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Critique de film
Le film
Affiche du film

Terreur sur le Britannic

(Juggernaut)

L'histoire

Alors que le paquebot Britannic vient de commencer sa croisière sur l’Atlantique avec 1 200 passagers à bord, un homme se faisant appeler Juggernaut annonce avoir disposé six barils de TNT de part et d'autre du bateau et réclame une rançon de 500 000 £ à lui remettre dans les 22 heures. Devant l’urgence de la situation et un océan déchaîné qui rend impossible l’évacuation, Scotland Yard dépêche à bord un commando d’élite de démineurs, dirigés par Fallon.

Analyse et critique

Longtemps on a cheminé avec Richard Lester, ce cinéaste américain si bien adopté par l'Angleterre. L'homme par qui les Beatles ont entériné leur règne sans partage sur les années 60 en crevant l'écran de cinéma (A Hard Day's Night, Help!) était, rien qu'à lire son nom sur un programme de télévision, promesse et de spectacle et de fantaisie. Sa version des Trois Mousquetaires, vue à une époque (sa sortie en 73-74) où le rédacteur n'avait aucunement conscience que quelqu'un filmait ce qui se trouvait sur l'écran, donnait déjà à percevoir ce mélange unique d'imagerie méticuleuse et de dérision dont Richard Lester avait le secret.Lester (toujours de ce monde, même âge que Polanski à peu près) était un cinéaste versatile, ouvert à tous les vents, cultivant un burlesque à la fois spectaculaire et savant, à la limite de l'accessible parfois (How I Won the War). Et toujours, une imagerie soignée, signe d'un imaginaire en parfaite santé, ne lésinant jamais sur une direction artistique inventive, audacieuse (le Moyen-Age de Robin and Marian, l'Ouest des Joyeux débuts de Butch Cassidy et le Kid). Il était un réalisateur dont on attendait d'être surpris, un artisan-auteur spirituel doublé d'un entertainer roué (le combat entre Superman et les vilains dans les rues de la Metropolis de Superman 2, ce n'était pas rien), un pourvoyeur de diffusions télévisuelles gouleyantes comme celle de Robin and Marian (La Rose et la Flèche) ou à la même époque, celle, tout à fait à propos, de Juggernaut (Terreur sur le Britannic) .

Et justement, ce film avait surpris et, audace suprême, il avait surpris par son refus narquois du spectaculaire, des scènes attendues par les amateurs de « films catastrophe ». A tel point qu'on ne savait plus très bien à quel genre rattacher le film : film catastrophe à base de terrorisme façon Alerte à la bombe (John Guillermin, 1974) ou Black Sunday (John Frankenheimer, 1977)), film d'action à suspense sur mer avec intervention d'un commando (Les Loups de haute mer, Andrew V. McLaglen, 1980)... Ce qu'il y a de certain, c'est que le film offrait son originalité en compensation de ce à quoi il nous soustrayait. Remplaçant au pied levé Bryan Forbes et Don Medford, se retrouvant avec un bateau russe et un plan de travail de six semaines, Lester investit le dit-bateau et réalisait le film à suspense, le thriller peut-être le plus déroutant jamais fait. Il convient de préciser que Richard Lester, à ce stade de sa carrière, travaille d'arrache-pied à reconquérir ce dont le tournant de 1970 l'avait cruellement privé : le succès.

Celui que tout le monde s'arrachait, figure de proue du Swinging London, récipiendaire de la Palme d'or pour The Knack... and How to Get It (1965), monsieur Beatlemania en personne, a dû faire face à l'effondrement du cinéma anglais et à l'incompréhension de la critique devant Petulia (son film le plus respecté pourtant, de nos jours) et surtout, son film de science-fiction beckettien, The Bed Sitting Room (L'Ultime garçonnière, 1969), qui obtiendra un prix au Festival d'Avoriaz... en 1976. Ce purgatoire de trois ou quatre années aura eu le mérite de fomenter chez un réalisateur surdoué, mais dont la critique ne saura que faire (trop inclassable : faiseur ou auteur ?), une farouche volonté d'apporter sa contribution au redressement du cinéma anglais, quitte à invoquer les dieux de la réussite commerciale sans perdre son âme. C'est Alexandre Dumas qui va le lui permettre et Lester, totalement décomplexé, se fera un plaisir de le trahir en s'excusant de ne pas être français tout en le respectant dans un mélange efficace de rythme, d'inventions extravagantes et de reconstitution crédible. Banco ! Les Trois Mousquetaires sera un carton, ainsi que sa suite, On l'appelait Milady, réalisée dans la foulée bien que sortie nettement plus tard. S'ouvre alors la seconde salve, et ultime, de prestige pour Richard Lester, qui renoue temporairement avec le succès.


Elle s'ouvrira également avec Juggernaut (« fléau » en sanskrit dérivé, ou quelque chose d'approchant), film de genre qui ne sera un échec qu'aux Etats-Unis et il est facile, quand on voit le film, d'en imaginer la cause, deux ans après le succès de L'Aventure du Poseidon. Lester se l'approprie, à l'appel des producteurs aux abois alors qu'il tourne le siège de La Rochelle des Trois Mousquetaires, et débarque au milieu d'une distribution à moitié déjà constituée. Pour nous, spectateurs ignorants de tout ces atermoiements de production, cette dernière fait notre bonheur. Tout le cinéma anglais d'alors (1974) défile : Richard Harris, déjà sur les rails, en Fallon, rejeton de la Royal Navy et chef d'un commando d'experts artificiers ; Omar Sharif, en capitaine du paquebot dépassé et rigide ; Shirley Knight (Américaine au physique si british) en maîtresse mélancolique et délaissée du capitaine ; en passant par Anthony Hopkins, Ian Holm, Julian Glover, Freddie Jones, Jack Watson, Michael Hordern, Roshan Seth, David Hemmings, Roy Kinnear, Cyril Cusack et l'Américain Clifton James, infiniment plus sobre que dans les deux premiers James Bond avec Roger Moore. Que l'on en jette pas plus ! Cette distribution donne des allures de superproduction à un film qui n'en a que l'apparence de surface. En réalité, Lester applique au genre sa méthode, sa technique et son sarcasme.

Juggernaut sera une Nef des fous dépressive, un suspense par moment diabolique et un burlesque délétère visité par Jacques Tati, admirablement photographié par Gerry Fisher. Sur le Britannic, lieu de tournage en jonction avec de rares séquences de raccord en studio, la caméra free de Lester semble propulsée au milieu du roulis, des embruns atlantiques (l'ultérieur Bateau phare, de Skolimowski, fera un peu cet effet-là) et saisir au vol une société humaine au prise avec les éléments, bien avant que tout le monde apprenne la nouvelle funeste. Aussi empruntés que des chiens assis dans l'habitacle d'une auto en mouvement, les passagers du Britannic négocient avec le tangage, sacrifient leur repas sur l'autel du mal de mer (et la caméra documentaire de nous montrer toute cette nourriture que l'on jette) et traversent le film (et l'aventure qui en constitue le nerf) de la même manière dont on pressent qu'ils traversent leur vie. Appliquant les méthodes expérimentales des sixties à la rigueur du film à suspense, Lester déroute, ravit et gratifie le spectateur d'une forme inédite de jubilation dont la postérité n'offrira guère d'équivalent. Il fait tenir en un seul film folie douce, ironie, déploiement d'une enquête (il faut bien identifier le terroriste) et suspense au premier degré à l'heure du désamorçage des bombes. Cette cohabitation de divers registres de narration et la façon dont ils s'articulent les uns avec les autres constituent le triomphe du film.


Lester filme beaucoup, et bien. Sa caméra s'insinue partout, portée à l'épaule ou fixe, théâtralise des affrontements (Anthony Hopkins / Cyril Cusack), fait corps avec les airs, l'océan, prend du recul. Lorsque Juggernaut décide de faire une démonstration de sa puissance en faisant exploser une bombe située vers une cheminée du paquebot, elle éclate dans un saisissant plan-séquence raccordant très efficacement sur un figurant propulsé dans les transats et sur la vision de l'explosion en plan aérien. Ce trait de style est à l'image de tous ceux dont le film regorge, brillants et économes. Parfois, il convient d'avoir l’œil. Juggernaut mène les enquêteurs de Scotland Yard en bateau et les fourvoie vers un leurre téléphonique, les policiers s'y précipitent, guidés par la voix off du terroriste, en renversant de leur véhicule un étale à la gauche de l'image. Très succinctement nous pouvons voir son propriétaire, qui s’apprêtait à y poser quelque chose, rester dans la même position le temps que le plan se termine. Ce principe de petits gags cartoonesques constituent une grande part de la manière « lesterienne ». Avec Juggernaut, celle-ci trouve à s'enrichir de divers registres de respiration narrative.


Il était question plus haut de la voix off de Juggernaut. Dans le domaine de la chanson, nous connaissons le parlé-chanté. Ici, Lester invente le parlé-montré. A deux ou trois reprises, figure de style vedette de Terreur sur le Britannic, plusieurs actions simultanées défilent à l'écran alors que nous n'entendons en fond sonore qu'une voix énonçant les paramètres de la situation. Cette voix est celle du criminel Juggernaut et elle est splendide de distinction, d'affabilité presque kubrickienne. Dans sa première manifestation alors que les termes du chantage sont patiemment égrenés, elle vient se terminer sur l'explosion dont il était question plus haut. Le film de genre se fait terrain d'expérimentation et le visage tétanisé par cette première explosion d'Omar Sharif vire au rouge en un fondu - comme chez Hitchcock ou De Palma ? Pas tout à fait puisque ce rouge est celui du mur d'un musée au sein duquel Fallon et son bras droit, Charlie Braddock (David Hemmings), officient en désamorçant une bombe (Richard Harris émerge du bas du plan et du mur rouge) et nous faisons connaissance avec Fallon The Champion, l’indétrônable démineur, pourfendeur de machines infernales, se considérant comme en sursis.

Les séquences de désamorçage sur le bateau sont évidemment les plus belles du film. Alors que les passagers, morts d'angoisse, s'amusent sinistrement au bal costumé qu'organise, contraint par ses obligations, le pauvre commissaire de bord interprété savoureusement par l'excellent Roy Kinnear, Fallon et son équipe s'attellent à la tâche. La tête cernée d'un casque audio avec micro, le skipper dévisse l'interface du baril, analyse la situation, sonde les intentions hypothétiques du terroriste (qu'aurait-il fait ?), ausculte la bête, repère les traquenards et donne son diagnostic. Et l'équipe de le suivre dans ses gestes. Gageons que dans le genre, ces séquences sont les meilleures jamais réalisées et pas seulement parce qu'elles précèdent de 35 ans celles de Démineurs. Le suspense s'y fait merveilleux, orchestrant notre pénétration dans les entrailles de la bombe, serti de gros plans incroyables de précision sur les vis qu'un tournevis expert vient déranger dans leurs certitudes. L'éclairage varie également d'un blanc cru au tamis de l'infra-rouge. Les plans oscillent entre l'éloignement (Fallon vu de loin au bout d'une coursive) au gros, voire très gros plan.

Fallon, dialoguant sans cesse avec son bras droit, passe tout le temps de l'épreuve du désamorçage à lui murmurer des aphorismes qui semblent improvisés.
Fallon : « Je t'ai déjà parlé de la mort ? C'est la nature qui nous dit qu'on s'est trompé de job. »
ou bien
Fallon : « On t'a déjà dit que tu étais un chic type, Charlie Braddock ? Tu hériteras de la terre ! »
Charlie: « Six pieds sous terre, oui ! »

Film grave et pourtant cocasse, peu généreux en morts (il y en a tout de même) pas plus qu'en morceaux de bravoure à effets spéciaux (on en trouve un beau néanmoins, naturel et puissant, lors du parachutage des démineurs à proximité du bateau dans une mer démontée, modèle de découpage), Juggernaut redistribue intelligemment les cartes, dans la tradition des meilleurs films de genre anglais, avec une modestie et une ambition folle pourtant, un panache relayé par le jingle personnel d'un superbe Richard Harris, qui lui sert de conjuration de la mort mais aussi d'épitaphe potentielle :
« Fallon is the champion, Fallon is the champion. »

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La fiche IMDb du film

Par Alexandre Angel - le 28 octobre 2019