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Critique de film
Le film
Affiche du film

Nous avons gagné ce soir

(The Set-Up)

L'histoire

Un soir d ‘été, Bill "Stocker" Thompson (Robert Ryan) se prépare afin de participer à une soirée de boxe. Sa compagne (Audrey Totter), persuadée qu’il va perdre ce combat, tente de l’en dissuader. Mais Stocker croit encore en une possible victoire et se rend à l’Arena de Paradise City. Pendant ce temps, des malfrats essaient de truquer le match de Stocker et de s’assurer de sa défaite...

Analyse et critique

L’histoire de The Set-Up a pour origine un poème de Joseph Moncure March écrit en 1926 et intitulé The Wild Party (La Nuit d’enfer). En quelques vers, March dressait plusieurs portraits dont celui d’un boxeur noir qui refusait une combine. Lorsque Art Cohn lit ce texte, il est fasciné par sa qualité dramaturgique et décide de l’adapter pour le cinéma. Avant de devenir un scénariste reconnu et de collaborer avec des réalisateurs de renom comme Anthony Mann (The Tall Target, 1951) ou Raoul Walsh (Glory Alley, 1952), Art Cohn était journaliste sportif. The Set-Up est donc sa première expérience d'écriture cinématographique et après des mois de travail, son script parvient sur les bureaux de la RKO. Dore Shary, qui dirige le studio, est séduit par la qualité du texte et décide de produire le film. A cette époque, la RKO applique une politique de réduction des coûts de production : les budgets diminuent et offrent l'opportunité à de jeunes réalisateurs moins exigeants de faire leurs preuves. Après Joseph Losey (The Boy With Green Hair) ou Nicholas Ray (They Live by Night), Dore Shary se tourne vers un cinéaste pétri de talent : Robert Wise.

Avant de faire ses premières armes en tant que metteur en scène, Wise fut l’un des plus brillants monteur de la RKO. Il eut à sa charge quelques grands classiques comme Quasimodo (The Hunchback of Notre Dame, William Dieterle, 1939), Tous les biens de la Terre (The Devil and Daniel Webster, William Dieterle, 1941), La Splendeur des Ambersons (The Magnificent Ambersons, Orson Welles, 1942) ou Citizen Kane (Orson Welles, 1941). Aux côtés de ces cinéastes, il affûte sa science du montage et apprend à diriger un plateau.

En 1944, sous l’égide de Val Lewton, il remplace Gunther Von Fritsch derrière la caméra de La Malédiction des hommes-chats (The Curse of the Cat People) puis est en charge de petits budgets comme Le Récupérateur de cadavres (The Body Snatcher), A Game of Death ou Né pour tuer (Born to Kill). En 1948, Dore Shary lui fait lire le scénario d’Art Cohn ; Wise, captivé par l’histoire, déclare : « Jusqu'alors, dans la plupart des films de boxe, le bon gagnait et le méchant perdait. Ici, le héros gagne la partie, mais perd la bataille puisqu'il ne pourra plus jamais monter sur le ring. » Dès que le scénario est entre ses mains, Wise s’investit corps et âme pour ce film qu’il juge aujourd’hui encore comme sa meilleure réalisation.

Fidèle à ses habitudes, Robert Wise s’entoure d’une équipe technique irréprochable et peaufine chaque détail du tournage. Tel un acteur préparant son rôle, le cinéaste s’immerge dans le milieu de la boxe afin d’offrir au public un spectacle des plus réalistes. Il assiste à des soirées comme celle décrite dans The Set-Up et note un nombre incalculable de détails concernant le décor, l'organisation du show ou les habitudes des spectateurs. Il pousse ce soin du réalisme jusqu’à demander à un boxeur poids lourd (John Indrisano) de superviser les scènes de combat et de coacher les comédiens. Mais là où Wise prouve à l’intelligentsia cinéphile qu’il n’est pas qu’un monteur efficace, c’est en proposant le rôle de Bill "Stocker" Thompson à Robert Ryan.

Ryan que les spectateurs ont pu voir dans Berlin Express (Jacques Tourneur, 1948), Feux Croisés (Crossfire, Edward Dmytryk, 1947) ou Caught (Max Ophüls, 1949), et qui deviendra l’une des figures emblématiques du film noir, est incontestablement l’acteur idéal pour le rôle de Stocker. D’origine irlandaise, sa jeunesse est partagée entre deux passions : le théâtre et la boxe. Pendant ses quatre années d’études au Dartmouth College, il obtient puis conserve le titre universitaire des poids lourds. Sa destinée le mène ensuite sur les planches des théâtres de Chicago, puis vers Hollywood sans cesse en quête de nouveaux talents. Dans The Set-Up, il livre une interprétation remarquable tant sur le ring (où il n’a aucun mal à incarner le boxeur qu’il fut pendant des années) que dans les vestiaires ou auprès de sa fiancée. Son extraordinaire présence à l'écran, la technique avec laquelle il intériorise ses sentiments, son jeu empreint de rigueur et de justesse rendent son interprétation inoubliable. Ce rôle vaudra à Ryan les honneurs de la critique et propulsera sa carrière : Nicholas Ray, Anthony Mann, Raoul Walsh ou Sam Peckinpah remarqueront son talent et l’utiliseront ensuite pour notre plus grand bonheur dans des chefs-d’œuvre parmi lesquels Côte 465 (Men in War, 1957), La Maison dans l’ombre (On Dangerous Ground, 1956), La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969)... Robert Ryan et Robert Wise se réuniront de nouveau pour Le Coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow) en 1959.

Aux côtés de Ryan, la production propose le rôle de Julie (son épouse) à Audrey Totter. La comédienne, aperçue dans Le Facteur sonne toujours deux fois (1946) de Tay Garnett, hésite avant d’accepter ce projet. Elle ne connaît pas Robert Wise et le film traite d’un sujet très masculin qui ne laisse en général que peu de place aux personnages du sexe opposé. En producteur attentionné, Dore Shary organise une rencontre entre Wise et Totter à laquelle il adresse le script. La qualité du travail d’Art Cohn fait son effet et la comédienne comprend qu’elle tient là le plus beau rôle de sa jeune carrière. (1)

A l’époque, certains ont reproché un certain manque de glamour à la tête d’affiche de Nous avons gagné ce soir - Howard Hughes notamment. (2) Ce choix correspond pourtant au souci de réalisme exprimé par Robert Wise : Stocker fait un métier exceptionnel mais sa personnalité et ses préoccupations restent proches de celles du public. Lorsque le boxeur se rend à l’Arena, Robert Wise utilise un cadre fixe et une courte focale : dans ce plan magnifique, Robert Ryan avance vers la caméra au milieu d’un décor écrasant. Vêtu d’un costume quelconque et portant une sacoche abîmée, il est à l’image de n’importe quel citadin en route pour une journée de travail. Quand il entre dans la salle de boxe, notre héros pénètre un monde de violence dont l’épicentre est situé sur le ring. Comme le souligne avec justesse Martin Scorsese (dans le commentaire audio qui accompagne l’édition DVD zone 1), le ring peut être vu comme une allégorie de la vie. Une vie baignée dans la brutalité où il faut savoir donner mais aussi recevoir des coups pour exister. Dans l'Amérique libérale de l'après-guerre, le processus d’identification du spectateur au héros fonctionne parfaitement.

Au terme d’un combat déchaîné, Stocker terrasse son adversaire. Le film entre alors dans le dernier volet de son triptyque dramaturgique et exhibe toute sa cruauté. Stocker a refusé de se coucher et doit payer sa désobéissance au système. Traqué comme un animal, il finira mutilé. Dans un plan ahurissant, Wise filme Robert Ryan boitant et cherchant son chemin. Ses rêves de victoires sont brisés et, tandis que Julie accoure dans un travelling arrière prodigieux, on observe derrière le champion déchu le néon clignotant de l’Arena sur lequel est écrit : "DreamLand". Cette image d’une ironie inoubliable inscrit définitivement le chef-d’œuvre de Wise parmi les sommets du film noir. Cependant, il est encore fréquent de lire des critiques reprochant à Wise sa mise en scène trop technique, trop propre et ne convenant pas au genre. Il est évident que le futur réalisateur de West Side Story ne dépeint pas la cité avec la noirceur d’un Anthony Mann (T-Men ou Raw Deal). Mais faire ce reproche à Wise reviendrait à dire que Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1949) ou Mark Dixon Detective (Otto Preminger, 1950) sont également trop propres pour être considérés comme des films noirs...

Il est pourtant vrai que d’un point de vue technique, The Set-Up est une petite perle du septième art. Wise fait ici preuve de tout son talent de monteur. A titre d’exemple, la scène du combat de Stocker est sidérante de précision : Robert Wise alterne les plans larges et rapprochés sur les boxeurs, tout en insérant quelques images des spectateurs dont le comportement devient de plus en plus fiévreux au fur et à mesure que les secondes s’égrènent. En accélérant le rythme de ces coupes et en collant au plus près des protagonistes, le réalisateur plonge le public au cœur d’un combat dont il ressortira lui aussi groggy.

Mais si The Set-Up fait figure de référence en matière de technique de mise en scène, c’est avant tout dans sa gestion du temps. Après avoir lu le script, Wise a immédiatement une idée que l’on peut qualifier de géniale pour l’époque : la durée du film respectera à la minute près celle de l’action. Ce procédé adopté par Alfred Hitchcock la même année dans La Corde (Rope, 1949), qui sera ensuite repris dans Le Train sifflera trois fois (Fred Zinnemann, 1952), Cleo de 5 à 7 (Agnès Varda) et qui est aujourd’hui remis au goût du jour avec l’époustouflante série télévisée 24 heures chrono (Hopkins / Cochran, 2001), est assez difficile à mettre en œuvre. Dans Nous avons gagné ce soir, Robert Wise témoigne de l’égalité entre le temps du film et le temps diégétique grâce à un premier plan qui zoome sur la rue et nous permet de voir l’heure affichée sur l’horloge : 21h05. Ensuite le réalisateur insère des prises de vues sur le réveil de la chambre de Stocker et termine son récit par un plan diamétralement opposé à celui d’introduction : l’horloge affiche cette fois 22h17. Le film, qui dure 72 minutes, a parfaitement respecté le temps de l’action. Ne sachant pas exactement combien de temps durerait son long métrage après montage, Robert Wise dut refaire son plan final une dizaine de fois avec des heures différentes (22h16, 22h18...) afin que la durée du film respecte celle de l'action ! Toutefois, il ne s’imposa cette contrainte que sur le plan final et les plus pointilleux remarqueront que, pendant le récit, les inserts sur l’horaire affiché par le réveil ne cadrent pas avec l’heure réelle... Mais le cinéaste s’attendait-il à ce que des DVDvores vicieux fassent ces vérifications un jour ?

Mise à part cette petite anecdote, il n’en demeure pas moins que le procédé reste très efficace. Certes, il ne dépend pas comme c’est le cas dans 24 heures chrono d’une échéance horaire source de questions et d’angoisses (3), mais il donne cette impression de vivre la soirée de boxe en direct et de passer sa séance de cinéma au cœur de l’action. Un pur bonheur de spectateur !

Avec The Set-Up, Robert Wise faisait son entrée dans la cour des grands en signant un film qu'il qualifie lui-même de « série B par le budget mais de série A par la qualité de sa mise en scène. » (4) Dans L’Ainé des Ferchaux (1963), Jean-Pierre Melville rend hommage à Wise et au film lorsque Jean-Paul Belmondo déclare : « Si nous avions gagné ce soir... » Aujourd’hui encore, des cinéphiles de renom comme Martin Scorsese (4) considèrent The Set Up comme le meilleur film de boxe jamais réalisé. Le cinéaste new-yorkais s’en est d'ailleurs inspiré pour mettre en scène un autre chef-d’œuvre du genre, Raging Bull (1980), et l’a projeté sur le plateau de The Aviator (2004) afin que son équipe découvre cette petite merveille.

Après ce coup de maître, le public aura le bonheur de découvrir d’autres chefs-d’œuvre de Robert Wise parmi lesquels West Side Story, Le Jour où la terre s’arrêta, La Maison du Diable ou La Mélodie du bonheur, chacune de ses œuvres constituant une preuve indéniable de son talent. Et si Wise n’est pas reconnu comme un auteur au sens "truffaldien" du terme, il n’en demeure pas moins un cinéaste d’exception dont la filmographie n’a pas fini de faire et refaire notre bonheur.

(1) Témoignage d’Audrey Totter : « It was exceptional. I was still at Metro, and they called me in and told me that I was wanted for this film at RKO. It was a boxing film. They told me Robert Wise was directing, and I didn't know him at that time. I wasn't too enthused, but they suggested I take the script home and read it. Well, it was wonderful … A wonderful script , a good part, and a good concept. The picture was to be done in "real" time, which meant the action takes place in the same time frame as the length of the film. So, I agreed to meet Robert Wise, and he was so full of enthusiasm. He caught me up in his passion for the film, and I am so happy I agreed to do it. I saw Robert three years ago when I presented him with an award, and, of course, he is much older, but he still has that sense of joy and passion for his work. He does lectures all over the world, and he often screens The Set-Up as a representative film. » Source
(2) Hughes, qui prend la tête de la RKO en 1949, décide ne pas sortir The Set-Up sur les écrans. Il pense que le film n’aura pas de succès (il en fait de même pour Les Amants de la nuit de Ray). La sortie aura finalement lieu quelques mois plus tard et le film remportera un joli succès.
(3) L’auteur de ces lignes est en plein épisode 20 de la saison 1 de 24h à l’heure où il écrit ces lignes !
(4) Source : commentaire audio DVD zone 1.

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 10 décembre 2004