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Critique de film
Le film
Affiche du film

Voyage à deux

(Two for the Road)

L'histoire

Mark et Joanna se sont rencontrés sur les routes du Sud de la France. Lui, un jeune architecte anglais sans le sou traversant la France sac sur le dos et elle, une jeune américaine pétillante en vacances dans la région. Les années passent, flirt, euphorie, mariage, enfant, adultères, divorce… le couple traverse les vicissitudes de la vie en empruntant tous les deux ans les routes de leur première rencontre. Entre rires et larmes, les souvenirs se mélangent dans un kaléidoscope de vignettes douce-amères.

Analyse et critique

En 1996, le très british et so select Harpers & Queen réunissait les têtes pensantes du chic international pour élire la femme la plus fascinante du siècle. Sondage foncièrement insignifiant, mais dont le résultat ne manque pourtant encore aujourd’hui d’étonner par sa pertinence. Elue haut la main, Audrey Hepburn, décédée trois ans plus tôt, continuait donc à hanter l’inconscient collectif trente ans après avoir abandonné les pages de Vogue et les plateaux de cinéma ? Et ce au point de griller la politesse à Marilyn Monroe au panthéon des mythes de celluloïd ?


Certes, cet anecdotique petit sondage a d’autant moins de valeur qu’il est issu des pages de l’un des magazines féminins les plus surannés d’Angleterre. Demande-t-on aux Cahiers du Cinéma d’élire le plus beau maillot de bain de l’année ? Ceci dit, il n’en reste pas moins passionnant pour ce qu’il dit d’Audrey Hepburn, de son mythe, et de la manière dont elle sût mêler tout au long de sa carrière mode et cinéma. Et à ce titre, Voyage à Deux (Two for the Road) est un cas d’école. Oh, ne fuyez pas… ce papier parlera chiffons, néanmoins les férus de cinéma auront aussi leur comptant de théorie sur le montage. Mais une analyse de Voyage à deux ne saurait s’épargner la question de la mode, tant ce qu’il convient bien d’appeler le "Style Hepburn" irradie le film de Stanley Donen. Est-ce d’ailleurs un hasard si le réalisateur de Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain) n’eût aucun mal à convaincre son actrice sur la seule foi d’un brillant scénario, mais qu’il eût par contre toutes les peines du monde à persuader la star de changer radicalement de style pour son nouveau film ? En cela, Voyage à deux est déjà un tournant. Egérie d’Hubert de Givenchy, Hepburn avait jusque là été fidèle au couturier, responsable de sa garde-robe à la ville comme à l’écran. Au crédit de leur collaboration, pas moins de huit des plus grands films de la star : Sabrina, Drôle de Frimousse, Ariane, Diamants sur Canapé, Deux Têtes Folles, Comment Voler un Million de Dollars, Charade et Love Among Thieves. C’est ce douillet cocon d’Ambassadrice du Bon Goût fifties que Donen voulut briser en demandant à sa star de se laisser habiller par les couturiers en vogue du moment : Paco Rabanne, Hardy Amies (aux costumes pour 2001 : Odyssée de l'Espace l’année suivante), Clare Rendlesham (Bedazzled) ou encore Mary Quant. Une révolution pour la sage Audrey, mais dont le résultat à l’écran scintille de mille feux, à l’image de la mythique robe de soirée de Paco Rabanne.


Cette anecdote a son importance. De par son implication totale dans la direction artistique de ses films, Stanley Donen a quelque chose du cinéaste pop par excellence, et il atteint une sorte d’apogée formelle avec Voyage à Deux où son génie du costume et de la musique semble encore plus aboutis que dans ses mythiques comédies musicales (Chantons sous la pluie, Les 7 femmes de Barberousse…). Même Bedazzled, film suivant de Donen et parfait emblème des swinging sixties (au même titre que les collaborations Lester / Beatles) n’égale jamais cette admirable symbiose entre un réalisateur et son époque. Au point que l’on pourrait presque affirmer que peu de films surent aussi bien capter l’air du temps - cette Europe sixties éprise de liberté(s) - que Voyage à deux. On comprend mieux alors l’importance que revêtait aux yeux de Donen le changement radical de style demandé à Hepburn : il était temps pour la star de prendre le pouls de son époque, et d’épouser la modernité des années 60.


C’est donc bien de révolution qu’il s’agit ici. Mai 68 approche, et tout comme Donen demande à sa star de radicalement changer de direction, le réalisateur donne aussi une nouvelle impulsion à sa carrière. En 1967, il semble avoir abandonné depuis quelques films déjà le classicisme de ses premières mises en scène. Balancé entre Amérique et Europe, (Londres, où il réside la plupart du temps), le réalisateur de Funny Face a opté pour une réalisation encore plus ludique, "combinant les recettes de la comédie américaine traditionnelle et le style parodico-rebondissant à la mode, filmé dans un style volontairement artificiel qui, avec ses cadrages extravagants, ses gros plans d’objets, ses incessants mouvements de caméra (subjective, aérienne, etc.), ses surimpressions et sa couleur irréelle, s’apparente à la fois à la bande dessinée, à la photo de mode et à l’avant-garde contemporaine" (1). Charade et Arabesque constituent les deux perles de ce cycle "abracabrantesque" aux scénarios délirants, au montage alerte et aux castings fringants. Avec Voyage à deux, tourné l’année suivante, c’est un nouveau virage que prend Donen, mais dans la continuité des deux films précédents. Toujours résolument pop, son cinéma se teint toutefois d’une douce mélancolie, aux atours plus personnels : le délire des deux œuvres précédentes laisse ainsi la place à une forme de retenue, à l’image du magnifique score d’Henry Mancini.


Empruntant au meilleur du cinéma européen, Stanley Donen fait alors montre d’une rare maestria pour évoquer ce temps qui passe et la lente agonie d’une histoire d’amour. Aidé par un scénario lumineux de Frederic Raphael (plus tard scénariste d’Eyes Wide Shut), il joue du temps et de l’espace comme le font au même moment Truffaut, Godard et compagnie. La virtuosité des enchaînements flash-back / flash-forward étonne aujourd’hui encore par sa modernité et son aisance. A l’égal d’un Resnais, le cinéaste californien malaxe 10 ans d’une histoire d’amour pour en faire un éblouissant puzzle : constitué de quatre époques différentes s’entremêlant, se répondant et se croisant, Voyage à deux déconcerta par sa modernité les spectateurs américains, pas encore au fait de la révolution qui se jouait sur les écrans européens, au point d’en faire l’échec le plus cinglant d’Audrey Hepburn. En Europe, l’on saisit mieux la douce amertume de ce film gigogne et le film fut accueilli avec enthousiasme par le public et la critique, qui y retrouvait le meilleur du cinéma d’alors : d’amples emprunts à la Nouvelle Vague, une pointe d’Antonioni (pour l’autopsie à froid d’un couple), un soupçon de Free Cinema anglais (Albert Finney, tête de proue du mouvement) et une bonne dose de savoir-faire hollywoodien. Le tout sans perdre une once de la Donen’s Touch : vivacité du trait, brio du récit, génie des couleurs, audace des cadrages, sens du gag (la famille Manchester et son insupportable petite peste), sophistication de la direction artistique et innovations stylistiques (la visite en accéléré du château de Chantilly anticipe avec 25 ans d’avance le trip européen de Rules of Attraction).


Une sophistication qui doit aussi énormément au scénariste, nominé pour l’Oscar en 1968 : Frederic Raphael, américain exilé en France et dont le script est largement autobiographique. Initiateur de cet authentique kaléidoscope qu’est le scénario de Voyage à Deux, Raphael sertit sa chronique amoureuse de dialogues doux-amers et de situations bouleversantes d’acuité. C’est une des forces principales du film : une empathie immédiate du spectateur avec des situations déjà-vues, le tout traité avec légèreté et sans pathos. De l’art d’être universel sans avoir l’air d’y toucher, ou comment rendre euphorique et nostalgique dans un même mouvement. Chapeau bas.


Mais revenons à Hepburn. Audrey Hepburn, sur le point de mettre un terme à sa carrière (elle tournera Seule dans la nuit la même année pour n’apparaître ensuite que sporadiquement à l’écran : La Rose et la Flèche en 1976, Always en 1989…) et qui trouve ici l’un de ses plus beaux rôles - son plus moderne en tous cas. Avec une pointe d’agacement, son compassé biographe Barry Paris (2) semble presque regretter les encoches (juron, nudité) faites par la star à quelques uns de ses principes, comme si Hepburn se devait d’être éternellement la jouvencelle fraîche et pétillante de Sabrina ou Drôle de Frimousse. Et le Barry d’enchaîner sur le peu de talent d’Albert Finney : "Finney, dans le rôle de l’architecte égotiste et manquant de confiance en soi, est moins à l’aise que Hepburn ; son interprétation unidimensionnelle est assez exaspérante" (3)- cette assertion donnant au bout du compte une image assez juste du peu de considération pour Voyage à Deux chez les cinéphiles américains. Paul Newman était en fait le premier choix des producteurs, mais n’en déplaise à Paris, le couple Finney-Hepburn fonctionne si bien à l’écran qu’on n’ose imaginer autre duo. Passant des étincelles amoureuses au dépit amer, les deux acteurs livrent une partition virtuose. La fluidité des coq-à-l’âne du récit doit d’ailleurs énormément à leur talent, chacune des quatre périodes évoquées dans le film étant nettement marquée par le jeu des deux acteurs, entourés de seconds rôles brillants - parmi lesquels on reconnaîtra Jacqueline Bisset.

Une surprise parmi tant d’autres, de ces petites touches de pinceau délicates qui ajoutées à l’ensemble, donnent une toile de maître : tout là-haut, en compagnie de Chantons sous la Pluie, Voyage à Deux est sûrement le plus beau film de Stanley Donen.

1. Bertrand Tavernier / Jean-Pierre Coursodon, 50 Ans de Cinéma Américain (Omnibus, 1995), p. 256
2. Barry Paris, Audrey Hepburn (Belfond, 1998), p. 281
3. op. cit., p. 282

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 19 octobre 2005