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Critique de film
Le film
Affiche du film

Je n'ai pas tué Lincoln

(The Prisoner of Shark Island)

L'histoire

14 avril 1865. Lors d’une représentation au Ford’s Theatre de Washington, le président Abraham Lincoln est abattu d’un coup de pistolet. L’assassin, le comédien John Wilkes Booth, parvient à s’échapper. Blessé suite à une chute, il se fait soigner quelques heures après son forfait par un médecin, le docteur Samuel Mudd, qui l’accueille volontiers sans se douter de l’identité de son client nocturne. Lors d’une fouille effectuée par l’armée, un soldat trouve la botte du meurtrier au domicile du docteur. Ce dernier est immédiatement arrêté pour complicité. Mudd a beau crier son innocence, il est victime d’une justice expéditive qui le condamne à la détention à perpétuité dans la terrible prison militaire de Fort Jefferson située sur l’île de Dry Tortugas au large de la Floride.

Analyse et critique

La filmographie de John Ford des années 1930 reste assez méconnue si l’on se fie aux commentaires dithyrambiques qui accueillent généralement ses réalisations des années 1940, 1950 et 1960. On situe généralement le début de sa période fastueuse en 1939 avec des chefs-d’œuvre comme La Chevauchée fantastique, Vers sa destinée et Sur la piste des Mohawks. En égrenant avec une extase non feinte les titres des productions qui suivirent ces films fabuleux dans les années 40, il semble logique d’écarter sa production antérieure au bénéfice d’œuvres qui marqueront à tout jamais l’histoire du cinéma. Pourtant, la décennie précédente contient quelques petites perles fort dignes d’intérêt, d’autant que l’esprit fordien et la cohérence thématique qui caractérisent les plus grandes réussites du maître sont déjà présents au sein d’une série de films appartenant à des genres différents comme la comédie, le drame, le film de guerre, le film d’aventures, le film policier, le film historique et surtout les chroniques de la vie quotidienne dans lesquelles Ford déclamait son amour pour sa patrie d’adoption. En 1935, le cinéaste faisait une sorte de grand écart artistique avec la réalisation du Mouchard, un drame policier expressionniste se déroulant en Irlande, et Steamboat Round the Bend, une chronique tendre et picaresque de l’Americana avec Will Rogers sur fond de descente du fleuve Mississippi. L’Amérique selon John Ford commençait à poindre dans ces films d’un autre temps, mais le réalisateur donnait encore l’impression de s’éparpiller.


L’année 1936 marque la rencontre de John Ford avec Daryl F. Zanuck qui présidait aux destinées de la 20th Century Fox depuis la fusion de sa compagnie de production 20th Century Pictures avec Fox Film la même année. Ces deux hommes au fort tempérament vont s’entre-déchirer pendant dix ans, mais leur collaboration sera fructueuse et donnera naissance à d’impressionnantes réussites comme Vers sa destinée, Sur la piste des Mohawks, Les Raisins de la colère, Qu’elle était verte ma vallée, La Route du tabac ou La Poursuite infernale. Je n’ai pas tué Lincoln est, au départ, un pur film de commande pour John Ford. Le scénario a été écrit par Nunnally Johnson, célèbre scénariste que Zanuck prit sous son aile dès 1934 pour ses débuts à Hollywood, et qui signera des scripts fameux comme ceux de Jesse James (Henry King, 1939), Roxy Hart (William Wellman, 1940), Holy Matrimony (John Stahl, 1943) ou du Renard du désert (Henry Hathaway, 1951) pour la Fox. Il est aussi l’auteur des scénarios de La Femme au portrait (Fritz Lang, 1944), du Grand Bill (Stuart Heisler, 1945), de Double énigme (Robert Siodmak, 1946) et des Douze salopards (Robert Aldrich, 1967) ; il s’essaiera également à la mise en scène avec plus ou moins de bonheur. Johnson et Ford vont collaborer sur trois films, Je n’ai pas tué Lincoln est le premier d’entre eux.

Le scénario est adapté de la véritable histoire du docteur Samuel A. Mudd qui fut accusé d’avoir participé au complot visant à assassiner le président Lincoln. Mudd clama en vain son innocence et fut condamné à perpétuité, avant d’être gracié pour avoir sauvé les prisonniers et l’encadrement militaire de la terrible fièvre jaune. Gracié mais pas réhabilité. De génération en génération, ses descendants ont tenté de blanchir le nom de Mudd, mais sans succès. Si John Ford se voit offrir le sujet sans l’avoir demandé, il ne va pas perdre de temps à s’impliquer dans ce projet. En effet, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui a pu conduire le cinéaste à se passionner pour cette histoire et prendre le sujet à bras-le-corps. Ford le patriote, l’Américain d’adoption, n’a eu de cesse d’interroger l’histoire des Etats-Unis et particulièrement la période de la guerre de Sécession, symbole de la fracture de la nation et de sa propre ambiguïté. John Ford est ce qu’on pourrait appeler un "conservateur libéral". Il est attaché aux idéaux de démocratie et de liberté véhiculés par les Yankees, comme il est aussi l’ami des petites gens du Sud, ces personnes viscéralement attachées à leur terre et à leurs traditions, et qui manifestent derrière leur rudesse et leur truculence une évidente générosité (et chez qui il voit aussi une réminiscence du petit peuple d’Irlande dont il est si proche). D’un côté on trouve les abolitionnistes, émancipateurs des Noirs mais aussi les chantres d’un modernité industrielle agressive et souvent injuste, de l’autre le Sud picaresque et généreux, mais terre de l’esclavage et des privilèges aristocratiques. Ces contradictions sont au centre du cinéma de John Ford. Quiconque s'obstine à parler encore de manichéisme à propos de son art n’a véritablement pas saisi l’importance de ce conflit intérieur et de cette tension permanente qui irrigue son oeuvre.


Abraham Lincoln est l’incarnation parfaite des idéaux nobles défendus par Ford, il est une forme de père spirituel qui protège la nation américaine de ses tiraillements. Il n’est donc pas étonnant de voir le cinéma américain s’emparer de cette figure tutélaire. John Ford dédiera justement l’un de ses plus beaux films à l’évocation de la jeunesse de Lincoln, qu’incarnera brillamment Henry Fonda dans Vers sa destinée (1939). Homme de loi intègre puis homme politique roué, Lincoln n’aura eu de cesse de vouloir préserver l’unité du pays. C’est ainsi qu’il est présenté dans le prologue de Je n’ai pas tué Lincoln. Filmé en contre-plongée sur son balcon d’où il s’adresse à la foule, le président apparaît comme la statue du commandeur, quasiment une divinité dont les mots suffisent à changer le cours de l’histoire. Le jour de la reddition du Général Lee, il demande à la fanfare de jouer Dixie, fameux hymne sudiste. Il est l’homme de la réconciliation nationale. Quand Lincoln meurt assassiné, Ford le filme assis paisiblement dans son fauteuil ; un voile vient couvrir le plan comme un linceul. La mise en scène inscrit le personnage dans l’éternité tel qu’on le visualise depuis sous la forme de la statue qui le représente au Capitole. Ce qui est intéressant c’est de constater tristement par la suite que les Nordistes, défenseurs de la loi et de l’idéal démocratique, se compromettent dans l’organisation d’une parodie de procès afin de satisfaire les attentes bestiales du peuple descendu dans la rue pour crier vengeance, et d’éviter surtout une reprise de la guerre civile. L’assistant du secrétaire à la Défense vient même sommer les généraux responsables du verdict (il s’agit d’un procès militaire) de ne pas s’encombrer de légalisme et de rendre une justice expéditive. Dans l’enceinte de ce tribunal d’opérette se trouve piégé le pauvre docteur Mudd, qui parvient tout juste à exprimer sa colère et son sentiment d’injustice alors que les accusés sont interdits de parole. Pour Ford, tout n’est que représentation : de l’assassinat de Lincoln au théâtre par un acteur jusqu’à l’exécution par pendaison des condamnés à mort devant un public, en passant par le spectacle organisé d'une parodie de justice (on pourrait aussi inclure le discours hypocrite du carpet bagger venu amadouer les Noirs pour faire des affaires et qui révèle son racisme dès qu’il se sent menacé). Différencier la vérité du mensonge n’est pas chose aisée. On pourrait penser qu’il s’agit de l’enjeu principal du film, mais l’important reste chez Ford, comme toujours, la réconciliation des parties adverses autour du sentiment communautaire.

John Ford prend délibérément parti pour Samuel Mudd, mais sa description du médecin sudiste est plus subtile qu’il n’y paraît. Si, comme d’habitude, la chaleur et la bonhomie des habitants du Sud sont bien retranscrites, le paternalisme affiché du docteur Mudd envers ses Noirs - libérés mais toujours à son service - et sa rudesse témoignent de la lucidité du réalisateur qui ne cache en rien la personnalité contradictoire de son personnage. Homme de principes mais qui ne rechigne pas à gagner indûment 50 dollars, mari dévoué et père affectueux mais autoritaire et méfiant vis-à-vis des Yankees jusqu’à leur tirer dessus au canon pour percevoir les médicaments nécessaires au combat contre la fièvre jaune (bien que les sautes d’humeur et les insultes anti-Nordistes restent l’apanage de son beau-père, ex-officier confédéré et incorrigiblement ronchon comme se doit de l’être tout grand-père fordien). Ford poursuit jusqu’au bout la logique de division nationale dépeinte par son film. La contradiction est consubstantielle de son pays comme de son cinéma. Seule l’adversité permettra d’unir les contraires et d’entrevoir le salut.

Au-delà d’un film politique, Je n’ai pas tué Lincoln est un film de prison avec, à la base, ses codes visuels et enjeux traditionnels de ce type d’aventure humaine. Le titre original insiste d’ailleurs plus sur ce thème : The Prisoner of Shark Island caractérise avant tout le personnage comme étant un bagnard obligé de résister aux épreuves douloureuses que sa condition lui impose. Aux plans harmonieux et équilibrés du début succèdent, dans le pénitencier, des plans plus anguleux, agressifs, méticuleusement composés et marqués par un fort éclairage expressionniste du chef opérateur Bert Glennon. Fidèle collaborateur de John Ford sur huit films, Glennon est un formidable sculpteur de la lumière. Pour rappel, on mentionnera les photographies de Blonde Venus (1932) et L’Impératrice rouge (1934) de Joseph Von Sternberg, du Prisonnier de Zenda (1937) de John Cromwell, de La Charge fantastique (1941) de Raoul Walsh, de Red House (1947) de Delmer Daves ou bien de L’Homme au masque de cire (1953) d’André De Toth. La composition des plans à l’intérieur de la prison militaire exprime le malaise, le danger et la menace qui pèsent sur l’infortuné détenu et la population toute entière. Jusqu’à faire de Mudd un martyr de sa propre cause.


De son internement à sa "résurrection", en passant par sa tentative d’évasion et la haine dont il est l’objet, Samuel Mudd effectue presque un parcours christique - mis en valeur par la mise en scène et l’éclairage - qui le voit passer du rôle de victime expiatoire à celui de sauveur. Ce recours à la religiosité, que l’on retrouve souvent chez John Ford, jusqu’à une certaine forme de caricature dans Dieu est mort (1947), se fait ici sans aucune lourdeur. La destinée particulière du docteur Mudd sert l’idéal fordien de réunion des contraires et de l’apologie du sentiment de communauté spirituelle, familiale et nationale. On pourrait dire que Je n’ai pas tué Lincoln propose trois dénouements successifs, trois fins qui appuient ce propos. Mudd se réconcilie avec lui-même et trouve une raison de vivre au prix d’un effort ultime qui le mène presque jusqu’à la mort ; il retrouve sa famille presque au complet (l’un des siens a malheureusement dû être sacrifié) ; Nordistes et Sudistes se sont rejoints dans la lutte contre l’épidémie (le sergent haineux et revanchard remercie Mudd chaleureusement, et le directeur de la prison écrit la lettre émouvante qui va permettre l'obtention de sa grâce). L’enchaînement de ces événements, au niveau personnel et collectif, et la morale humaniste qui conclue le film portent la marque de John Ford, jusqu’à cette dernière image incongrue : la réunion de Buck, le fidèle compagnon / employé noir du docteur, avec sa famille nombreuse (douze enfants !). Dans un ultime panoramique, Ford unit les deux familles, blanche et noire, pour faire entrevoir un avenir qu’Abraham Lincoln avait souhaité de tout son être (réalité ou légende... quelle importance ?). Le cycle de la vie reprend ses droits.

Pour incarner Samuel Mudd, le choix s’est porté sur Warner Baxter, un comédien qui avait une grande expérience du cinéma muet (il tourna avec Tod Browning et Cecil B. De Mille, et obtint un Oscar pour son rôle dans In Old Arizona (1929) de Raoul Walsh et Irving Cummings). Dans les années 1930, on le verra chez Frank Capra, William Wellman, Howard Hawks, Tay Garnett ou encore Henry King. Son plus grand rôle restera à n’en point douter sa participation dans ce Prisoner of Shark Island. Pas tout à fait une star, sa renommée moyenne sied bien au personnage du film, un homme ordinaire pris dans un engrenage politico-juridique qui le dépasse. Son épouse est interprétée par Gloria Stuart, une comédienne de second plan aperçue dans Tête brûlée (1932) de John Ford, L’Homme invisible (1933) de James Whale et Chercheuses d’or (1935) de Busby Berkeley, qui n’a pas fait une grande carrière même si elle a très régulièrement tourné dans les années 1930. Les plus observateurs l’auront reconnue dans un film récent datant de 1997 et réalisé par un certain James Cameron. Eh oui, soixante ans plus tard, Gloria Stuart a fait partie de l’aventure Titanic dans lequel elle joue Rose Dawson âgée. Pour encadrer ces comédiens, on retrouve certains membres de la famille fordienne : Harry Carey interprète le directeur du pénitencier sévère mais juste, Francis Ford, le frère du cinéaste, incarne un caporal yankee et surtout le racé John Carradine joue le hargneux et revanchard sergent Rankin. The Prisoner of Shark Island marque ainsi la rencontre entre Carradine et Ford. Voilà décidément un film séminal à bien des égards.

Je n’ai pas tué Lincoln est une œuvre relativement peu connue qui mérite cependant toutes les attentions. Malgré un côté parfois un peu démonstratif, cet excellent film au rythme particulièrement soutenu et à la facture visuelle de toute beauté annonce les plus grands chefs-d’œuvre du cinéaste à venir. Il serait dommage de passer à côté de sa découverte d’autant que l'édition DVD parue en 2005 lui rend justice.

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 7 février 2005