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Critique de film
Le film
Affiche du film

Raspoutine l'agonie

(Agoniya)

Analyse et critique

En mai 1986 l'Union des cinéastes soviétiques élit à sa tête Elem Klimov, événement vécu comme un camouflet par le Goskino, le Comité d’État pour le cinéma dirigé par le ministère de la Culture. Klimov a en effet fait entendre une voix contestataire en remettant en cause le système de production soviétique, dénonçant sa soumission à des critères purement économiques au détriment de la création cinématographique. Le cinéma soviétique qui était depuis longtemps sur le devant de la scène internationale a en effet depuis des décennies disparu du radar. La faute au Goskino et à ses décisions liberticides et autoritaires qui ont étouffé dans l’œuf toute velléité de proposer un cinéma d'auteur. Cela fait longtemps que les productions soviétiques ne participent quasi plus aux festivals internationaux, que des œuvres phares comme Andrei Roublev ou Sayat Nova voient leurs sorties repoussées ou leur distribution rendue la plus confidentielle possible en U.R.S.S. Quand les films ne sont tout simplement pas interdits de sortie par la censure, comme Raspoutine l'Agonie.

Dans son discours inaugural, Klimov dénonce la responsabilité du ministère dans le recul du cinéma soviétique, mais aussi celle de la critique cinématographique et des cinéastes eux-mêmes qui au fil des années ont contribué à émousser la curiosité des spectateurs en les abreuvant de simples divertissements. Klimov en appelle donc au réveil des auteurs et demande aux autorités d'accompagner ce renouveau. Cette année 1986 s'annonce donc comme une date charnière, l'appel de Klimov étant entendu par le gouvernement de Mikhaïl Gorbatchev qui amorce cette même année la Glasnost. Ainsi Les Adieux à Matiora de Klimov, Mon ami Ivan Lapchine de Guerman, Le Thème de Panfilov ou encore La Légende de la forteresse de Souram de Paradjanov peuvent enfin être montré à l'étranger. Autant d’œuvres qui rappellent au monde la richesse et l'inventivité du cinéma soviétique. Raspoutine L'Agonie profite également de cette vague, le film pouvant enfin être découvert à l'étranger après dix années de mise au placard.

Klimov est connu dans la seconde moitié des années 60 comme un cinéaste à tendance satirique : Soyez les bienvenus (1964) et son camp de vacances ressemblant à un camp de travail, Les Aventures d'un dentiste (1967) avec son héros dentiste aux méthodes révolutionnaires qui se voit interdit d'exercer à cause d'un comité sourd au progrès ou encore Sport, sport, sport (1970), docu-fiction dans lequel il semble épingler le culte du corps. (1) Mais Il a envie d'autre chose et c'est ainsi qu'il se lance dans la réalisation de Raspoutine, un scénario qu'il traîne depuis huit ans et qu'il arrive enfin à faire produire. Le film est terminé en 1975 mais il n'obtient un visa d'exploitation qu'en 1981. Il peut alors sortir en U.R.S.S. et il est même programmé au Festival de Moscou. Le Festival de Cannes souhaite le sélectionner mais les autorités soviétiques refusent. Le film est tout de même projeté au Marché du film à Cannes mais Gilles Jacob, le découvrant, fait un tel scandale que le film est retiré. Il ne sortira en France qu'en 1985, dans une version écourtée de trente-cinq minutes par le distributeur.

Si le film met six ans à obtenir un visa d'exploitation, c'est certainement pour plusieurs raisons conjointes. On l'a dit, Klimov a l'image d'un satiriste. Si son cinéma fait un fantastique bond en avant avec Raspoutine en terme d'ambition formelle et narrative, Klimov ne se départ pas complètement de son goût pour la satire. Il prend pour cible ces grandes fresques historiques qui ont fait de tout temps la renommée du cinéma soviétique, s'emparant du genre pour le déconstruire, mettant en avant au passage ce que ce l'histoire officielle peut avoir d'artificielle et de faux. Klimov souhaite proposer un portrait plus juste, plus nuancé de Raspoutine et cette revisitation de ce personnage à l'aura sulfureuse est à l'origine du scandale provoqué par le film. Klimov s'écarte également de la représentation habituelle de Nicolas II. Loin du tyran sanguinaire tel que dépeint dans l'histoire officielle soviétique, il en fait un homme qui ne cesse de douter, accablé par les décisions qu'il a à prendre, conscient d'être manipulé mais incapable de se défaire des liens qui l'entravent. Emblématique, l'image de sa silhouette s'enfonçant dans un couloir tandis que ses généraux organisent la répression des premières manifestations.

Klimov utilise la figure de Raspoutine comme une métaphore. Empoisonné puis criblé de balles par le prince Youssopov, sa lente agonie - qui donne son titre au film - est celle du tsarisme qui de la défaite de 1904 à la Grande Guerre, du dimanche rouge de 1905 à la révolution de 1917 se meurt lentement mais inexorablement. Raspoutine est le témoin de cet ancien monde qui refuse de disparaître et qui, tel la comtesse Bathory, se baigne dans le sang du peuple dans l'espoir de survivre . Mais métaphore ne signifie pas forcément abstraction. Klimov se veut au contraire très concret, liant constamment sa fiction au réel en insérant des images d'archives, en inscrivant à l'écran les noms et fonctions des différents protagonistes, en utilisant des cartons explicatifs. Le film débute ainsi sur des images d'archives tandis qu'une voix off met en balance la plus grande monarchie du monde et un pays exsangue, les fastes du tsarisme et une industrie déliquescente, les oripeaux de la cour et une population paysanne affamée. Un arbre généalogique et une série de portraits présentent la lignée des Romanov, ses trois siècles de dynastie et les 17 familles qui règnent sur le Royaume. En face, deux tiers de la population analphabète, d'énormes contraste sociaux, une bureaucratie et une censure omniprésents, des droits de l'homme bafoués... Klimov évoque certes les abus du pouvoir tsariste et de l'aristocratie, mais son propos est si virulent, si vibrant, il semble si actuel que l'on ne peut s'empêcher de penser qu'il commente l'état de la Russie sous le régime soviétique. Le fait qu'il termine sa diatribe en annonçant la fin de la monarchie et en célébrant la révolution ne semblant être là que pour rassurer les censeurs.

L'usage d'archives et de commentaires répond à un besoin d'historicité mais vise également à conduire à une forme de contamination des différents registres d'images. Les archives peuvent ainsi se retrouver transformées en fiction cinématographique par leur mise en scène, comme ces images de guerre qui par le biais d'un montage hyper dynamique semblent tout droit sorties d'un film d'Eisenstein. Inversement, les pensées ou les rêves d'un protagoniste peuvent être illustrées par des archives. Cette frontière rendue poreuse entre images réelles et fictionnelles induit l'idée que les protagonistes du film font déjà partie du passé, qu'ils sont les acteurs d'un histoire déjà révolue et qu'ils en ont la prescience. Si Klimov fait œuvre d'historien, il est avant tout cinéaste, inventeur de formes. S'il a le souci de la précision historique, il ne se situe pas dans un quelconque courant réaliste. Il propose au contraire un opéra baroque et lyrique. Il nous offre une vision de fin du monde pleine de folie portée par la personnalité énigmatique de Raspoutine.

Qui est ce (prétendu) moine devenu si proche du Tsar et de sa femme ? Un aventurier, un illuminé, un courtisan ? Klimov ne tranche pas vraiment mais nous explique que si ce mystique errant devient une figure de palais incontournable c'est parce que la société tsariste l'appelle de ses vœux, l'invente. La voix off rappelle que de tout temps des mystiques sont apparus à la cour, surtout lors des périodes de troubles, comme si la spiritualité russe s'incarnait pour conseiller les rois. Raspoutine apparaît d'abord dans les conversations. C'est le président de la Douma qui invite le Tsar à être prudent, à se méfier de ce personnage. La colère gronde chez le peuple et il supplie sa majesté de chasser cet intriguant. Raspoutine incarne pour lui les maux de l'époque, le changement qui s'annonce, la vision d'un royaume abandonné de Dieu. Puis c'est sa voix au téléphone, Raspoutine harcelant un vieil homme au milieu de la nuit. C'est enfin un rapide plan en vue subjective où l'on devine des convives le saluant lors d'une fête. S'ensuit une présentation biographique du personnage en voix off, des photos et enfin l'image en noir et blanc du moine déguenillé avançant sur la route.

Raspoutine, c'est d'abord une présence, une voix puis une image, comme un démon surgissant des ténèbres et prenant corps peu à peu, un homme sortant de l'histoire pour pénétrer dans la fiction. Aleksey Petrenko - formidable acteur qui est comme possédé par son personnage - n'apparaît à l'écran qu'au bout d'une vingtaine de minutes. Apparition encore furtive au cours de laquelle Raspoutine chante en tenant un enfant pâle comme la mort dans ses bras. Ce dernier ouvre les yeux, comme s'il revenait à a vie, caressant la barbe de son sauveur. Cette image à nouveau de quelque chose qui sort des ténèbres, qui prend vie, qui prend possession d'un corps. La femme du tsar prie son portrait, le remercie d'être venu du fin fond des forêts sibériennes pour sauver leur lignée. Par la manière dont il introduit son personnage dans le film, Klimov en fait un parfait représentant de la mystique russe. Il assoit bien la dimension spirituelle de Raspoutine tout en montrant la dévotion ou la crainte qu'il inspire dans son entourage. Fascinante figure dont Klimov ne tranche pas la nature véritable. Être démoniaque, guérisseur, sauveur ou intriguant... toutes les lectures sont possibles et le cinéaste ne ferme aucune porte durant le film. Car c'est moins le mystère du personnage qui est l'enjeu du film que ce que ce que sa personnalité dévorante et complexe dévoile, réveille ou attise chez les autres.


Pour le Tsar et son épouse qui voient le pouvoir des Romanov s'effriter, Raspoutine est le sauveur, la Russie éternelle, son âme. Klimov trouve une très belle idée de cinéma pour montrer combien Nicolas II craint la disparition de sa lignée et est prêt aux pires exactions pour la sauver. Alors que les généraux préparent la répression des manifestants, il s'éloigne en silence et se réfugie dans son laboratoire photo. Une photo de sa famille est dans le bain révélateur et le cliché semble être celui de fantômes. Klimov cadre alors en gros plan son visage baigné de rouge, marqué par un mélange de peur et de détermination. Un rouge qui annonce le sang du drame à venir. Des images d'archives nous montrent la révolution en marche, le peuple en colère qui commence à se rassembler. Puis ce sont les tirs, la répression. Nous sommes le 9 janvier 1905. Les images s'enchaînent sur les tirs de l'armée, puis viennent celles de la Première Guerre mondiale. Et le nombre terrible de morts - trois millions de russes - qui s'affiche à l'écran.

Le contraste est violent avec la scène qui suit, une fête de milliardaires, princes et banquiers. Ils festoient dans un décor de campagne construit dans un salon. Monde factice, artificiel : les puissants du royaume vivent tellement en dehors de la réalité, que même le peuple, la campagne sont une reconstitution. Mais le faux sert aussi à montrer que le monde qu'ils incarnent n'existe déjà plus. Eux aussi sont des fantômes. Dans sa salle d’état-major, le Tsar est entouré de figures de cires, soldats revêtus d'habits militaires de toutes époques. Les généraux sont en train de préparer la répression des insurgés, ils s'imaginent encore décider du présent, du futur de la Russie... mais, entourés de figures du passé, il sont comme les pièces d'un musée d'Histoire.

Plutôt que d'incarner une Russie éternelle volant au secours de la monarchie en péril, Raspoutine se révèle être une figure du changement. Corrompu, s'enivrant, tentant de violer une femme du beau monde, hurlant, vivant entouré de filles de petite vertu : Raspoutine vit au grand jour ce que l'aristocratie déliquescente tente de cacher d'elle-même. C'est un être brut, indomptable, un chien dans un jeu de quilles qui vient par sa superbe et sa folie faire éclater le miroir aux alouettes. Au même moment, le peuple russe ouvre les yeux sur cette caste dirigeante censée incarner les valeurs russes et qui ne cesse de les trahir. Dans la seconde partie, L'Agonie, Raspoutine finit même par incarner ce peuple. Il devient une victime expiatoire pour tous les politiques et aristocrates apeurés à l'idée que leur monde va disparaître. La Tsarine met d'ailleurs clairement en garde son mari : rejeter Raspoutine, c'est se couper définitivement du peuple.


La mise en scène inspirée, parfois furieuse de Klimov épouse les soubresauts du tsarisme mourant. Le cinéaste nous offre des images puissantes et crée des collisions inattendues par l'enchaînement des séquences. Celles à venir viennent en effet souvent contaminer par le son ou par des visions fugaces celles encore en cours, juxtapositions souvent étonnantes qui lient cette grande fresque du début à la fin, unifiant un récit qui intègre beaucoup d’événements et de personnages. L'histoire n'avance pas par à-coups, mais comme un fleuve. Les faits s’enchaînent, inexorables, comme si tout était déjà écrit. La deuxième partie - parfois difficile à suivre - nous emporte dans le chaos, la folie. Les visions se multiplient et le présent du film se retrouve de plus en plus contaminé par les archives. On approche de 1916, le début du film, la fin d'une histoire, le début d'une autre. Lorsque advient la grande crise mystique de Raspoutine, qu'il est pris de convulsions et parle dans un langage inconnu, il pénètre avec la fille du tsar dans un monde en noir et blanc. C'est terminé : ils ne font plus partie de l'histoire qui se déroule, ils appartiennent dorénavant au passé.


(1) Nous n'avons pas pu voir ces deux derniers titres et ne nous basons donc que sur des comptes-rendus critiques de l'époque.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 27 avril 2017