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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sayat Nova, la couleur de la grenade

(Sayat Nova)

L'histoire

C'est l'histoire d'Haroutioun ("résurrection" en arménien), un fils de tisserand qui devient un Achoug (mi-troubadour, mi-sage) célébré et connu dans toute l'Arménie sous le nom de Sayat Nova. C'est à travers une série de tableaux l'évocation des grands moments de sa vie : son enfance, sa découverte des arts, son amour pour la princesse Anna, son retrait au couvent de Haghbad et enfin son assassinat par les cavaliers turcs qui fondent sur le Caucase.

Analyse et critique

Après la sortie des Chevaux de feu, Paradjanov défend publiquement des intellectuels arrêtés et soumis à des jugements et des condamnations iniques. Il parvient cependant sans difficulté à réaliser ce nouveau long métrage, bénéficiant même de la collaboration de l'Armée rouge qui prête des chevaux pour le tournage. Si ses prises de position ne lui portent pas encore préjudice, la teneur du film va en revanche le mettre dans le collimateur du pouvoir soviétique. Sayat Nova est soutenu par le Comité d'État au cinéma arménien (le Goskino d'Arménie), mais dès l'origine le Goskino de Moscou n'apprécie guère le projet. Ils autorisent tout de même le tournage du film - tout en demandant des coupes et des remaniements dans le scénario - car Sayat Nova (1) et ses écrits en trois langues (géorgien, arménien et azerbaïdjanais) symbolise l'unité et l'amitié des peuples du Causase et sert donc a priori les intérêts de l'Union Soviétique. Malgré les modifications du scénario et l'autorisation du Goskino, la réception du film sera très problématique. En effet, Sergei Paradjanov ne se contente pas de raconter la vie Sayat Nova et de montrer combien il est réputé dans tout le Caucase : il part de son histoire pour célébrer la culture arménienne et évoque ainsi un peuple qui n'existe pas aux yeux des autorités. Pire : un peuple qui ne doit pas exister. D'ailleurs, comme pour Les Chevaux de feu, l'ouverture de Sayat Nova annonce d'emblée la teneur et l'esthétique du film. On y voit trois grenades d'un rouge flamboyant dont le jus s'écoule et vient dessiner une forme qui représente les trois Arménie réunies. L'un des derniers plans du film montrera ces grenades écrasées, le jus recouvrant toute la nappe telle une flaque de sang et une épée posée à leur côté.

Paradjanov ne souhaite pas faire une biographie du poète mais bien rendre compte de son esprit, de son monde intérieur. Dans un même temps, il entend sortir de l'ombre et magnifier l'identité et la culture arménienne. Dès qu'il le peut, dans sa vie ou dans son art, Paradjanov ne manque pas une occasion de prendre fait et cause pour les les peuples opprimés, les exclus, les exilés, et avec Sayat Nova il a - malgré les pression du Goskino de Moscou - les coudées franches. Cette œuvre visuellement stupéfiante demande sept mois de tournage, dont une partie dans le monastère de Haghbat (XIIIème siècle) situé au nord de l'Arménie soviétique. Le budget est pourtant très maigre au regard de l'ambition esthétique du cinéaste, et l'on ne peut qu'être sidéré par la qualité esthétique d'un film tourné sans grands moyens. Il faut dire que Paradjanov est aidé par de nombreux artistes et intellectuels arméniens qui se mobilisent autour du projet. Là où il tourne, les habitants et les commerçants lui apportent leurs biens les plus précieux ou aident au tournage, le musée d'Erevan lui prête des costumes et des objets d'époque et Catholicos Vaskend Ier, le pape de l'Eglise d'Arménie, lui confie les précieux manuscrits du monastère d'Etchmiadzin.

Comme pour Les Chevaux de feu, Paradjanov évite et fuit le folklorisme. S'il s'entoure de tous ces objets, c'est pour que le film baigne totalement dans la culture arménienne, qu'il respire à son rythme, qu'il en soit comme une émanation naturelle. Le cinéma soviétique apprécie le folklore mais il faut que les films restent au stade de la caricature : quelques images bien typiques, des costumes, des danses... mais pas plus car il s'agit d'unir les peuples sous l'égide de l'U.R.S.S et non de mettre en avant leurs singularités. Or tout le film de Paradjanov n'est que célébration d'une d'identité et d'une culture.

Si le film est l'occasion pour le réalisateur de défendre et de célébrer cette culture arménienne dans laquelle il a grandi, c'est aussi pour lui un moyen d'évoquer son amour des deux sexes. Il demande ainsi à Sofiko Tchiaourelli (la fille du cinéaste Mikhaïl Tchiaourelli) d'interpréter cinq rôles, hommes ou femmes confondus : le poète jeune, la princesse Anna, une nonne, un ange, un mime. Le fait de mélanger le masculin et le féminin dans un même corps mais aussi de parler de l'homosexualité du poète via des images et une symbolique très parlante ne pouvait que déplaire aux autorités qui, déjà bien échaudées par le sujet du film, dénonceront à sa sortie un « esthétisme décadent ».

Au-delà des allusions sexuelles, c'est la sensualité toute entière du film qui nous frappe. L'histoire de Sayat Nova est vécue par le spectateur à travers les sens du poète, des sens en éveil, sensibles aux infinies variations du monde et à ses multiples beautés. Des parchemins caressés par le vent, des froissements d'étoffes, des écoulements d'eau ou de vin... tous ces stimuli sensoriels que la mise en scène de Paradjanov retranscrit à merveille viennent nourrir l'imaginaire de l'Achoug, sa vision du monde et donc son art.

Paradjanov lui emboîte le pas et tout son film n'est qu'images et signaux à l'attention d'un spectateur primitif qui réagirait non pas sur la réflexion mais sur la stimulation. Il y a bien sûr un autre niveau de lecture qui fonctionne sur la (re)connaissance des symboles et des allégories qui parsèment le film et qui font appel au fond culturel arménien : les grenades, le lait, les colombes, les chevaux ou encore tout ce qui a trait aux forces telluriques qui sont constitutives de la pensée arménienne. Forcément, beaucoup de choses nous échappent mais l'essentiel nous est transmis. Il ne faut pas nécessairement chercher à comprendre chaque image pour apprécier et comprendre le film. Il suffit de se laisser porter par ce poème qui joue sur les échos, les rimes visuelles, les jeux de miroir et les ambiances.


Avec Sayat Nova, Paradjanov joue sur l'abstraction de chacune de ses images, sur des plans fixes hyper formalistes et qui tranchent avec la caméra tout en mouvement des Chevaux de feu. Il ne fait plus jouer ses acteurs, ne s'intéressant qu'à la typologie des personnages. Il travaille sur la composition, les cadres, les lumières pour mettre en valeur leurs corps, leurs costumes et pour les inscrire dans un ensemble visuel plus vaste fait de couleurs et de textures. Chaque image est précisément construite pour créer un sentiment de stupéfaction mais la grande force de Paradjanov c'est qu'elles paraissent néanmoins naturelles, presque évidentes, comme offertes simplement à l'œil de la caméra. On sent que pour Paradjanov chaque image possède une force magique et revêt un aspect sacré, Ici, le fait de fermer ainsi les cadres semble répondre à l'ascétisme des personnages et l'on imagine qu'elles sont comme les cellules d'un monastère où se propagerait un souffle divin.

Il n'y a plus de mouvements d'appareil, ni de champ/contrechamp, ni même de raccord de montage. Chaque plan devient un bloc autonome et c'est au spectateur de lier un plan à un autre. Mais ce lien ne se fait pas seulement entre deux plans consécutifs, la construction du film tenant beaucoup sur des effets de rimes et d'échos, ce qui pousse l'esprit du spectateur à rejouer constamment ce qui a déjà été vu. On construit ainsi une grande partie de l'histoire en laissant son esprit vagabonder et aller de ce que l'on est en train de voir au souvenir de ce que l'on a vu. Le sens du film nous apparaît par le traitement inconscient des images, plus certainement qu'en décryptant les symboles et les codes qui le parsèment. Paradjanov ouvre la porte d'un musée dédié aux mythes, à l'art, à la culture arménienne. Mais il n'endosse pas la tenue du guide et nous laisse déambuler dans les couloirs. Il nous fait pénétrer dans un monde intérieur, non pas celui d'un artiste, mais celui d'un peuple tout entier.


Paradjanov met en place cet art de la mosaïque qu'il ne va dès lors cesser d'explorer. A partir de Sayat Nova, il va concevoir chacun de ses films comme il concevra également ses travaux picturaux, c'est-à-dire en travaillant sur le collage de fragments de matières, de textures et d'objets. Le rapport entre sa mise en scène et la peinture se retrouve également dans l'approche très frontale qu'il a des corps et des visages, dans l'absence du hors champ (tout doit être dans le cadre, jusqu'à la saturation de celui-ci si nécessaire) ou encore dans l'utilisation de fonds unis qui rappellent les cyclos des peintres. Tous ces éléments donnent le sentiment de véritables tableaux filmés. Mais n'en déplaise aux détracteurs de sa démarche artistique, c'est bien sûr du cinéma que fait Paradjanov. Déjà, ses films sont une ode à la magie et aux illusions du cinéma primitif : il s'amuse à faire des disparitions, des métamorphoses à partir de simples effets de montages et d'arrêts de caméra, un véritable héritage et hommage au cinéma de Méliès. Mais surtout, ils ne sont pas réductibles à une simple succession de tableaux vivants, le montage est toujours là, indispensable, constitutif de la démarche. Seulement, c'est un montage invisible en cela qu'il ne repose pas sur la succession d'un plan à un autre mais sur un système d'écho. Sayat Nova est construit sur la succession de dix-sept de ces tableaux qui sont comme autant de petite pièces d'une grande fresque éclatée. Chronologie malmenée, ellipses surprenantes (comme lorsque Paradjanov montre Sayat Nova passer d'enfant à jeune homme simplement en faisant se cacher l'acteur jouant le poète enfant derrière l'acteur qui chronologiquement lui succède), énorme place laissée aux songes, aux réminiscences : la proposition cinématographique de Paradjanov est aussi troublante que fascinante, aussi savante que finalement limpide pour qui accepte de se prêter au jeu. Lorsque le film va être remonté (on y reviendra plus bas), la première chose va être de faire se succéder les scènes chronologiquement, ce qui n'était pas le cas dans la version d'origine. Seulement, cette version que l'on connaît aujourd'hui conserve une force d'évocation et de fascination totale et l'on se dit que le film n'a pas dû tant que cela souffrir de ce remontage. En effet, le système d'écho et de plans tableaux autonomes imaginé par Paradjanov fait que Sayat Nova ne repose pas sur une continuité narrative mais sur un système de sautes d'un plan à un autre, d'un bout à l'autre du film. On pourrait même tenter l'expérience et monter les tableaux aléatoirement : certainement que le film serait toujours compréhensible et tiendrait debout.

Ce refus d'ordonner les choses tient à l'esprit d'antiquaire qui habite Paradjanov. C'était le métier de son père et le jeune Serguei a baigné très tôt dans un univers fait d'une juxtaposition d'objets de tout types issus de différentes cultures. Le collage c'est aussi cela pour lui : faire se rencontrer des peuples, des cultures, des histoires, des langues... le métissage comme principe de vie. Sa mère était une passionnée d'art et il a baigné dans la littérature, la musique, la poésie, la danse, tout cela créant un grand terreau duquel plus tard il fera surgir une œuvre qui s'exprimera à travers des écrits, des poèmes, des photos, des dessins, des peintures, des collages, des mosaïques, des conceptions de vêtements et bien sûr du cinéma. Les films de Sergei Paradjanov ressemblent souvent à un souk, à un bazar où l'on trouve mille images, où l'on peut dénicher mille objets. Des objets qui parce qu'ils ont été créés par la main de l'homme doivent continuer à vivre, à être manipulés, à circuler. Les musées, les galeries n'intéressent pas Paradjanov qui ne conçoit la conservation et la transmission d'une culture que par la manipulation et la circulation de ses artefacts et de ses créations artistiques. L'une des premières phrases du film, alors que les moines essayent de sauver les livres détrempés par l'orage, est : « Il faut conserver et lire les livres, car les livres c'est l'âme et la vie. Sans livres, le monde aurait plongé dans l'ignorance. » Amour du savoir, de la culture mais à condition que ce soit vivant : « conserver » ne suffit pas, il faut aussi « lire ».

Comme Les Chevaux de feu, le film est mal reçu en U.R.S.S, même du côté d'Erevan. On parle à son propos de passéisme, d'anti-soviétisme, de nationalisme. Le Goskino juge le film hermétique, décadent, trop allégorique et trop porté sur la religion. Armenfilm obtient cependant l'autorisation de diffuser en République Soviétique d'Arménie une version légèrement modifiée (au niveau du contenu des intertitres) sous le titre de La Couleur de la grenade. Pour les autres républiques, les autorités demandent un nouveau montage auquel se refuse de se soumettre Paradjanov. C'est le cinéaste Serguei Youtkevitch qui s'en charge : il procède à des coupes, remonte le film chronologiquement et modifie une nouvelle fois les intertitres. (2) Seulement trois copies sont tirées de cette nouvelle version et le film, qui aura mis deux ans à être diffusé en dehors de l'Arménie, n'est exploité que pendant deux semaines avant de disparaître des écrans. C'est le début d'une longue descente aux enfers pour Paradjanov qui va mettre quinze ans avant de revenir derrière une caméra...


(1) On fête alors le bicentenaire de la naissance du poète.
(2) Les données diffèrent d'une source à une autre sur les transformations du film. Selon certaines, ce sont vingt minutes de film qui auraient été coupées par Youtkevitch or entre la version distribuée en République Soviétique d'Arménie - avant son intervention - et celle distribuée à Moscou, il y a a priori seulement cinq minutes de différence (78 minutes pour la première, 73 pour la seconde). C'est en tout cas la version de 1h13 qui est montrée à l'étranger à partir de 1977, notamment en France lors de la sortie tardive du film en 1982. Les coupes concernent principalement des plans de femmes dénudées, des allusions à l'homosexualité du poète mais aussi des éléments qui ont semblé trop hermétiques et secrets à Youtkevitch. A noter que près de quatre heures de rushes ont été trouvées et diffusées en intégralité à la télévision italienne, ce qui ne doit pas laisser entendre que le film a un jour existé dans une version encore plus longue.

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DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : capricci

DATE DE SORTIE : 15 avril 2015

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La fiche IMDb du film

Introduction biographique

A lire :

Sayat Nova par Erik Bullot (éditions Yellow Now, Côté Films #8)
Un petit ouvrage très complet et limpide sur la genèse du film, ses aléas de fabrication et qui surtout donne un certain nombre de clefs de compréhension et de pistes d'interprétation passionnantes; Bullot précise à ce sujet : "Je mesure toutefois l'écart entre la personnalité du cinéaste et mon interprétation. Paradjanov n'est ni un intellectuel, ni un savant (...) Si je convoque l'alchimie ou la pensée de Marcel Mauss, c'est en sachant qu'il en ignorait les termes". L'ouvrage est donc fait d'interprétations, d'hypothèses, de propositions certes, mais jamais Bullot n'oublie le film et le travail du cinéaste, jamais il ne plaque artificiellement ses idées ou surplombe l'oeuvre d'une pensée théorique. C'est un vrai travail critique qui s'accroche à chaque plan du film, un complément indispensable pour qui veut en percer les secrets et le mystère...

Cinéma 014 - automne 2007 (Editions léo Scheer)
On retrouve ici Erick Bullot dans ce très intéressant article où il décortique les quatre heures de rushes du film découverts au milieu des années 90 et diffusés en intégralité à la télévision italienne.

Par Olivier Bitoun - le 9 avril 2013