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Critique de film
Le film
Affiche du film

Macbeth

(The Tragedy of Macbeth)

L'histoire

De retour d'une campagne victorieuse, Macbeth et Banquo, deux généraux de Duncan, le roi d'Ecosse, rencontrent trois sorcières. Elle prédisent à Macbeth qu'il sera bientôt comte de Cawdor, puis roi d'Ecosse. A Banquo, elles affirment qu'il engendrera des rois mais que lui-même ne règnera jamais. Lorsqu'ils arrivent à la cour, Macbeth et Banquo voient la première partie de la prophétie se réaliser...

Analyse et critique


L’homme est prisonnier de son environnement. Il a beau rêver et s’élever par l’imagination, tout le rattache au sol, tout le ramène à la terre, aux éléments primordiaux : il est pétri de boue, de vent, de pluie, de feu. Et il s’y empêtre... Si Roman Polanski a voulu adapter Macbeth, c’est que cette pièce est la plus primitive, la plus sauvage de Shakespeare. Il y avait là l’occasion d’une confrontation stimulante entre la poésie extrême du langage et l’extrême crudité du paysage. Polanski nous montre l’environnement froid et humide dans lequel a vécu le véritable Macbeth, éphémère roi d’Ecosse au Moyen Age. Et la beauté du film vient de ce que l’enregistrement concret, réaliste, du paysage britannique (tournage houleux - au sens propre - sur les côtes du Pays de Galles et du Northumberland) engendre également une poésie en soi, celle de l’univers qui existe sans les hommes, la poésie du cosmos. Si bien que Macbeth de Polanski, c’est en quelque sorte de la poésie « au carré », un vrai régal pour les oreilles et pour les yeux, nous faisant frémir et nous faisant rêver.


Après la tragédie de Bel-Air en 1969, Polanski avait évidemment besoin de prendre le large, de se purifier de la boue hollywoodienne et de ses tabloïds pathétiques. Il avait aussi besoin de se noyer dans le travail, un travail qui en vaille la peine. Rien de plus pur que la poésie shakespearienne pour se régénérer. En 1970, le cinéaste réussit à convaincre le milliardaire Hugh Hefner, patron de Playboy, d’investir dans son projet d’adaptation de Macbeth, la Columbia se chargeant de la distribution du film. L’auteur Kenneth Tynan, critique et directeur de théâtre réputé, sert de « caution littéraire », tout en étant un vrai partenaire créatif pour Polanski. A sa sortie en décembre 1971, le film ne marche pas du tout, est mal accueilli par la critique américaine (la britannique et la française sont plus clémentes) et n’est même pas nommé aux « Oscars techniques » malgré son immense beauté formelle : rien pour le grand directeur photo Gil Taylor (Docteur Folamour, Star Wars), rien pour le directeur artistique Fred Carter et le décorateur Bryan Graves, rien pour le costumier Anthony Mendleson... Mais il est vrai que récompenser ces personnes, cela aurait signifié récompenser Polanski, étant donné son exigence méticuleuse, sa maniaquerie kubrickienne à tous les stades techniques de son œuvre. Si, à l’époque, Polanski voulait oublier Hollywood, Hollywood, sans doute, voulait oublier Polanski...


Plus objectivement, on peut expliquer l’échec commercial du film par plusieurs facteurs : la poésie au cinéma n’est justement pas « commerciale », le sujet et l’environnement sont pour le moins lugubres, la musique du groupe The Third Ear Band est dissonante, les acteurs sont peu connus et, avouons-le, peu charismatiques. Francesca Annis est une Lady Macbeth volontairement jeune et inexpérimentée et le boudeur Jon Finch, dans le rôle-titre, n’a pas la grâce de Laurence Olivier, ni la puissance d’Orson Welles ; il se veut ingrat, presque « banal ». Toutefois, ce côté réaliste, « smaller than life », du couple Finch/Annis renforce d’une certaine façon le caractère universel du sujet : un homme (un couple) dépassé par son ambition dévorante, et qui n’assume pas son crime. Si la pièce de Shakespeare peut être considérée, d’un point de vue moral, non pas seulement comme l’histoire d’un crime mais aussi comme l’histoire d’une reconquête, celle de l’âme indestructible qui refuse de s’éteindre, plus dévorante encore que l’ambition, et qui amène le criminel à prendre conscience de l’horreur et à devenir fou, il est bon que l’interprète principal soit « monsieur tout le monde ».


Mais que l’échec commercial du film et l’oubli injuste dans lequel il est tombé ne nous empêchent pas de voir en Macbeth l’un des meilleurs Polanski, d’autant plus goûteux qu’il s’éloigne, à l’époque, de l’insolite et de l’absurde beckettien chers au cinéaste. Macbeth serait plutôt à rapprocher de Chinatown et de Tess, autres tragédies en sourdine, autres reconstitutions historiques méticuleuses, autres plongées amoureuses dans le passé. Sans doute grâce à la pellicule des années soixante-dix, sans doute aussi grâce à l’emploi du format large, superbe, ces films ont un cachet, une épaisseur, une profondeur, une ampleur que n’a pas J’accuse par exemple, beaucoup plus froid et compassé. Comme si ce dernier, malgré sa qualité indéniable, ne respirait pas « l’air du passé », comme si le ciel, pour reprendre la formule d’Orson Welles à l’encontre de nombreux films historiques, pouvait être traversé à tout moment par un avion à réaction...



Je parle de tragédies en sourdine car même pour cette adaptation shakespearienne, Polanski refuse la grandiloquence et préfère voir ses personnages avancer à tâtons, tout doucement, comme englués ; des personnages un peu abasourdis, voire hébétés par ce qui les entoure. Il en va de Tess et du détective J.J. Gittes comme du couple Macbeth, ils ne comprennent pas tout, ils sont victimes d’une parole, à demi-mensonge, à demi-vérité, lancée malicieusement en l’air au tout début, et ils errent dès lors dans leur territoire devenu autre, tournant en rond, véritables somnambules. Le talent de Polanski est de changer à chaque fois de forme, tout en étant parfaitement authentique. A l’époque, il fuyait l’académisme comme la peste, alors qu’il n’y est pas insensible aujourd’hui. A dire vrai, par la souplesse de ses cadrages, par sa réalisation anti-théâtrale qui rejette tout sentiment de « quatrième côté » et de « représentation », il visait l’immersion totale. (1) La beauté particulière de Macbeth est en fait de nous faire saisir l’humidité ; mieux : de nous faire saisir par l’humidité. Comme les personnages, nous sommes engourdis par le froid, par la bruine incessante, par la nudité de la pierre ; dehors la boue nous empêche de progresser à notre guise, y compris dans la cour du château. D’ailleurs, ce n’est plus de la progression, c’est de la stagnation dérisoire ; ce qui nous ramène, par ce biais, aux premiers films insolites du cinéaste : l’homme a une attirance-répulsion pour le cul-de sac. Ce poids de l’environnement auquel Polanski a tant tenu, et qui a tant contrarié le tournage, rend l’humain lamentable au sens propre, c’est-à-dire digne d’être plaint. L’humidité nous ramène à la terre, et cet ancrage désespérant dans le sol, c’est cela le destin déplorable de l’homme ; c’est en tout cas une image concrète du destin, qui nous emprisonne.


Evidemment, les fameuses trois « sœurs » maléfiques, les célèbres sorcières de Macbeth, l’ont parfaitement compris et prennent soin, dès l’ouverture pré-générique, d’enterrer un nœud coulant, une main arrachée et une dague, effigies du futur crime de l’Ecossais, avide de royauté et de gloire. Elles créent l’intrigue, littéralement, en créant l’ambition chez l’homme, mais elles savent aussi qu’elles ne font qu’accomplir, qu’accoucher - aux forceps - l’ambition déjà en germe chez lui. (2) Car elles connaissent l’âme humaine en expertes. Et qui sait si cette ouverture n’est pas en fait une conclusion, un flash-forward venant après la mort de Macbeth, et cette main arrachée celle de son cadavre, et cette dague celle, réelle, de son crime ? Les sorcières reviennent d’ailleurs dans la « vraie » conclusion du film, après la mort sacrificielle de Macbeth, pour lancer le même charme sur un autre jeune homme. Conclusion ou bien introduction ? Eternel recommencement de la violence. Boucle angoissante digne du Locataire, et qui n’est pas dans la pièce. Shakespeare terminait sur le triomphe du roi légitime sur le roi illégitime. Triomphe du « Bien » tout relatif d’ailleurs car le dramaturge, subtilement, montrait que cette « violence légitime » restait tout de même une violence affreuse, avec décapitation à la clé. Au fond, Polanski et Tynan reprennent, et adaptent à leur façon, le même principe de boucle, la même idée d’héritage de la violence, de lignée, de succession inépuisable, de régénération... du clonage avant l’heure ! Et cette conclusion inquiétante sur les sorcières permet également au cinéaste d’apposer sa signature en fin d’ouvrage, en forme de clin d’œil malicieux, comme s’il se solidarisait avec les sorcières, comme s’il était l’une d’elles.


De fait, Polanski règne sur son film comme les sorcières règnent sur les destinées humaines. Le cinéaste s’identifie à ces trois femmes, on peut même dire qu’il les adore et celles-ci, gracieuses, lui permettent, le temps d’une séquence, de délirer à son aise, lui qui s’est montré par ailleurs plutôt sobre dans les autres séquences, serrant ses personnages de manière réaliste, parfois caméra à l’épaule, notamment lors les scènes de combat. Oui, grâce à ces trois sorcières, Polanski peut enfin se lâcher et délirer comme dans Rosemary’s Baby ou Répulsion : c’est l’inquiétant sabbat avec femmes nues, au milieu du drame, où Macbeth ingurgite une mixture qui va lui donner des visions du futur, un futur déjà annoncé au tout début de l’histoire : point d’héritiers pour sa lignée ; seule la lignée de Banquo, son ancien ami et rival, s’inscrira dans les siècles à venir. Dans la pièce (Acte IV, scène 1), Shakespeare utilisait une procession de figurants pour symboliser cette longue chaîne royale à venir ; il indiquait en didascalie : « Huit Rois paraissent et traversent le théâtre à la file ; le dernier avec un miroir à la main. Banquo les suit. » Macbeth observait sur le côté, terrifié. Dans le film, Polanski nous met dans les yeux de Macbeth, en caméra subjective : celui-ci voit Banquo sur son trône, lui tendant un miroir ; Macbeth s’approche, plonge son regard dans le miroir : son reflet n’apparaît pas ; au fond du miroir : un autre Banquo avec un autre miroir, et ainsi de suite, à l’infini, avec le même mouvement de caméra, en forme de boucle... Tétanisant. Cet onirisme vertigineux est préfiguré par la scène célèbre du banquet où le fantôme de Banquo nargue Macbeth par sa présence insistante et répétée, pour ses yeux seuls. Il est également annoncé dans une scène de rêve (qui n’est pas dans la pièce, mais qui est tout de même suggéré par le fait que Macbeth se dit hanté par des cauchemars) où Macbeth voit Banquo et son héritier se pencher sur son lit, scène où Polanski est évidemment comme un poisson dans l’eau, aussi à l’aise que dans Rosemary’s Baby : il faut dire que c’est l’un des rares cinéastes à savoir retranscrire sur l’écran la véritable ambiance, à la fois étouffée et nette, étrange et pourtant si réelle, de nos rêves, et cela sans trucages et autres flous artistiques. Le travail sur le son y est aussi pour beaucoup : le bruit du monde disparaît.



L’acuité de Polanski est telle qu’on a du mal à savoir parfois si l’on est vraiment en studio, notamment dans les scènes d’intérieur : on croit sentir l’éclairage artificiel puis soudain une porte s’ouvre, ou une fenêtre, et apparaît la vraie lande britannique ! De même, les ruines où vivent les sorcières sont-elles de vraies ruines ou bien un décor reconstitué en plein air ? Délicieuse confusion du spectateur, au cœur d’une œuvre-labyrinthe, à la fois ouverte et fermée. Confusion qui rejoint ainsi l’impression de rêve éveillé, de somnambulisme du couple Macbeth, bel équivalent visuel de la fameuse réplique : « La vie n’est qu’un fantôme errant... »

(1) Sur ce plan, le Macbeth de Polanski se veut bien sûr l’antithèse du Macbeth de Welles, qui était délibérément déclamatoire, face à un spectateur imaginaire qui regarderait la scène depuis la fosse.
2) Voir également l’analyse de cette séquence d’ouverture par Frédéric Albert Lévy sur le Blu-ray ESC.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 5 novembre 2020