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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mort ou vif

(The Quick and the Dead)

L'histoire

Arizona, 1881. Ellen (Sharon Stone), une cavalière mystérieuse, entre dans Redemption, une petite bourgade où le maire, John Herod (Gene Hackman), fait régner la terreur. Pour « divertir » les habitants, Herod organise chaque année un tournoi du meilleur tireur, sous forme de duels, tournoi auquel il participe volontiers. Le fils d'Herod, « le Kid » (Leonardo DiCaprio), un jeune caïd qui cherche à rivaliser avec son père, décide de s'inscrire lui aussi. Ce n'est pas le cas en revanche du prêtre Cort (Russell Crowe), ancien partenaire d'Herod, jeté de force dans ce jeu mortel. Quant à Ellen, qui observe silencieusement tout ce petit monde, elle semble avoir un compte très personnel à régler avec le tyran.

Analyse et critique

De tous les westerns hollywoodiens sortis depuis La Porte du paradis (1980), Mort ou vif est sans doute le plus fou, le plus original. Dire de Mort ou vif qu'il est original est d'ailleurs paradoxal puisqu'à la base, et de l'aveu même de son scénariste, le Britannique Simon Moore, le récit ne fait que reprendre au féminin les motifs de Sergio Leone et de Clint Eastwood : l'arrivée d'un cavalier mystérieux, véritable ange exterminateur ; la ville lâche et corrompue ; la crapule sadique ; le crétinisme des habitants ; les flash-backs à répétition sur le traumatisme originel du vengeur. Par-dessus le marché, le film inscrit toutes ces références dans le cliché des clichés : le fameux duel à mort au milieu de la rue ! Mais, comme nous allons le voir, cette absence d'originalité est totalement transcendée par la mise en scène de Sam Raimi et par les comédiens.

C'est évidemment le triomphe de Basic Instinct et d’Impitoyable en 1992 qui va permettre à la Columbia de monter facilement ce « western léonien au féminin », au budget confortable. En 1994, au moment du tournage, Sharon Stone est au sommet de sa gloire et s'essaye ici, avec réussite, à un registre plus dramatique, son personnage étant faussement de marbre, véritablement hanté par la peur de la mort. Pour qu'une actrice « joue » Clint Eastwood de manière crédible, il fallait qu’elle dégage une grande dureté, ce qui était le cas de Sharon Stone depuis Total Recall et Basic Instinct. Cela n'aurait pas fonctionné avec Mary Steenburgen, par exemple. Notons toutefois que, par un effet pertinent de mise en abyme, Ellen, le personnage de Sharon Stone, n'est pas à l'aise dans ce rôle de pistolero impitoyable : elle joue au pistolero mais c'est pour mieux cacher sa peur de la mort et sa fragilité de femme blessée. Et c'est dans ces fêlures que la comédienne Sharon Stone est la plus intéressante, faisant apparaître son moi profond, celui d'une femme ayant peur de la solitude et du déclassement social, moi que l'on verra davantage encore dans Casino, un an plus tard, et surtout dans l’intimiste Broken Flowers (2005), de Jim Jarmush, où elle n’a qu’un rôle secondaire mais troublant. 

Quant à Sam Raimi, s’il n’est pas encore, en 1994, le money maker reconnu de la première trilogie Spiderman, il a largement fait la preuve de sa virtuosité et de sa grande « débrouillardise budgétaire » (entendez : faire beaucoup avec peu) avec la trilogie Evil Dead et Darkman. Surtout, Sharon Stone, coproductrice du film, a bien compris que l’auteur d’Evil Dead était un expert pour varier sa mise en scène en huis clos (ce qu'est à sa façon Mort ou vif) et qu'il pouvait amener une vision baroque, déjantée, et donc critique, de l'Amérique (vision qui constitue le cœur de sa filmographie). En revanche, sur la foi de la trilogie Evil Dead et de Darkman, pouvait-elle prévoir que Raimi allait se révéler un excellent directeur d'acteurs (ce que confirmera la suite de sa carrière), amenant Gene Hackman, Russell Crowe, Leonardo DiCaprio, et bien sûr elle-même, à se dépasser ? Difficile à dire. Mais c'est sans doute cela, la plus grande réussite de Mort ou vif : faire exister tous ces personnages avec force, et avec une belle égalité, dans un dispositif qui avait tout pour être, a priori, artificiel. Ainsi, on suit avec un intérêt croissant plusieurs itinéraires qui s’entrechoquent inévitablement : celui d’Ellen, pétrifiée de peur à l'idée d'affronter son tortionnaire ; celui de Cort, homme d’église, ex-bandit, as du colt malgré lui, tiraillé entre ses aspirations à la paix et son instinct de survie ; celui du Kid, fragilisé par un père castrateur ; et celui du père castrateur lui-même, Herod, dont nous scrutons en vain la moindre parcelle d'humanité, effarés de voir autant d'autorité et de détermination dans la noirceur et la damnation (Hackman reprend génialement son personnage d'Impitoyable, et le pousse ici vers le gothique, voire le fantastique).

En réalité, c'est bien le principe volontairement « artificiel » du tournoi de tireurs qui est la clé de la réussite dramatique de Mort ou vif : en concentrant tous les enjeux dans une forte unité de temps, de lieu et d'action propre à la tragédie antique, l'itinéraire psychologique des personnages n'en ressort que mieux : leurs interactions, leur conflit moral, sont inévitables et deviennent donc, pour eux et pour le public (celui de l'histoire comme celui de la salle), source d'une grande tension. Pas d'échappatoire devant le Destin, symbolisé ici par la grande horloge au centre de la ville. La gratuité de ce tournoi n'est pas source de reproche pour le spectateur puisque le film accentue justement cette gratuité, la pointant comme la volonté d'un mégalomane, maniaque des armes (pensons à ce plan inquiétant sur Herod qui astique son révolver à domicile, marmonnant on ne sait quoi, le regard dans le vide). Et à voir tous les tireurs se précipiter avec plaisir dans ce concours phallique (à l'exception significative d’Ellen et de Cort), à voir tous les habitants se presser avec cupidité autour des combattants, il est évident que, pour Sharon Stone et Sam Raimi, ce tournoi stupide, cette folie des armes, ce spectacle de la violence, résument l'hypocrisie puritaine de l'Amérique dans son entier. D'où le nom biblique (et ironique) de la ville, Redemption. Du reste, tout de noir vêtu, et toujours tiré à quatre épingles, Herod a bien l'apparence sévère d'un pasteur puritain.

Tout le travail de mise en scène de Sam Raimi a été de renforcer ces thèmes de la folie et de l'enfermement psychologique (ce que les Grecs nommaient Destin), folie et enfermement exacerbés jusqu'à la caricature féroce, proche parfois du cartoon. Et on pouvait compter sur l'auteur d’Evil Dead 2 pour cela ! Comme il y a des dizaines de duels au cours du film, Raimi a fait appel à toute son inventivité pour varier leur captation, mais avec à chaque fois un seul principe pour filmer les opposants : soit ils sont captés en zoom avant, soit ils sont captés en travelling avant à la Dolly, soit en cadrages penchés, soit au ralenti, etc. Cette accumulation géométrique, et donc hypnotique, de symétries et de variations, est encore accentuée par les plans courts, stylisés comme des vignettes de BD, et par le montage itératif de Pietro Scalia (qui venait d'être oscarisé pour le montage vertigineux de JFK). Le tout renforce évidemment l'effet d'enfermement des personnages, qui sont véritablement pris dans une boucle infernale, celle de la violence, celle du montage, dont seule l'explosion finale pourra les libérer.

Libres, vraiment ? Ne vous fiez pas au crescendo final du compositeur Alan Silvestri. A la dernière image, la caméra descendante et le lent fondu au noir ne trompent pas : Ellen, à jamais traumatisée par son tortionnaire, s’enfuit vers nulle part et Cort, au milieu d’une Redemption détruite, semble prisonnier de sa nouvelle condition d’homme de loi.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 26 mai 2022