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Critique de film
Le film
Affiche du film

Quatre hommes et une prière

(Four Men and a Prayer)

L'histoire

Le Colonel Loring Leigh de l'Armée des Indes de Sa Majesté est accusé d'avoir vendu des armes à des rebelles indiens et d'avoir indirectement causé la mort de 90 soldats. Un tribunal militaire le déchoit de ses honneurs. Le vieil homme s'en retourne chez lui et, bien décidé à laver son nom, convoque ses quatre fils pour qu'ils lui viennent en aide. Rodney, étudiant à Oxford, Wyatt, brillant avocat, Christopher, aviateur séducteur, et Geoffrey, travaillant à l'ambassade d'Angleterre à Washington, se retrouvent dans la demeure familiale. Mais alors qu'il se prépare à leur présenter les preuves de la conspiration dont il a été la victime, le colonel Leigh est froidement abattu dans son salon. Ses quatre brillants garçons décident alors d'enquêter afin de restaurer l'honneur de leur père. Ils seront aidés inopinément par la ravissante et riche Lynn Cherrington, amoureuse de Geoffrey Leigh.

Analyse et critique

« De toute manière, je n'aimais pas l'histoire et tout ce qu'il y avait autour. Pour moi, c'était un travail alimentaire. Je les ai fait un peu marcher. » (1)

On pourrait dessiner un schéma, certes un peu arbitraire, dans la filmographie de John Ford appartenant aux années 30. Malgré une série de films différents en terme de genres et de contextes de production, il apparaît quatre grandes périodes qui témoignent pour chacune des impasses et des embellies d'une carrière qui achève d'acquérir sa maturité. Lors du passage au cinéma parlant, le parcours du cinéaste n'emprunte aucune direction particulière, Ford enchaîne des films sans prétention qui se caractérisent princièrement par un souci professionnel du travail bien fait. Puis survient la trilogie informelle tournée avec Will Rogers qui installe progressivement une esthétique et esprit "fordiens" dont l'héritage imprégnera la suite de sa carrière. A l'apogée de cette époque, le milieu des années 30, Le Mouchard, projet ambitieux et personnel s'il en est, place le cinéaste au premier plan grâce à son succès. Pourtant, les velléités d'indépendance et d'excellence du réalisateur sont contrariées par la RKO et celui-ci doit revenir régulièrement dans le giron de la Fox et accepter des œuvres de commande qui ne l'inspirent que rarement (on pense au très beau Je n'ai pas tué Lincoln). Après quatre ans de films plus ou moins mémorables (Mary Stuart, Révolte à Dublin, La Mascotte du régiment, Hurricane, Patrouille en mer), la carrière de John Ford prend un élan définitif vers les cimes au tournant de l'année 1939 avec La Chevauchée fantastique, Vers sa destinée et Sur la piste des Mohawks.

Quatre hommes et une prière appartient ainsi au groupe de films anodins qui précède les chefs-d'œuvre de la fin de la décennie. D'emblée, le sujet abordé apparaît plutôt intéressant, surtout si l'on se place d'un point de vue fordien. Voilà un film qui prône la défense de valeurs positives contre des mensonges officiels, met en présence un groupe d'hommes (quatre frères) unis par une forte tradition familiale et résolus à se battre pour la vérité, défend une forme d'innocence liée à une éducation sans cynisme, et enfin met en exergue l'image d'une figure paternelle qui soude une communauté. Tous les ingrédients sont réunis pour intéresser le cinéaste. Or, celui-ci avouait sans gêne ne pas apprécier le scénario, d'autant que le studio s'intéressait bien plus à produire un film d'aventures exotiques avec des personnages taillés à la serpe.


Qu'est-ce qui ne fonctionne pas alors ? On le sait, John Ford considéra ce film comme un travail purement alimentaire, dont il détestait déjà le scénario avant le premier tour de manivelle. Son désintéressement suffit-il pourtant à expliquer l'ennui poli qui pointe à la vision de Quatre hommes et une prière ? On pourrait déjà commencer par estimer que le second degré anglais (la distance du regard, l'air ne pas y toucher), qui correspond à la nationalité des héros du film, ne convient pas à l'Irlandais Ford qui aime tant ruer dans les brancards. A ce titre, la scène dans le bar hindou qui dégénère en bagarre de saloon, avec effets comiques et sur fond de musique irlandaise, est révélatrice d'un artiste qui veut faire entendre sa petite voix au milieu d'un exercice imposé. Le réalisateur donc accomplit sa tâche en restant très premier degré, et un décalage se produit donc avec la caractérisation des personnages et surtout avec le ridicule des situations. De plus, Ford n'est ni Raoul Walsh ni Michael Curtiz, des cinéastes qui auraient pu emballer cette histoire avec leur dynamisme et leur capacité à faire oublier un scénario bâclé. Il est encore moins Alfred Hitchcock capable, lui, comme il le fit avec certains de ses films anglais des années 30, de créer des enjeux dramatiques forts à partir d'élucubrations scénaristiques, et de conférer à l'exotisme un sentiment d'étrangeté et de menace permanentes.

Car ici, Ford doit se coltiner un script (auquel a d'ailleurs participé William Faulkner) d'une pesanteur désarmante. Quatre hommes et une prière est censé nous balader de pays en pays (même si l'on quitte très rarement les décors en intérieur), mais il est surtout construit sur des dialogues. Alors que le film partait sur des bons rails, avec une certaine vivacité présente dans les premières scènes (la présentation des différents personnages amenés à se retrouver d'urgence dans la demeure familiale), il apparaît vite qu'il va se traîner sur un rythme poussif où l'on verra, à tour de rôle, les quatre fils expliquer l'action au spectateur. Une scène est symptomatique de cette lourdeur. On connaît la science de l'ellipse narrative de John Ford. De cela, il n'est point question ici quand on assiste à la conversation téléphonique, purement informative, entre George Sanders et David Niven, où chacun essaie péniblement de se faire comprendre à des milliers de kilomètres de distance. Au mieux laborieux, au pire totalement inutile. Ce n'est pas tant le détachement, tout britannique s'il en est, qui crée l'ennui que l'impression assez vite ressentie que l'on se moque totalement de ce qui peut arriver aux personnages dans leurs pérégrinations. Et ce n'est pas le rebondissement improbable au tiers du récit (deus ex machina facile qui concerne l'identité du père de Loretta Young) qui va ajouter du sérieux à l'entreprise. Le danger est censé aussi être permanent, mais on se demande bien où il peut bien se nicher quand on observe ces quatre hommes déambuler heureux comme comme des innocents en mal de sensations fortes, toujours propres sur eux et armés de leur seul élocution. On aura néanmoins la surprise de regarder un jeune George Sanders jouant son rôle sans le moindre cynisme ou second degré, chose à laquelle nous ne sommes que rarement habitués.


Cependant, une belle et poignante séquence relève momentanément ce plat sans saveur, et nous rappelle que ce n'est pas Lloyd Bacon ou George Marshall qui se tiennent derrière la caméra. Lors de l'épisode en Amérique du Sud, Loretta Young et deux des frères se trouvent dans un patelin dangereux où l'armée régulière découvre le repaire des révolutionnaires armés par les marchands d'armes sans scrupules que poursuivent nos héros. Le drame survient en deux temps. D'abord à travers de la destinée funeste du général corrompu et rebelle, qui va finir fusillé sous les ordres d'un improbable John Carradine en militaire sud-américain, l'ensemble étant traité sur un mode tragi-comique. Cette exécution déclenche la vraie tragédie qui s'invite brutalement dans ce récit alors presque insignifiant : le massacre des rebelles par l'armée. Une tragédie traitée de front, avec la violence la plus crue, opposant d'un côté les révolutionnaires saisis par la mort debout sur un escalier évoquant Eisenstein, et de l'autre les soldats immobiles filmés en travelling latéral, vidant leurs munitions tels des machines sans âmes. C'est à ce moment que, momentanément, Loretta Young tombe le masque de l'aventurière snob pour prolonger l'effroi provoqué par cette séquence. Si le "message" visant à dénoncer les marchands d'armes est lourdement asséné dans la suite du film, l'ensemble de cette séquence confinée dans un endroit reculé et inquiétant retiendra heureusement l'attention.

La belle et élégante Loretta Young, personnage féminin plus "hawksien" que "fordien" est un autre atout, et l'on s'apercevra qu'elle se révèle comme le pivot de l'histoire, coiffant de sa superbe les prestations de ses compagnons masculins qu'elle domine par son charisme et son allant. Sa fonction de catalyseur n'opère pas de la même façon que dans d'autres films du maître, agissant ici au grand jour et sans se départir d'une certaine artificialité. Ses apparitions inopinées resteront cependant un plaisir pour les yeux, et apportera un peu de légèreté dans ce Quatre hommes et une prière presque impersonnel, embourbé dans son verbiage et son manque cruel d'action et d'émotions, alors que le pitch de départ était plutôt prometteur.

(1) John Ford par Peter Bogdanovich. 1967/1978 (page 60)

En savoir plus

La fiche IMDb du film

L'Analyse de Steamboat Round the Bend

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Par Ronny Chester - le 20 février 2007