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Critique de film
Le film
Affiche du film

Nous sommes tous des voleurs

(Thieves Like Us)

L'histoire

Etat du Mississipi, 1936. Bowie (Keith Carradine), un jeune homme coupable d’un meurtre durant l’adolescence, et Chicamaw (John Schuck), criminel expérimenté d’âge mur, s’échappent de prison. Ils retrouvent T-Dub (Bert Remsen), comparse de Chicamaw, et ensemble commencent à braquer les banques de la région. Planqués chez un membre de la famille de T-Dub, Bowie y rencontre Keechie (Shelley Duval), jeune ingénue, qui tombe amoureuse du garçon, et réciproquement. Malgré le danger grandissant, la petite bande se réjouit de voir leur notoriété grandir au-delà des frontières de l’Etat et les piles de billets de banque s’entasser. Face à la succession d’actes violents et aux risques de plus en plus grands pris dans les braquages, le gang est trahi ; s’amorce alors un engrenage fatal.

Analyse et critique

En mars 1973, United Artists sort Le Privé, adaptation d’un roman noir de Raymond Chandler ; Robert Altman y met en scène le personnage de Philip Marlowe sous un jour résolument moderniste et distancié. Malgré la sortie difficile du film et son échec au box-office, les producteurs de UA acceptent de financer son projet suivant, une nouvelle adaptation de littérature de genre, puisqu’il s’agit d’une histoire de gangsters à l’époque de la grande dépression, avec Nous sommes tous des voleurs, roman d’Edward Anderson publié en 1937. Ceux-ci espèrent sans doute pouvoir surfer sur la fin de la vague initiée avec le succès de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn en 1967, suivie par de nombreuses séries B (citons Bloody Mama de Roger Corman, Boxcar Bertha de son poulain d’alors, Martin Scorsese, ou encore Dillinger de John Milius). Bien que n’ayant pas retrouvé le succès depuis M.A.S.H., quatre ans plus tôt, Altman ne fera pas plus de concessions qu’à son accoutumée, livrant un film doux-amer, ancré dans le réel et résolument anti-spectaculaire.

Les deux évadés que sont Bowie et Chicamaw enchaînent donc les braquages de banque avec leur comparse T-Dub. Si ces deux derniers ont de la bouteille dans le banditisme, Bowie, lui, est tout jeune ; il est en prison depuis qu’il est adolescent et son aventure, à la fois romantique et criminelle, le transformera profondément. Dans son adaptation du roman sortie en salle en 1948, Nicholas Ray choisissait clairement l’angle du couple maudit. Projeté dans l’engrenage de la violence presque contre son gré, le Bowie des Amants de la nuit, et plus globalement le couple qu’il formait avec Keechie, se présentait comme une figure sacrificielle, condamné à l’avance par une société répressive et indifférente. Victime d’une forme d’injustice, il a tué son père mais celui-ci était violent et battait sa femme, son rêve de paix et liberté est brisé par le comportement égoïste et cupide de ses comparses qui se servent de lui. Keechie, quant à elle, semble plus mature et s’efforce de l’aiguiller moralement. Cepdnadant rien de tout cela n’était dans le roman d’origine, Altman et sa scénariste Joan Tewkesbury préfèrent, eux, rester fidèles au matériau d'origine. (1)

Ainsi, dans le roman comme dans le film d’Altman, il est proposé au spectateur un regard sans fard sur une certaine psychologie criminelle. Bowie ici n’a pas tué un père violent mais le gérant d’une épicerie dans laquelle il a volé de la nourriture. Bowie s’est évadé parce qu’entraîné par Chicamaw mais il épouse le destin de braqueur de banque sans déplaisir, heureux de s’être trouvé une bande, d’avoir une vie d’action. Il est jeune, candide, mais aussi un peu bêta, comme Keechie d’ailleurs. Les deux protagonistes ne sont en rien idéalisés ; si Keechie tente de freiner les ardeurs criminelles de son amant, c’est moins par sens moral que par peur des conséquences. Si Bowie suit aveuglément Chicamaw et T-Dub, c’est parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre et n’imagine pas travailler. Complètement diabolisés dans le film de Ray, présentés comme des figures machiavéliques et manipulatrices, les deux comparses apparaissent chez Altman comme le fruit d’une combinaison plus vraisemblable de pulsions primales, de manque d’éducation et de pauvreté.

Comme à son habitude, Altman s’attarde sur ses personnages secondaires, prenant le temps de les montrer dans leur quotidien oisif entre les braquages. Ces moments l’intéressent d’ailleurs plus que les braquages en eux-mêmes, souvent éludés ou filmés depuis l’extérieur du bâtiment. Un seul sera vraiment montré, l’intérieur de la banque étant filmé en plan large tandis que le braquage se déroule en douceur, lentement et sans accroc. Altman ne met réellement la violence en scène de façon spectaculaire qu’à deux reprises : lorsque l’imprudence de Bowie provoque un accident de voiture et lors de l’attaque finale et sans pitié des forces de l’ordre. Jamais les actes ou la violence des braqueurs ne sont mis en valeur. Loin de Little Caesar ou du Scarface des années 30, très loin également du Dillinger de Milius sorti l’année précédente, ces personnages de hors-la-loi nous sont plutôt présentés sous leur aspect routinier, presque pathétique, de rebus de la société qui subissent leur condition sans vraiment la comprendre.

Le film est par ailleurs très chargé en éléments de critique politique et sociale de l’Amérique. Altman utilise, comme d’autres avant lui, le cadre du film d’époque et de cette période de la Grande Dépression pour faire apparaitre de manière sous-jacente plusieurs des futurs travers de l’Amérique. En premier lieu, on peut penser à l’émergence des grands groupes industriels et de la consommation de masse, ici incarnée par la marque Coca-Cola. Boisson favorite de Bowie et Keechie (ils en boivent tout au long du film), Altman dispose également à plusieurs endroits des publicités pour le produit. Lorsque une publicité se retrouve vers la fin du récit à encadrer le panneau indiquant l’entrée d’un pénitencier, on peut y voir une dénonciation de l’influence de ces entreprises privées sur la politique et la prévalence de leurs intérêts commerciaux au détriment de ceux de la population.

Comme souvent chez Altman, on identifiera également une critique acerbe de la société du spectacle, cette fois représentée par l’omniprésence de la radio, nouveau média qui se déploie massivement dans les foyers américains et transforme leur perception du réel. C’est principalement grâce à elle, ainsi que via la presse papier, que les protagonistes découvrent que leurs méfaits font parler d’eux. Heureux de cette nouvelle célébrité c’est d’ailleurs rapidement l’orgueil qui les pousse au crime plus que le besoin. Bowie lui-même cèdera aux sirènes de la notoriété, se reconnaissant finalement avec fierté comme un gangster parce que les médias disent qu’il en est un. (2) A la manière des annonces faites au haut-parleur dans M.A.S.H., des extraits d’émissions de radio des années 30 occupent ainsi la bande-son tout au long du film et apportent un commentaire caustique et critique à de nombreuses scènes. L’exemple le plus significatif étant peut-être la diffusion d’une version abrégée de Roméo & Juliette lorsque, vers la fin du film, Bowie et Keechie vivent tous les deux isolés tandis que le jeune homme récupère d’une grave blessure. A la tonalité mélodramatique exacerbée de la célèbre histoire d’amour tragique des amants de Vérone s’oppose le quotidien prosaïque des deux jeunes Américains qui se désirent, s’aiment peut-être, mais ne se comprennent qu’à moitié.

Attachés l’un à l’autre parce qu’il n’y a personne d’autre pour leur apporter l’amour et la tendresse dont ils ont désespérément besoin, ils restent irréconciliables dans leurs ambitions respectives. Keechie veut de la stabilité, de la sécurité, une famille. Bowie, lui, ne l’entend pas, il ne sait pas quoi faire d’autre que suivre ses comparses et vivre de braquages. Mais l’exposition de cette amère réalité n’empêche pas Altman de filmer avec empathie ces deux jeunes qui vivent leurs premiers émois. Dans une scène très touchante nous les voyons parler candidement de sexualité alors qu’il s’agit pour tous les deux de leur première fois. Cependant, au fil du temps, l’attachement et l’inquiétude de Keechie cèderont la place à la lassitude, contrairement au couple jusqu’au-boutiste de Shakespeare ; mais aussi contrairement au récent modèle de Bonnie and Clyde, Keechie osera abandonner son amant sans regret, faisant le choix raisonnable d’une vie potentiellement plus sereine. Altman refuse ainsi la trop facile et trop commune conclusion tragique du film de gangsters, il présente Keechie comme le personnage peut-être le plus normal, le plus humain, celui à qui la réalité de la vie criminelle inspire avant tout mépris et indifférence en ce qu’elle s’oppose au désir plus trivial, plus répandu, de confort et de sécurité.

Le public ainsi que la presse furent globalement désarçonnés par la tonalité critique et déconstructiviste du film. L’enthousiasme d’une poignée de critiques comme Pauline Kael et la sélection du film au Festival de Cannes 1974 n’empêchèrent malheureusement pas le film d’échouer au box-office. Comme d’autres œuvres d’Altman, il fut redécouvert par la suite et jouit désormais d’une légitime bonne réputation, tant le regard du réalisateur sur le genre et sur l’époque se révèle original et pertinent. S’il n’est pas rare de céder à l’ennui durant les deux heures que dure le film, de nombreux moments subtilement drôles et émouvants restent dans les esprits et rendent Nous sommes tous des voleurs éminemment sympathique malgré sa noirceur.

(1) Le scénariste Calder Willingham avait rédigé une première version pour le compte de United Artists, a priori très éloignée du roman, Tewkesbury put repartir pratiquement de zéro avec l’aval d’Altman.
(2) On retrouvera le même type de critique de la société du spectacle dans l’autre film de gangsters qu’Altman réalise vingt-deux ans plus tard, Kansas City. Mais le film se déroulant cette fois dans un cadre urbain, c’est le cinéma, et la figure de l’acteur star comme modèle de société, qui prend la place de la radio. Quant à la publicité pour les marques, elle est remplacée par la publicité pour les politiciens en campagne.

Sources :
- Patrick MCGILLIGAN (1989), Robert Altman: Jumping Off the Cliff, a Biography of the Great American Director, St.
Martin’s Press
- Daniel O’BRIEN (1995), Robert Altman, Hollywood Survivor, Batsford, London
- Mitchell ZUCKOFF (2009), Robert Altman : Une biographie orale, traduction Francesca Pollock, G3j éditions

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Nicolas Bergeret - le 22 décembre 2022