est seulement son troisième film, mais qui connaît mieux le personnage que lui ? Robert Towne se sent dépossédé de ce scénario si personnel, comme l’était celui du premier film, et s’il réécrit le film jusqu’à la dernière minute, sans que le scénario soit achevé quand le tournage commence, il se sent mis de côté par Nicholson pendant le tournage, loin de l’atmosphère électrique mais collaborative de Chinatown ; Robert Evans, fâché, part conclure une autre saga emblématique, celle du Parrain - le troisième volet sortira la même année. La fin d’une époque. The Two Jakes fait un flop et la critique n’est pas tendre devant ce qui est considéré comme un exercice de style vain. En creux, c’est bien plus le film fantasmatique qu’aurait tourné Polanski qui provoque cette déception que le résultat final, élégant et racé. (2) Malgré les recommandations (« Forget it, Jack, it’s Chinatown ») et le temps (seize années, ce n’est pas rien), il n’est pas si facile d’oublier. Mais nous y reviendrons.


L’action de The Two Jakes se déroule dix ans après celle de Chinatown, en 1948. Un laps de temps un peu plus court que le temps de la production. Entre-temps, la Seconde Guerre mondiale a eu lieu. Le lieutenant Escobar, qui avait enquêté sur l’autre affaire, y a perdu une jambe. Mais la ville de Los Angeles continue son expansion et les affaires sont florissantes. Loin du cliché attendu dans la suite d’un Film Noir qui s’était terminé par la perte de la femme aimée, on ne retrouve pas un personnage cassé noyant sa blessure dans l’alcool, mais un Jake Gittes vieilli, certes, mais fringant. Son activité de détective privé spécialisé dans les adultères tourne à fond et il a désormais une secrétaire et plusieurs collaborateurs - pas de première jeunesse, il est vrai - pour les filatures. Il profite de son temps libre pour soigner son swing sur les terrains de golf, et il a même une fiancée avec laquelle il va parfois dîner. Bref, la vie a continué.

Un autre Jake, Berman, un promoteur immobilier à la conquête de l’Est désertique de la ville, l’engage pour filer sa femme qu’il soupçonne d’avoir une liaison. Une prise en flagrant délit d’adultère est alors organisée par le détective : la première scène nous montre le cocu répétant laborieusement le texte qu’il devra dire à sa femme en la trouvant dans les bras de son amant (quoiqu’on fasse à LA., tout est cinéma). Mais le piège tourne au vinaigre, et le mari trompé abat l’amant qui se révélera être... son associé ! Berman jure ses grands dieux qu’il ne savait pas qui était l’amant avant d’entrer dans la pièce. Et surtout, comment un revolver s’est-il retrouvé en sa possession dans la chambre d’hôtel alors que Gittes l’avait fouillé avant l’opération, comme il fait toujours, pour éviter ce type de « dérapage » ? C’est un des nombreux mystères de cette débâcle.


L’enquête s’oriente autour de deux axes : ou bien ce crime est effectivement le crime passionnel qu’il a l’air d’être, au nom de quoi son client pourra plaider la folie passagère et sera acquitté à la faveur d’une loi blanchissant ce geste (eh oui, It’s USA) ; ou bien c’est un complot ourdi par le mari et sa femme pour éliminer un partenaire devenu trop gourmand et visiblement sur le point de les entourlouper, auquel cas Gittes aura été piégé pour servir d’alibi à un meurtre prémédité (pour lequel Berman encourt une peine de prison à vie, et sa femme aussi). Par loyauté vis-à-vis de son client, et pour Gittes la loyauté est une vertu cardinale (ce qui nous vaudra une mémorable scène d’interrogatoire à ce sujet, starring un Tom Waits goguenard non crédité au générique), il choisit de privilégier la première option. Mais plus l’enquête de la police avance, plus il se demande si la deuxième version ne serait pas la bonne, sans vraiment comprendre le degré d’implication de Kitty Berman dans l’affaire (était-elle de mèche ou son mari ? a-t-il profité de sa situation conjugale détériorée pour éliminer son associé devenu trop entreprenant en affaires ? Ce mystère-là, je m’empresse de le signaler, ne sera jamais résolu). Et surtout, tout le monde semble vouloir obtenir l’enregistrement sonore de la scène de meurtre que Gittes garde précieusement dans un coffre-fort, de l’homme de main de l’autre Jake à la police, en passant par la séduisante veuve trompée mais éplorée (Madeleine Stowe, au sommet de sa beauté, portant un mémorable gilet en Angora - le poil fait la chatte). La résolution du mystère se cacherait dans cet enregistrement, mais où ? Le récit est complexe mais nullement incompréhensible, contrairement ce qui a été écrit à sa sortie. The Two Jakes n’est pas Le Grand sommeil. La façon dont le récit parvient, comme Chinatown, à étendre ses enjeux est brillante. Le trafic de l’eau du premier film est désormais remplacé par celui du pétrole. La ville s’étend, et pour les banlieusards, il faut une voiture pour rejoindre le centre des activités. Et qui dit voiture, dit essence. En coulisse s’organisent donc des luttes de pouvoir en vue d’obtenir les titres de propriété des terrains désertiques encore inoccupés sous lesquels se cache la précieuse énergie fossile.


Le titre The Two Jakes semble faire évidemment référence à l’autre Jake du récit, Jake Borman comme lui un expert au golf ; mais il semble surtout désigner de façon allégorique l’autre Jake Gittes. Comme on l’a vu, le Jake Gittes de 1948 [1990] a surmonté les épreuves du passé, il est même devenu un héros de la guerre, pour mener un train de vie plus bourgeois. Mais comme on l’entend dire dans un de ses magnifiques ressassements intérieurs, parait-il écrit par Nicholson lui-même, « On ne peut pas oublier le passé, pas plus qu’on ne peut le changer. » C’est alors que le Jake toujours bloqué à la fin de Chinatown , le Jake de 1937 [1974], va surgir de sa boîte. Le passé fait irruption sur la bande sonore puisque le nom de Katherine Mulwray, la fille d’Evelyn, y est entendu subrepticement. Pourquoi ? Que vient faire Katherine Mulwray dans cette sordide affaire ? Ce cas prend désormais une résonance personnelle pour Gittes, et les morts ressurgissent de sa mémoire (Evelyn) ainsi que les disparus (la fille d’Evelyn, Katherine, devenue, on suppose, adulte depuis le temps). Jack Nicholson insère quelques plans de Chinatown dans son montage mais ce sont des fragments très brefs plutôt qu’un flash-back en bonne et due forme. Ce choix est audacieux puisque, pour un spectateur qui n’aurait jamais vu Chinatown , ces plans sont trop courts pour recontextualiser les choses et, pour le fan qui le connaît par cœur, ils sont inutiles. Mais c’est très beau de voir le temps passé présenté comme un lambeau de peau qui resterait encore attaché au derme. Quant à Evelyn, on ne la voit jamais à l’image, mais on entend sa voix : « Dès que je serai en sécurité, je t’enverrai des nouvelles par l’entremise de Kahn », dit-elle sur des images d’une de ses lettres envoyées à Gittes à l’époque. Jolie idée que ce flash-back sonore dans un récit où l’enquête tourne obsessionnellement autour d’un enregistrement. Ce sont les mots prononcés ou écrits qui ouvrent les portes du passé, pas les images. Les mots ont cet avantage de pouvoir capter sur eux les images que l’on veut, aussi éloignées soient-elles de la réalité.


L’enquête prend alors une tournure mélancolique. Le détective privé se rend en bordure de Los Angeles, là où Jake Berman a un bureau pour vendre des parcelles de terrain aux bons Américains (c’est-à-dire « ni juifs, ni indiens » ; « C’est le client qui commande » doit-il préciser comme une excuse en ajoutant qu’il est juif lui-même). Il découvre que ses terrains sont ceux où les orangeraies de Chinatown étaient installées. Mais le décor a totalement changé : les orangeraies ont été rasées et les terres ont désormais une vocation immobilière.

En l’attendant, Gittes découvre dans le répertoire de Berman une fiche cartonnée au nom d’Evelyn Mulwray, indice d’une connexion possible entre les deux affaires. Après qu’il s’est entretenu froidement avec son client sur leur cas, à l’occasion d’une pause cigarette, une explosion se produit - il y a du gaz volatile qui émane du sol ! Gittes vole dans les airs. Après ce plan onirique, un autre s’ensuit : la caméra effectue une rotation à 360 degrés autour d’un visage de femme portant des lunettes noires façon Lolita. Après cette séquence à la Vertigo, le passé ressurgit littéralement des antres de la terre. Gittes, sonné, fait enfin la connaissance de Madame Berman, l’épouse adultère. Il explique qu’il n’est pas sûr de la reconnaître - et nous, spectateurs, nous apercevons alors que c’est en effet la première fois, comme le détective privé, que nous la voyons puisqu’elle n’était pas filmée dans la scène inaugurale du motel. La mise en scène a procédé à un escamotage des minutes après le meurtre. Gittes est pourtant entré immédiatement sur le lieu du crime. Techniquement (manière de dire « d’un point de vue réaliste »), il a donc vu Kitty Berman, Jake Berman et le cadavre de l’amant. Nicholson n’a donc pas seulement procédé à une ellipse en ne filmant pas ce moment, il le rend tout simplement inexistant aux yeux du détective dans la diégèse, ainsi qu’aux yeux du spectateurs. Kitty Berman n’est à ce moment qu’un nom et une fonction. En étant surpris de voir Kitty « pour la première fois » dans le bureau de son mari, l’acteur Jack Nicholson comprend qu’il s’est fait duper par le metteur en scène Nicholson, l’autre Jack.


Jake Gittes comprend que la situation entre son mari et elle a l’air plus trouble qu’il ne le pensait puisque Jake Berman n’a finalement pas l’air décidé à divorcer et semble plutôt détendu, surtout vu les circonstances. Comme dans Vertigo, Gittes se met à rechercher la femme morte (Evelyn), mais surtout sa fille vivante (Katherine). Et cette Kitty Berman reste bien mystérieuse puisque la deuxième fois où on la voit, c’est dans un institut de beauté, une serviette sur les cheveux et un masque d’argile vert (la couleur de Vertigo, quand Judy devient Madeleine) sur le visage qui se craquelle au fur et à mesure de l’entretien (attention, indice !). Son enquête le conduira à retrouver un autre personnage de Chinatown, Kahn (joué par James Hong), le majordome chinois d’Evelyn, très protecteur avec elle, qui cultive dans une serre des fleurs de pavot. L’ancien employé des Mulwray lui conseille amicalement mais fermement de ne pas chercher à retrouver Katherine, pour son bien à elle.

Une longue enquête le mènera à la découverte de tous les aspects de la ville ; ville-musée qu’on visite avec des guides ; ville du passé aux secrets enfouis ; ville-danger puisque des tremblements de terre bousculent le présent ; ville-carrière dans laquelle des machines semblables à des automates géants plongent dans les entrailles du sol pour en extraire le pétrole ; ville-séductrice où des femmes fatales pourtant fraîchement veuves vous veulent (3) ; ville du futur... car l’avenir est devant.


En résumé : Gittes comprend comment le revolver a été introduit par Jake Berman dans l’hôtel, et surtout, il découvre que Kitty Berman n’est autre que Katherine Mulwray, propriétaire des terres exploitées par son mari (longue et belle scène entre le détective et la fille de la femme aimée) ! Berman est un assassin mais un assassin sentimental - il s’effondre en larmes devant Gittes - qui a organisé ce meurtre parce qu’il se meurt lui-même d’un cancer et veut protéger sa femme de la spoliation anticipée de ses terres (longue et belle scène - encore - entre les deux Jake. (4)  Jake Berman se suicide en faisant exploser le gaz qui émane de sous sa maison (le même gaz qui a failli tuer Gittes). Cette seconde explosion tue le Jake qui avait épousé la fille d’Evelyn, chose inenvisageable pour Gittes, qui aurait vécu cela comme une transgression. Avec cette seconde gerbe de feu, c’est la tentation d’inceste symbolique qui disparaît en fumée. Et quand Katherine retrouve une dernière fois le détective, l’embrasse, celui-ci la repousse et lui conseille d’oublier le passé. Alors qu’elle descend l’escalier de son agence, il l’interpelle, tout en gardant ses distances, pour lui dire qu’on ne peut pas l’oublier. La porte de son bureau se referme. Fin.

The Two Jakes est une suite formidable puisqu’elle encapsule le drame du premier film et fait rejaillir sa mélancolie sur tous les aspects du récit. C’est une suite qui reprend l’architecture du premier film pour en faire le commentaire, mais filmée comme un thriller noir très classique et élégant - magnifique photo mordorée de Vilmos Zsigmond, peintre des soleils d’apocalypse - sans post-modernisme apparent. Une chose à ne surtout pas faire est de (re)voir les deux films à la suite ; la mise en scène de Roman Polanski surclasse tout, et celle de Nicholson, très belle, pourrait paraître falote à côté. Mais il ne faut pas avoir complètement oublié Chinatown avant de se laisser aller à The Two Jakes, sans quoi on passerait à côté de ses enjeux émotionnels. Notre conseil : laisser passer dix ans, le temps de l’ellipse entre les deux récits. Ne nous remerciez pas.

FIN
« Fin », vraiment ?

Nous pensions avoir bouclé notre analyse de The Two Jakes lorsque soudainement nous est apparue cette évidence, devant nous, comme la lettre volée d’Edgar Poe devant l’enquêteur sur le bureau depuis le début. Elle était là, mais personne ne la voyait. Cet indice qui achoppe était là, en 1991, lorsque nous avons vu le film pour la première fois au cinéma. Il était encore là, en 2021, lorsque nous avons revu en Blu-ray The Two Jakes, mais nous n’y avions jamais pensé avant. Soudain, il nous a sauté au visage comme Jake Gittes vole dans les airs après l’explosion, voit pour la première fois le visage de Kitty Berman et se rend alors compte à sa grande surprise qu’il ne l’avait jamais vue avant. Et je ne pense pas l’avoir lu nulle part ailleurs (j’ai recherché sur Google - après tout, c’est ce que font les personnages dans les films) et je n’ai rien trouvé à ce sujet, ni dans les critiques, ni dans les témoignages des gens ayant participé au film.

Voici.

L’actrice Meg Tilly est à moitié asiatique (de par son père), et ça se voit. Meg Tilly, née Margaret E. Chan, fille de Patricia Ann Tilly et Harry Chan. Date de naissance : 1955 à Long Beach, Californie, le 14 février, jour de la Saint-Valentin. Comment une femme asiatique pourrait-être le fruit de l’union interdite et forcée entre John Huston et Faye Dunaway ?


Certes des acteurs peuvent être choisis pour leur talent, sans tenir compte de leur couleur de peau ou de leurs yeux bridés. C’est évident. Ce n’est pas si fréquent, mais ce serait humainement parlant formidable, la chose à faire. (5) Mais comment précisément dans ce film-, la suite d’un film intitulé Chinatown, a-t-on pu choisir parmi les centaines d’actrices possibles une actrice asiatique sans que cela soit requis par l’histoire ? Au contraire, l’histoire interdirait plutôt cette audace, pour choisir une actrice qui ressemble à Faye Dunaway, une jolie blonde californienne comme il y en a tant. Pourquoi avoir choisi parmi ces possibilités infinies Meg Tilly ? Une actrice brune, à moitié asiatique, qu’on doit à un moment du récit faire passer pour « la blonde » qui accompagne Jake Berman. Pourquoi avoir engagé Meg Tilly pour succéder à Belinda Palmer (1955-2018) qui incarnait Katherine dans Chinatown, âgée de 18 ans au moment du tournage, ressemblant, elle, à Faye Dunaway.

Le mystère est total.

Reprenons la transcription de la bande enregistrée par Gittes lors de l’adultère inaugural, puisque tous les mystères y sont censés avoir leur réponse.


Après un tremblement de terre qui a plongé le quartier dans le noir, l’électricité se rallume, des machines énormes se remettent en marche, le magnétophone reprend sa lecture.

Amant : Il y a une autre femme qui peut emmerder gravement Akey [Akey ? Une clé ?] et tu sais qui c’est.

Kitty : Qui ?

Amant : Chérie, je suis sûr que tu vois de qui je parle, Katherine Mulwray.

Kitty : Oh non, pas elle. Pas encore.

Amant : Je te le dis, Katherine Mulwray peut causer beaucoup de souci à Jake. Si j’arrive à prouver que Jake n’exploite pas les terrains, on pourrait tous s’enrichir. Parle à Jake.

Kitty : Oh ! serre-moi fort.


A se demander si le Jake à qui cette révélation pourrait causer des problèmes n’est pas notre ami Jake Gittes plutôt que Jake Berman. On ne réveille pas le passé impunément.

Pourquoi Jake Gittes, détective spécialisé en adultère (et donc potentiellement en enfants cachés nés de ces adultères) ne se pose-t-il pas la question, ne lui pose-t-il pas la question lorsqu’il se rend compte que c’est la fille d’Evelyn Mulwray ? Ses boucles d’oreille sont la preuve que c’est elle (elle reprendra les mêmes éléments de langage sur le croisement des feuilles de pavot que Kahn tenait dans la scène entre Gittes et lui à propos de la jeune femme disparue), mais pas son visage qui devrait susciter questionnement, incompréhension, investigation. Mais non, il voit ses boucles d’oreilles, il a ce qu’il voulait et il tient pour acquis que c’est la fille d’Evelyn (Evelyn étant morte, il n’est pas comme Scottie à vouloir l’impossible, on ne revient pas d’entre les morts). Lorsque Kitty avoue être Katherine Mulwray à Gittes qui vient de la confondre, on entend sur la bande originale composée par Van Dyke Parks le son d’une une flûte chinoise, un choix curieux dans un score jazzy très américain (c’est le même morceau qui était utilisé pendant la scène de la pépinière avec Kahn) ; la musique de Jerry Goldsmith n’incorporait aucun élément asiatique. Dans ce film, il n’y a que le compositeur qui ait su saisir ce paradoxe.

De même que le chevalier Pierre Bayard a repris l’enquête bâclée selon lui du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie (6) pour désavouer la vérité écrite et son auteur, amateur de polar et donc méfiant face à toutes les images qu’on nous vend comme acquises, nous vous soumettons nos hypothèses. Je mets évidemment de côté celle, belle mais hautement improbable, du « on n’y a pas pensé, Meg Tilly était la meilleure au casting. »


La génétique a sauté une génération. Je connais personnellement une dame d’un certain âge aux traits asiatiques, sans que ses parents le soient. Tout le monde lui faisait la remarque depuis son enfance. Mais elle ne voyait pas le problème vu que ses parents n’étaient pas asiatiques. Ce n’est qu’à l’approche de la soixantaine que le secret de famille a enfin été révélé : sa grand-mère aurait eu une liaison avec une personne originaire d’un pays d’Asie dont serait né un enfant biologique, le grand-père de cette amie. Ainsi se serait transmis le physique « asiatique », sautant une génération, sans que personne ne le dise à sa descendance avant des décennies. Or, imagine-t-on qu’un Irlandais pur et dur comme John Huston, fils de Walter Huston, un homme d’origine irlando-écossaise puisse avoir des ascendants chinois ? Cela ne tient pas.

The Two Jakes étant la suite d’un film intitulé Chinatown, il fallait que la Chine apparaisse à un moment ou un autre du film. Aussi a-t-on choisi une actrice à moitié chinoise pour que les images que le titre du film de Polanski généraient dans la tête du spectateur s’incarnent dans sa suite. Après tout, Chinatown, par son seul titre et sa réplique finale, se déroule dans notre esprit plus à Chinatown que L’Année du dragon. Cette projection imaginaire s’est précipitée dans les traits doux et harmonieux de la belle et fascinante Meg Tilly. Cette hypothèse ne nous paraît pas plausible, d’autant moins plausible que lors du premier tournage avorté, c’est Kelly McGillis qui devait incarner Kitty Berman. (7)


C’est Robert Towne qui a choisi cette actrice en référence à son assistante-consultante-dactylo-collaboratrice Linda R. Chen, celle-là même qui aidera Quentin Tarantino à corriger et à mettre en forme le script de Pulp Fiction. Linda Chen était très présente sur la préparation de The Two Jakes et partageait au quotidien un bureau avec Towne. Toutefois, vu la mainmise de Jack Nicholson sur son film et la mise à l’écart de Robert Towne, nous ne pensons pas que cette option doive être explorée plus loin. (8) Pour info, aujourd’hui, Linda Chen travaille dans... l’immobilier !

Katherine est vraiment la fille d’Evelyn, mais qui serait le vrai père, d’origine asiatique ? Le seul acteur d’origine asiatique présent dans le film est son majordome, Kahn (James Hong), avec qui elle a toujours eu une relation proche (il connaît son secret). La seule réplique en flash-back sonore d’Evelyn Mulwray le mentionne. C’est la même musique qui accompagne la scène avec Kahn et la scène de révélation avec Kitty. Dans cette hypothèse, si Kahn empêche Jake Gittes de la revoir, ce n’est pas tant pour la protéger, elle, que pour protéger sa propre famille. Il parle à Gittes comme un père, pas comme à un ami. Il a d’ailleurs en sa possession une photo de Katherine dont le verre est brisé en son milieu. Non seulement il doit vivre dans le deuil de la mère de son enfant, mais il a dû cacher cette relation et, ensuite, leur enfant. La situation familiale terrible d’Evelyn Mulwray dans Chinatown serait-elle doublée en plus d’une liaison cachée au même moment ? Cette hypothèse nous paraît, certes, plausible mais tirée par les cheveux.


Kitty Palmer n’est pas Katherine Mulwray, contrairement à ce qu’elle essaie de faire croire à son mari Jake et à Jake Gittes, à ce que le scénario nous dit, et à ce que le film nous montre. Même si Jake Berman pense avoir épousé une personne prétendant se faire passer pour elle. Les souvenirs sont si réels qu’il refuse l’évidence. Il y a eu substitution d’identité pendant l’ellipse de dix ans entre les deux films. C’est pour cela que son amant lui parle de Katherine Mulwray comme d’une tierce personne. Son père est sans doute Kahn, qui connaît tout d’elle, notamment sa passion pour les plantes et pour les croisements, la torréfaction des graines qui permet de créer des couleurs inédites sur les pétales (métaphore botanique pour parler d’une enfant métisse). Kahn sait sans doute où est partie la vraie Katherine, peut-être même est-elle de mèche dans ce complot, pour le contrôle des terres qui lui appartiennent toujours elle a demandé à Kitty de s’en charger. Auquel cas The Two Jakes se termine sans que Katherine ait été retrouvée. Ce serait tragique puisque Gittes solde les comptes du passé alors que ses déductions sont fausses. Cela accentuerait l’ironie de la vie et son absurdité effrayante. Ou, au contraire, The Two Jakes serait l’anti- Chinatown puisque le héros aurait appris de ses erreurs. Chinatown était un récit œdipien dans lequel, malgré les avertissements, Gittes suit sa voie sans rien entendre jusqu’à provoquer indirectement la mort de la mère. Dans The Two Jakes, notre Œdipe ne recommencera pas la même erreur, et s’il joue avec le danger, il saura s’arrêter au bon moment, même si l’inéluctable n’arrivera pas, puisque la tragédie a déjà eu lieu dans le passé. Pour se protéger d’une potentielle répétition de l’histoire, il faut plier le monde à la vision qu’on en a. L’oubli obligé prendra la forme d’un montage, le détective J.J. Gittes expurgera de la bande sonore le passage dans lequel est évoquée Katherine Mulwray, dans un pur geste révisionniste - et un geste de cinéma.


Dans cette hypothèse, comment va la vraie Katherine ? Que fait-elle ? Où est-elle ? The Two Jakes croit répondre à ces questions, mais non, il habille le passé d’une fiction acceptable car tangible. « On n’oublie pas le passé, pas plus qu’on le change », dit Jake Gittes. Sans doute, mais le présent peut être, lui, modelé à sa guise. Le temps et les moyens d’investigation nous manquent pour creuser cette piste qui nous semble être la plus cohérente. L’option des tests ADN semble malheureusement impossible, puisque, même si cette pratique est utilisée depuis trente ans dans des affaires plus ou moins célèbres, n’oublions pas que dans le temps du récit, nous ne sommes qu’au début des années quatre-vingt.

Et puis, à quoi bon ? Peu importe qui est vraiment Kitty Berman. Le vrai mystère reste celui de la disparition de Katherine. La jeune femme est peut-être devenue mère, voire grand-mère, qui sait ? Elle a choisi de s’extraire du temps du film pour vivre dans un autre espace, près de ses plantes, loin de la fiction et de ses pièges grossiers. Laissons-la profiter de cette vie cachée, solder les comptes de son passé en toute intimité. Il y a des enquêtes qui n’appellent pas de résolution.

Affaire classée.

Merci à Claude Monnier et FAL pour les filatures.
 

(1) Outre que Polanski sera reconnu en 1977 comme l’auteur d’un viol sur une jeune fille de treize ans, Samantha Geiner, l’histoire personnelle de Jack Nicholson a quelques résonances avec celle de Chinatown. Pas d’inceste ou de viol, mais il apprendra tout de même à l’approche de la quarantaine, que celle qu’il croyait être sa sœur était en fait sa mère - et donc sa mère était sa grand-mère. La fameuse réplique d’Evelyn Mulwray, « She’s my sister... She’s my daughter », trouve un écho glaçant dans la réalité. Nous nous garderons bien de mélanger tout, surtout des affaires familiales compliquées qui n’ont rien à voir avec des crimes ; quant à la vie privée des êtres, « cela ne nous regarde pas ». Disons seulement qu’il est troublant que tous aient travaillé sur Chinatown.
(2) Il y a quand même des gens qui ont un talent critique doublé d’une acuité étonnante et qui parviennent à traverser d’un pas assuré la forêt dense pour débusquer facilement la clairière qui s’y trouve : je ne saurais trop recommander cette splendide analyse écrite dès la sortie, dans une revue canadienne, par une certaine Johanne Larue. On peut la lire en ligne : https://id.erudit.org/iderudit/50371ac
(3) Le personnage de l’épouse éplorée jouée par Madeleine Stowe me semble être là pour incarner l’image cinéphile qu’on se fait de la femme fatale. Kitty Berman aurait pu postuler à ce titre. Mais la dimension sexuelle est totalement déportée sur le personnage de la veuve, non pas comme un leurre, mais comme un évitement pour éviter que Jake Gittes - ou nous, spectateurs - ne puissions projeter quelque chose de l’ordre du désir sur Kitty Berman. Dans des films où inceste et viol sont aux premières loges, il semblait important pour les créateurs de ne pas générer d’ambiguïté. Le sexe plaisir devait être sorti de l’énigme.
(4) Pause doublage. Même si vous êtes un adepte de la version originale, cinéphile que vous êtes, repassez-vous au moins cette scène en version française pour juger de la qualité du doublage. Jack Nicholson est postsynchronisé par Serge "Columbo" Sauvion et Harvey Keitel par Daniel "Beverly Hills" Russo, un duo sonore de haute volée. En revanche, dans Chinatown, c’est Michel Paulin qui doublait Gittes, tandis que Serge Sauvion doublait Perry Lopez. C’est donc Saddy Rebot qui s’occupe de la postsynchro du Lieutenant Escobar dans The Two Jakes. Compliqué ? Incohérent ? Forget it, It’s Dubbing World. Fin de la pause.
(5) Nicolas Boukhrief sur FilmoTV à propos de George Romero : le critique de Starfix racontait à Christophe Lemaire que, lors d’un entretien, il avait demandé à George Romero de lui parler du choix politique d’un acteur noir - antienne critique bien connue - pour jouer le héros de La Nuit des morts-vivants, et Romero de lui répondre que s’il avait engagé cet acteur, Duane Jones, c’était pour une seule et unique raison : il était le meilleur au casting. Réponse simple et imparable.
(6) Qui a tué Roger Ackroyd ? Éditions de minuit. Pierre Bayard postule une « interprétation délirante » de la part d’Hercule Poirot, avec la complicité coupable de la romancière Agatha Christie. L’auteur va même jusqu’à proposer une autre solution.
(7) Vanity Fair, octobre 2014, la vraie histoire de «Pulp Fiction». https://www.vanityfair.fr/culture/ecrans/articles/20-ans-apres-la-palme-dor-de-pulp-fiction/15708
(8) Cf. Tony Crawley et son site crawleyscastingcalls.com sur les castings potentiels qui ne se sont pas réalisés. Le cinéma est l’histoire des choix faits, mais imaginez une histoire du cinéma qui serait celle des choix abandonnés, des films non tournés ou des films tournés mais du point de vue de ceux qu’ils auraient été s’ils avaient été tournés avec d’autres gens.

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Par Nicolas Rioult - le 15 avril 2021