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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sentimentalement vôtre

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L'histoire

Belinda est mariée depuis plusieurs années à Charles, un conseiller fiscal. La jeune femme ne goute que très peu aux sorties que lui propose son mari. Celui-ci la soupçonne d'entretenir une liaison extra-conjugale. Il engage un fantasque détective grec pour la prendre en filature et découvrir la vérité...

Analyse et critique


Sentimentalement vôtre est la dernière réalisation mais aussi le film du retour en Angleterre pour Carol Reed. Le réalisateur revient ainsi d’une expérience hollywoodienne où il aura côtoyé les plus grandes stars (Burt Lancaster, Tony Curtis et Gina Lollobrigida sur Trapèze (1956)), connu des triomphes commerciaux et critiques (la comédie musicale Oliver ! (1968) lauréate de cinq Oscars) mais aussi rencontré de sérieuses déconvenues lorsqu’il dut abandonner la réalisation de Les Révoltés du Bounty (1962) pour cause de différents créatifs avec Marlon Brando. Carol Reed est essentiellement passé à la postérité pour les superproductions de sa période hollywoodienne et pour ses œuvres anglaises tourmentées et ténébreuses, pour certaines adaptées de Graham Greene : Huit heures de sursis (1947), Première désillusion (1947), Le Troisième homme (1949), L’Homme de Berlin (1953).

Sentimentalement vôtre nous ramène pourtant à une autre veine de Carol Reed, plus méconnue, faite d’un regard social, d’un romanesque et de visions surréalistes captivantes. Dans Bank Holiday (1938), l'un de ses premiers films, Carol Reed signe un film choral où il accompagne les destins de personnages en vacances pendant un week-end de jour férié, capturant à la fois l’intime de leurs préoccupations et une dimension plus collective du microcosme social anglais, connectant le tout formellement par son usage de cet environnement de villégiature en bord de mer. Un film comme La Grande escalade (1938) travaille aussi sa romance en jouant le jeu de l’extravagance et des personnages excentriques. Si Carol Reed se découvre des aptitudes dans un registre plus sombre avec les films évoqués plus haut, ce pan plus joyeux, fantasque et anglais n’est jamais bien loin avec une merveille comme L’Enfant et la licorne (1955), magnifique tranche de vie londonienne flirtant avec le conte moderne.


Dans ces œuvres de Carol Reed, il est souvent question pour les personnages de s’épanouir dans une forme d’innocence, de folie douce où ils refusent de grandir. C’est en tout cas la découverte d’un pan plus sombre de l’existence que les protagonistes ne sont pas prêts à affronter. Les différents films de Reed investissant le monde de l’enfance – Première désillusion, L’Enfant et la licorne, Oliver ! – ou mettant en scène des individus immatures – La Grande escalade, Le Banni des îles (1951), Notre agent à La Havane (1959) – ne doit ainsi rien au hasard. Sentimentalement vôtre, adaptation de la pièce de théâtre The Public Eye de Peter Schaffer (qui signe également le scénario du film) apparaît donc comme un retour aux sources tout en amenant des questionnements plus contemporains.

La narration nous faisant découvrir dans le désordre la rencontre, le mariage malheureux et la suspicion régnant au sein du couple formé par Belinda (Mia Farrow) et Charles (Michael Jayston) peut de loin évoquer un pendant du charmant Voyage à deux de Stanley Donen (1967). La différence est qu’au récit en kaléidoscope de Donen se substitue ici un trublion faisant tour à tour office de confident, narrateur ou acteur indirect des évènements avec Julian Cristoforou (Topol), détective privé engagé par un Charles suspicieux de suivre une Belinda qu’il soupçonne de le tromper. On voit donc se déployer ce qui a pu rapprocher le couple dans ses différences. Charles s’extirpe de sa rigidité aristocratique anglaise, met avec bienveillance sa culture au service d’une Belinda qui trouve auprès de lui la stabilité qu’elle n’a pas connu dans son existence hippie ou sa vie familiale difficile. Pourtant, une fois l’étape de la séduction passée et le pacte du mariage conclu, le fossé s’installe. L’idéal romantique cède à la responsabilité du quotidien conjugal, une rupture qu’adopte trop facilement Charles et qui à l’inverse éloigne maladivement Belinda du foyer. La différence sociale qui complétait le couple (lui anglais aristocrate, elle américaine et prolétaire) devient un fossé insurmontable qui revient dans certains dialogues virulents, ainsi que le miroir déformant ou intimidant que renvoie l’entourage de Charles. Sur ce point Carol Reed pèche quand il veut l’exprimer par des effets pop qui ne lui conviennent pas (les bulles apparaissant à Charles de sa mère et ses amis) mais excelle dans les situations où la malheureuse Belinda fait face aux regards inquisiteurs des amis de Charles issus de la haute société.



Si dans Voyage à deux la narration fragmentée semblait démontrer un temps révolu dans la relation du couple, Cristoforou amène ici un liant facétieux tant narratif que dramatique. Sentant le désespoir de l’objet de sa filature errant seule dans Londres, il finit par se faire remarquer par Belinda qui, d’abord interloquée, noue progressivement une relation complice et silencieuse avec son suiveur. C’est une situation peu crédible dans la réalité mais que Carol Reed transforme en pure idée de cinéma, accompagnant de sa caméra les déambulations de Cristoforou et Belinda s’épiant, se souriant et se suivant mutuellement au gré de leurs humeurs. Reed matérialise là par une sorte d’épure ce que devrait être une relation de couple, s’aimer en s’accompagnant l’un l’autre dans nos envies respectives. Le réalisateur oppose cet idéal silencieux et rêveur où Cristoforou et Belinda se connectent sans un mot avec l’expression par le verbe des maux du couple Belinda/Charles sans que pourtant aucun d’entre eux ne se comprennent. John Barry qui est à l’époque au sommet de son inspiration romantique et mélodique (les scores flamboyants de La Vallée perdue (1971), Marie Stuart, reine d’Ecosse (1972) et Top Secret (1974) témoigne de ce penchant romanesque) signe une bande-originale magnifique dont l’entêtant thème principal chanté est une véritable voix omnisciente qui guide et accompagne les pérégrinations urbaines des personnages. Il contribue à l'ode qu'est le film à la cité londonienne, magnifiée dans son imagerie la plus touristique tout comme dans l'urgence de ces environnements populaires, entre-deux parfaitement saisi dans la superbe photo de Christopher Challis.



Plusieurs fois on ressent le risque que Cristoforou, notamment dans la deuxième partie, ne soit qu’un personnage-fonction là pour asséner les grandes vérités sur le couple et la vie que sont incapables de se dire Charles et Belinda. La bonhomie de Topol, l’authenticité du passif populaire qu’il véhicule - la solitude de l'étranger s'oubliant dans le labeur des différents métiers qu'il doit effectuer pour survivre, Topol ayant effectivement eu plusieurs vies professionnelles dans la réalité - et son espièglerie mêlée de mélancolie lui font transcender ce rôle de mauvais génie pour en faire un pendant amoureux que l’on aimerait davantage voir repartir avec Mia Farrow. Cette dernière parvient à un idéal lumineux des rôles de femme-enfant vulnérable de Cérémonie secrète (1967), John and Mary de Peter Yates (1969), Rosemary’s Baby (1968) mêlé au souffle de modernité flower power et libre qui lui est propre, puisque comme son personnage elle a vécu en Inde diverses expériences spirituelles et communautaires. Le seul élément qui pourrait constituer un défaut réside dans la prestation de Michael Jayston, presque jusqu’au bout engoncé dans ses principes de vies rigides et ses attitudes égoïstes. La fin ouverte est cependant une belle idée qui justifie le choix de ne pas le faire revirer trop brutalement, même par amour. Charles doit faire les preuves de son évolution à Belinda (et au spectateur), et sa réussite reste suspendue – même si en bonne voie – lors d’une conclusion retrouvant l’émoi et l’incertitude des premières séductions. C’est en tout cas une très belle dernière œuvre pour Carol Reed qui signe là un petit bijou de comédie romantique.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 28 avril 2023