Critique de film
Le film
Affiche du film

Ligne Rouge 7000

(Red Line 7000)

L'histoire

Ligne rouge 7000 se déroule sur les circuits de stock-cars américains, dans les années soixante. Les pilotes le savent : dépasser la ligne rouge des 7000 tours/minute au compteur, c’est perdre le contrôle du véhicule et s’exposer à une mort certaine. Ce métier dangereux, c’est celui de Mike (James Caan), de Ned (John Robert Crawford) et de Dan (James Ward). Un métier qui les obsède. Et, en dehors du circuit, la vie sentimentale est tout aussi instable. C’est ce que les trois hommes vont apprendre au contact de trois femmes amoureuses : Gabrielle (Marianna Hill), Julie (Laura Devon) et Holly (Gail Hire).

Analyse et critique


Howard Hawks entreprend Ligne rouge 7000 en 1964, juste après Le Sport favori de l'homme, qui a eu un succès mitigé. Après cette amusante satire du professionnalisme (un expert en pêche… ne sachant pas pêcher), il souhaite revenir à un sujet plus sérieux, dans un univers qu'il adore et qu'il connaît bien : celui des courses automobiles. Hawks a été en effet pilote amateur dans les années vingt et il a déjà consacré un film à ce sujet, La Foule hurle (1932). Ligne rouge 7000 est clairement un retour à sa jeunesse mais aussi un hommage à la jeunesse en général, la plupart des protagonistes ne dépassant pas trente ans. C'est clairement pour Hawks une manière de ne pas se sentir vieillir et de rester proche de son jeune fils Gregg, passionné lui aussi de voitures rapides. Hawks développe tout seul le premier traitement, avant de faire écrire le script à George Kirgo (script que le cinéaste modifiera de toute façon, et comme à son habitude, sur le plateau, avec les comédiens, pour se le réapproprier totalement). Son idée est de faire un film choral, où trois couples se forment et s'entrecroisent entre des compétitions extrêmement dangereuses. Ligne rouge 7000 est ainsi du pur Hawks, reprenant sciemment son obsession pour les petits groupes d'hommes et de femmes qui vivent en autarcie, au contact permanent de la mort. Cette idée de milieu fermé, ignorant le reste du monde, fascine Hawks, cinéaste apolitique qui refuse de « livrer un message » pour se concentrer sur le pur comportement humain, et étudier notamment toutes les caractéristiques de la compétence et de l'estime de soi. On peut dire que tout le cinéma de Hawks tourne autour de cette idée fixe, presque monomaniaque : la dignité… et en avoir ou pas. Malheureusement, les jeunes acteurs choisis pour le casting ne donnent pas satisfaction au cinéaste, qui ne parvient pas à transcender leur fadeur. Le film subit une preview catastrophique, puis un échec au box-office, sauf en Australie, pays très friand, comme on le découvrira plus tard avec un certain George Miller, de vitesse infernale et de métal hurlant !


Ligne rouge 7000 est un cas-limite de la politique des auteurs. Pour la plupart des spectateurs, c'est un film insipide, réalisé par un Howard Hawks en perte de vitesse, dans la dernière ligne droite de sa carrière. Mais pour les cinéphiles « hawksiens », partisans de la politique des auteurs, c'est un film passionnant. De son côté, Howard Hawks, homme de logique, ayant fait des études de génie mécanique, voyait les choses de manière plus pragmatique : « J’ai raté ce film », disait-il simplement quelques mois après la sortie ; et, tout en remerciant les critiques auteuristes de leur gentillesse, il ajoutait : « Ce que vous voyez dans le film, c'est ce que j'aurais voulu faire et que je n’ai pas réussi » (1). On pourrait donc s’en tenir là, mais les choses ne sont pas si simples.


Ce que dit Hawks à propos des éloges excessifs d’une certaine catégorie de critiques est d'une grande pertinence mais n’est pas sans ambivalence. Avec cette parole, le vieux sage résume parfaitement l'essence de la politique des auteurs, toute la mauvaise foi de cette pratique cinéphilique... et toute sa suprême beauté. Pour rappel, cette politique, mise au point en 1954 par François Truffaut dans les Cahiers du cinéma, consistait à voir certains cinéastes comme des artistes aussi personnels qu'un peintre ou un romancier, en dépit des contingences collectives de la production cinématographique. Le critère n'était pas tant la réussite « objective » d'un film que la sensibilité personnelle qu'il dégage, son originalité. Ainsi, un auteuriste préférera toujours le film raté d'un cinéaste personnel à la réussite ponctuelle d'un cinéaste impersonnel. On peut juger cette politique comme absurde ou « dandy », mais elle a le grand mérite de considérer le cinéma comme autre chose qu’une « mayonnaise qui prend ou ne prend pas » (dixit Truffaut (2)) et, surtout, elle a le très grand mérite d'avoir été une arme polémique efficace - c'était son but - pour mettre sur le même plan, une bonne fois pour toutes, « un film de Hitchcock et un livre d’Aragon » (dixit Jean-Luc Godard (3)). Au fond, il s'agissait avant tout d'élever Hitchcock et Hawks, cinéastes considérés alors comme des réalisateurs purement commerciaux, au statut d'artiste - et ils le méritaient bien.

Même si, à titre personnel, nous sommes partisans de cette politique, crevons néanmoins l'abcès et évoquons sans ambages les défauts évidents de Ligne rouge 7000 : tout d'abord, le casting ne dégage pas, c'est le moins qu'on puisse dire, le charisme des Cagney, des Bogart, des Grant, des Cooper, des Wayne, des Hepburn, des Stanwyck ou des Bacall d'antan. L'époque a changé : en 1964, à Hollywood, on est dans un « creux » entre les stars puissantes de l'ancienne génération et les stars puissantes des seventies (Hoffman, De Niro, Pacino, Eastwood, Redford, Dunaway) ; ce n'est pas la faute de Hawks, celui-ci dirige comme il peut ses comédiens faiblards, mais le résultat est là. C'est d'ailleurs pourquoi, pour El Dorado, entrepris juste après Ligne rouge 7000 , Hawks s'est « rué » sur Wayne et Mitchum, fussent-ils vieillissants, en reprenant tout de même James Caan, qui lui semblait à juste titre prometteur, même si pas encore tout à fait mature.


Ensuite, ce qui frappe le spectateur du film (encore plus celui d'aujourd'hui que celui de l'époque), c'est le contraste maladroit, sur le plan formel - pelliculaire pourrait-on dire- entre les scènes de course automobile et les scènes intimes. A l'époque de La Foule hurle, le jeune Hawks avait participé lui-même au tournage des scènes de course, mais pour Ligne rouge 7000, il a totalement délégué le filmage à un ancien coureur automobile, Bruce Kessler. Résultat : en comparaison des scènes intimes ou des scènes de tribune tournées en studio, les images de stock-cars, documentaires, granuleuses et répétitives, ont l'air de… stock-shots, ce qu'elles ne sont pourtant pas ! Toutefois, et c'est ici que la politique des auteurs peut devenir éclairante, ces images « hétérogènes » de course offrent un double avantage : par leur violence inouïe (voir cette voiture qui s'envole littéralement à dix mètres du sol après avoir été percutée !), elles expriment réellement un sentiment de libération et de folie, qui répond bien à la terrible frustration, au profond ennui de ces pilotes-albatros qui trainent lamentablement leurs ailes quand ils ne sont pas sur la piste. Et par leur aspect répétitif, aspect accentué bien sûr par la forme du circuit, elles font totalement écho aux scènes intimes, elles-mêmes fondées sur la répétition maladive, chaque couple se déchirant amèrement à tour de rôle. C'est là que Hawks est le plus fort et qu’il sauve son film : fasciné depuis ses études par la géométrie et par la mécanique, grand admirateur de Chaplin et de Keaton, il sait à merveille créer des chorégraphies symétriques dans l'image, afin de démontrer toute l'étrangeté de l'animal humain. Symétries qui sont hilarantes dans ses comédies (Grant et Hepburn qui marchent collés l'un à l'autre dans L’Impossible Monsieur Bébé ; Grant et Russell qui confrontent inlassablement leur force équivalente et leur costume rayé dans La Dame du vendredi ; Grant en grand dadais constamment rabaissé à l'image dans Allez coucher ailleurs ; Monroe et Russell qui font tout en double dans Les Hommes préfèrent les blondes, etc.) ; symétries qui sont inquiétantes ou stressantes dans ses films d'action (les duels verbaux à répétition de Bogart dans Le Grand sommeil ; le trajet rectiligne, inéluctable, de La Rivière rouge ou de La Captive aux yeux clairs ; le resserrement progressif entre quatre murs - ou quatre planches, variation de cercueil - de Seuls les anges ont des ailes, La Terre des Pharaons, Rio Bravo ou El Dorado). Dans Ligne rouge 7000, ce sont des jeunes couples qui se font et se défont sans arrêt, avec comme motif répété la femme mature, altruiste, qui veut conquérir son bien-aimé et l'homme immature, égoïste, qui se fige et se retranche dans un coin de la pièce. Par son refus de s’ouvrir, le personnage de Mike est même au bord de la pathologie. Le physique lisse et le jeu neutre de ces acteurs peu charismatiques renforcent paradoxalement cette symétrie entre les trois couples. Ils se confondent. Et ce n’est pas un délire d’interprétation : c'est d'autant plus volontaire de la part de Hawks que ces couples sont encadrés de la même manière par deux célibataires endurcis, plus âgés, plus sages : Pat (Norman Alden) et Lindy (Charlene Holt).



Au sein de ces couples, la tension s'accumule donc et explose véritablement sur le circuit. Mais cette explosion tient plutôt de l'implosion car ce circuit, en son essence, est forcément fermé. La fin est à ce titre glaçante : on assiste à un accident spectaculaire, sous le regard stressé des femmes, accident qui suggère que ces trois « fiancées » sont condamnées à perdre leur homme ou à le retrouver amoindri, impuissant (voir la scène symbolique de la main arrachée de Ned, remplacée plus tard par un crochet). Dans toute sa filmographie, Hawks adore montrer de jolies femmes en train de tomber amoureuse, tout en suggérant que ces histoires d’amour seront sans lendemain. A cause du danger, d’une part, et des caprices de la vie, d’autre part. Les couples sont très conscients de cela. Il y a dans le cinéma de Hawks une solitude existentielle qui frôle l’absurde et la meilleure arme de ses personnages face à cette absurdité est le stoïcisme. C’est cette impression de Néant autour des personnages qui fait que le cinéma de Hawks ne paraît jamais « étriqué », malgré sa propension au huis-clos et au tournage en studio, souvent en plans fixes. Et ce qui renforce cette impression de Néant, c’est le caractère « anti-parental » de ses personnages, qui semblent une génération d'adultes spontanée, sans ascendance ni descendance. Admettons-le : on sent moins ce poids du Néant dans Ligne rouge 7000, à cause justement de l'effet « stock-shot ». Le film aurait sans doute gagné à laisser dans l'ombre les courses automobiles, mais alors il aurait basculé... dans l'avant-garde ! C'est d’ailleurs ce qui manque d'arriver à beaucoup de films de Hawks, comme le disait avec humour Éric Rohmer (4).

Ainsi, dans ce monde inquiétant, absurde, Hawks fuit le mariage « pour la vie » et préfère se concentrer sur la naissance de l'amour entre l'homme et la femme, amour qui passe d'abord par une attirance physique, sexuelle. C'est cette tension amoureuse que le cinéaste-géomètre adore, car elle crée dans le champ un magnétisme. Magnétisme entre les deux pôles de l'être humain : la femme et l'homme. La modernité absolue de Hawks a toujours été là : donner autant d'importance aux femmes qu'aux hommes. Voir à ce titre la formidable apparition de Julie dans le récit, dérapant gratuitement avec sa moto, comme un pilote viril et crâneur ! Comme le disait joliment Godard dans Notre musique, Hawks est le cinéaste qui « ne voit pas la différence entre une femme et un homme ». Dans ce géométrique Ligne rouge 7000, on peut carrément parler d’équation.

(1) Todd McCarthy, Hawks, Institut Lumière/Actes Sud, 1999, p. 774.
(2) François Truffaut, Les Films de ma vie, Flammarion, 2007, p. 27.
(3) Jean-Luc Godard, Godard par Godard, Les années Cahiers, Flammarion, 1989, p. 239.
(4) Éric Rohmer, préface à Hawks par Hawks, Joseph McBride, Ramsay, 1987, p. 9.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 22 juin 2022