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Critique de film
Le film
Affiche du film

Pour la peau d'un flic

L'histoire

Histoire aux multiples rebondissements d'un privé nommé Choucas, ancien flic, qu'une vieille dame charge de retrouver sa fille aveugle, Marthe, qui a disparu. La vieille dame est assassinée. Aidé par son associé, Haymann (qui se fait appeler Tarpon), commissaire en retraite, et sa secrétaire, Charlotte, le privé Choucas tente de dénouer les fils d'un imbroglio dans lequel divers services de police et des trafiquants de drogue sont mêlés...

Analyse et critique

 

Alain Delon a très brillamment maintenu sa carrière d’acteur et de producteur à un haut niveau d’exigence durant les années 1960 et 1970. (1) Mais, sans doute lassé de prendre systématiquement des risques qui ne sont pas toujours appréciés en conséquence, tant par la critique que par le grand public, il va opter pour une autre direction de carrière à l’aube des années 1980. La star va de fait utiliser son genre fétiche, le polar noir, comme propulseur idéal pour vendre son image au plus grand nombre. Jusqu’ici, et cela rien qu’en prenant des titres du milieu des années 1970, Flic Story de Jacques Deray, Le Gitan de José Giovanni et Mort d’un pourri de Georges Lautner ont largement prouvé la ferveur que Delon a toujours entretenue vis-à-vis de ce genre populaire. Un cinéma qui rayonne ici par ses qualités esthétiques et thématiques, surtout concernant les films de Deray et Lautner, mais aussi par son succès solide auprès des spectateurs. Néanmoins, quand Flic Story (superbe polar nanti de nombreuses qualités, plastiques comme fondamentales) réunit 1,9 million de spectateurs dans les salles, Jean-Paul Belmondo casse la baraque au même moment avec Peur sur la ville d'Henri Verneuil, qui frôle les 4 millions d’entrées et arrache la 2ème place au top annuel hexagonal. Le film de Verneuil demeure certes moins bien tenu, pour ne pas dire assez statique, et dispose d’un scénario quelconque aux personnages stéréotypés, mais il capitalise tout sur sa star athlétique qui exécute de nombreuses cascades et lâche quelques bons mots signés Francis Veber. Une formule triomphante qui se répétera bientôt avec Flic ou voyou de Georges Lautner, dans lequel Belmondo décuplera toujours plus sa gouaille et sa décontraction au travers d'un récit confectionné sur mesure, notamment à l'aide des dialogues de Michel Audiard. Voilà de quoi faire réfléchir Delon producteur qui, revoyant bientôt sa stratégie, lance avec 3 hommes à abattre (réalisé par Jacques Deray en 1980, d’après un roman de Jean-Patrick Manchette) un nouveau filon sur lequel sa popularité va construire quelques succès commerciaux plus ambitieux. Des films plus épurés, au style percutant et peu novateur, et qui vont entièrement s’articuler autour du charisme de la superstar.

 

Cependant, Delon sur le plan identitaire n'est pas Belmondo, et il le sait très bien. Il ne cherche d’ailleurs pas à l’imiter, si ce n’est dans la stratégie marketing qu’il emploie à son tour : une campagne de promotion imposante, avec notamment une affiche impressionnante présentant Delon, quasiment rien que Delon, pistolet semi-automatique hargneusement pointé vers l’avant et son nom plus gros que le titre du film. A la gouaille décontractée et à l’humeur cascadeuse bon enfant de Belmondo, Delon réplique par un style plus fermement adulte. Même épure inscrite dans l’évolution diégétique du récit, mais violence frontale et nervosité des séquences d’action. 3 hommes à abattre est un ainsi polar hard boiled formellement très réussi, avec entre autres une course poursuite en voitures d’excellente facture (évitant le format "catalogue" en général très apprécié des films avec Belmondo) et un lot d’assassinats en règle graphiquement assez relevés. On retiendra tout particulièrement la réaction d’attaque de Delon sur l’un de ses assaillants, qui lui explose le crâne d’une balle de.45 projetant ses effets sanglants sur un miroir. Sorte de variation autour du thème que développait déjà Jacques Deray dans le magnifique Un papillon sur l’épaule (un homme seul tente de comprendre le mécanisme infernal dans lequel il s’est involontairement aventuré et qui le broie inexorablement), 3 hommes à abattre se veut toutefois plus simple, plus dichotomique, en fait bien plus classique. Une réussite technique carrée, sans prétention, et qui va droit au but. Un bon cru pour Delon, qui va vouloir poursuivre le périple. Un film par an, un polar, un succès commercial. Prochain arrêt : Pour la peau d’un flic.

Il s’agit là encore d’une adaptation d’un roman de Jean-Patrick Manchette, le très intéressant Que d’os ! Si Alain Delon délaisse une bonne partie de l’univers de Manchette, généralement très noir et desservant des personnages aux raisons trop humaines, c’est pour mieux se saisir de sa part de sécheresse. Ainsi en retient-il les ingrédients les plus compatibles avec son propre style de polar : de l’action très ponctuelle mais intense, une violence physique presque masochiste et une intrigue à tiroirs. En résulte très certainement ce qui restera comme le dernier vrai bon polar d’action tourné par Delon. Son film suivant, Le Choc, troisième et dernière adaptation de Manchette par la star, consacrera son déclin formel, avec une intrigue consensuelle et une réalisation davantage concentrée sur les dialogues que sur l’action, routinière et plate. Nous n’en voudrons pas à Robin Davis, bien au contraire, tant le metteur en scène aurait lui-même voulu tirer le film vers tout autre chose, vers ce qui aurait dû être une belle adaptation de l’inoubliable La position du tireur couché. Mais si le Delon de 1975 aurait pu œuvrer en ce sens, celui de 1982 n’en n’était plus capable. De toute évidence, il n’en voulait plus.

Pour l’heure, Pour la peau d’un flic reste une cuvée 1981 de très bonne tenue, adversaire contemporain sans grâce mais plus tranchant du Professionnel de Georges Lautner avec Belmondo. Victoire commerciale pour ce dernier, qui fait facilement deux fois le nombre d’entrées du film avec Delon. Néanmoins, Pour la peau d’un flic fait un excellent résultat en attirant 2,3 millions de spectateurs et en s’arrogeant la 13ème place au top annuel français. En regard du film de Lautner, Delon offre un polar plus terre-à-terre, doté d'une intrigue plus compliquée, de dialogues plus enlevés et de scènes d’action mieux découpées. Fonceur, le film se veut brutal, incisif, mais débonnaire. Etonnant si l’on songe à la tonalité grave habituellement développée par Alain Delon, Pour la peau d’un flic constitue donc une récréation ludique et très agréable, et dans laquelle Delon se montre plus détendu que précédemment. Il s’agit peut-être de son film le plus proche du style de Belmondo. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la comparaison s’arrêtera là. Petit évènement en soi, Pour la peau d’un flic est aussi la première réalisation d’Alain Delon qui, pour l'occasion, devient donc producteur, scénariste, acteur et metteur en scène. Inutile de dire que le projet est maîtrisé de bout en bout par ses soins, et qu’il entend confectionner un produit qui lui ressemble en tout point à ce moment-là de sa carrière. Et n’en déplaise à ceux qui penseraient que l’homme se complait déjà idéalement dans son délire égocentrique, le film est globalement très réussi, ne souffrant que de rares fautes de goût. Il convient enfin de préciser que Delon lui-même n’entendait pas réaliser un grand film marquant avec cette production en particulier, mais uniquement livrer un produit de bonne facture apte à séduire le spectateur en salle. Une pure œuvre commerciale tout à fait assumée comme telle, et qui s’en tire très bien, non sans une désinvolture bienvenue.

L’une des grandes forces de Pour la peau d’un flic provient de sa distribution. Il est de notoriété publique que Delon a toujours su s’entourer d’acteurs talentueux, et ce nouveau film n’avancera pas le contraire. Ainsi croise-t-on le chemin de Michel Auclair (savoureux), Daniel Ceccaldi, Jean-Pierre Darras, Xavier Depraz et même Pascale Roberts dans un petit rôle. Le temps également de croiser Mireille Darc, lors d’un seul plan, lorsque Delon l’apostrophe dans la rue en la traitant de « grande sauterelle » (référence évidente au film de Lautner). Tout ce beau monde fait en l’occurrence honneur à une série de dialogues piquants et amusants, relevés de quelques répliques d’anthologie. Un élément qui ne manque pas d’entrainer Pour la peau d’un flic dans le sillage d’une sorte de Tony Rome / Philip Marlowe (2) à la française, auquel le personnage incarné par Delon (le fringant Choucas) répond souvent par sa gouaille, sa décontraction en toute circonstance et le nombre invraisemblable de cadavres qu’il laisse derrière lui, tel un métronome implacable en pleine intrigue tortueuse. Concernant le scénario, le spectateur s’y perdra d'ailleurs peut-être un peu, mais sa linéarité devrait néanmoins le séduire et ne pas l’embrouiller plus que nécessaire. Cela étant, le film est si plaisant, si excitant même dans sa dynamique légère, que l’on ne fera guère attention aux ficelles grossières qui peuvent être tirées le cas échéant. Ainsi le dernier quart d’heure du film étire-t-il inutilement les conclusions de l’intrigue vers un résultat décevant, pour ne pas dire peu convaincant. L’affaire réglée, on ne s’étonnera pas de penser que tout cela n’avait finalement que peu de sens. Dommage, car les 80 premières minutes ne souffraient pas de cette finalité insatisfaisante.

Des défauts, le film en comporte quelques autres, comme cette chanson d’Oscar Benton, Bensonhurst Blues, très sympathique mais irritante car utilisée une dizaine de fois. Ce qui génère dès lors un parallèle relativement comique entre la lassitude du personnage principal et celle du spectateur à se voir ressassé ce "spleen tranquille" qui suit invariablement les malheureux coups d’éclat du détective privé sur sa route. Les deux chansons de Neil Diamond sont en revanche assez séduisantes, surtout en ce qui concerne Say Maybe, accompagnant la suite apaisée d’une scène hors champ que l’on devine dure (la séquestration du personnage d’Anne Parillaud). Les choix de lieux de tournage s’avèrent également appréciables, avec un Paris typique assez quadrillé, entre les beaux quartiers et le pittoresque des petites rues et des petits appartements en bout de couloirs. Le film renvoie d’ailleurs plastiquement à la représentation parisienne de 3 hommes à abattre, élément que l’on doit sans doute à la présence du même directeur de la photographie, l’incolore mais très capable Jean Tournier. La banlieue périphérique fait aussi partie de l’aventure, avec ses maisons aux grilles closes desquelles dépassent les branches verdoyantes d’arbres à la végétation compacte. Delon délocalise régulièrement son récit en banlieue rurale des Hauts-de-Seine, et s’offre le luxe d’une très énergique poursuite en voitures sur l’autoroute périphérique de la capitale. Un moment nocturne plastiquement assez beau, bénéficiant d’une réalisation impeccable et d’un montage très percutant. Avouons que cette séquence de bravoure principale a très bien passé l’épreuve du temps et permet une dégustation très estimable encore aujourd’hui. Une époque où les cascades étaient réalisées de façon véridique, avec de vrais professionnels, et ici un Delon qui n’hésite pas à en assurer une bonne partie.

La totalité des autres scènes d’action se compose de bagarres courtes et d’échanges de coups de feu plutôt sévères. Ainsi, Choucas flinguant un commissaire véreux dans son bureau possède-t-il quelque-chose de très impressionnant, voire même une sécheresse inhérente au genre qui n’est pas conçue pour nous déplaire, et dont la teneur doit autant à un montage dégraissé (trois ou quatre plans serrés) qu’à un découpage précis de sa scénographie. Le héros n’aura de cesse de traverser le film en semant les morts comme des petits cailloux afin de retrouver son chemin dans cette affaire incompréhensible, utilisant son Colt .45 avec labeur (en cognant ou en tirant), et cela sans jamais se départir d’un humour à froid qui en dit long sur une existence qui n’a de vraisemblance que pour l’intrigue qui la met en scène. Son duo avec Tarpon (3), comparse de l’ombre, fonctionne très bien, et le glamour de son couple avec Charlotte aussi. Il faut dire qu’à défaut d’être une actrice exceptionnelle, Anne Parillaud dégage beaucoup de simplicité charmante dans ce film. Son élocution empreinte de naïveté parvient à une belle association avec le côté plus dur, inévitablement machiste, de Choucas.

Avec sa galerie de personnages curieux et picaresques à l’occasion, Pour la peau d’un flic narre les aventures d’un petit détective privé autant enclin à donner des coups qu’à en recevoir, soit dans un esprit typique de polar à l’américaine. L’esprit masochiste du personnage culminera dans un épilogue très violent et assez cru. La fin sera néanmoins jolie, avec sa topique mais mignonne histoire d’amour en forme d’œillade. Voilà qui constitue au bout du compte un film idéal pour combler une soirée, un vrai polar à l’ancienne stylistiquement clairement situé entre les années 1970 et 1980, et bien sûr constamment traversé d’humour et de situations rocambolesques. Un film de genre populaire, un registre dont le cinéma français a sans aucun doute aujourd’hui un peu oublié la magie.

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(1) Voir la chronique de Mort d’un pourri, réalisé par Georges Lautner en 1977.

(2) Dans Tony Rome et sa suite, La femme en ciment, Frank Sinatra avait marqué à sa manière ce genre de cinéma policier américain décomplexé durant la fin des années 1960. Avec son Technicolor chatoyant et sa saveur confortable unique en son genre, le personnage présentait en outre un petit quelque-chose du Philip Marlowe de Raymond Chandler. La grisaille parisienne remplace ici certes Miami, et Delon ne joue bien évidemment pas sur le même registre que "the Voice" ("The Voice" était le surnom de Frank Sinatra, sans conteste l’un des plus grands chanteurs de tous les temps), mais l’hommage à Sinatra (volontaire ou non) est parfois sensible.

(3) Eugène Tarpon est le véritable personnage principal des romans Que d’os ! et Morgue pleine de Jean-Patrick Manchette. Il a été ici délibérément mis en arrière-plan afin de mieux servir un autre personnage, plus en phase avec l’esprit Delon, à savoir Choucas. Ce dernier n’existe pas dans l’œuvre de l’écrivain.

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 23 mars 2015