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Critique de film
Le film
Affiche du film

Allez coucher ailleurs

(I Was a Male War Bride)

L'histoire

Après la Seconde Guerre mondiale, les troupes alliées occupent l’Allemagne et participent à la reconstruction du pays. Un capitaine de l’armée française, nommé Henri Rochard (Cary Grant), doit partir en mission avec la jeune et frétillante Catherine Gates (Ann Sheridan) qui lui sert d’interprète. Après de nombreuses péripéties, les deux jeunes gens tombent fous amoureux et se marient. Miss Gates est américaine et malheureusement Rochard n’a pas le droit de la suivre aux USA. Elle invente alors un subterfuge loufoque pour que son époux puisse s’embarquer avec elle à bord du navire qui les mènera de l’autre côté de l’Atlantique...

Analyse et critique

En mai 1947, Darryl Zanuck contacte Howard Hawks pour lui proposer de réaliser une comédie basée sur un récit autobiographique. Son auteur, Henri Rochard, est un ancien officier belge fiancé à une Américaine qu’il rencontra pendant la guerre. Après le conflit, il souhaite émigrer aux USA, ce qu’il ne peut faire que dans le cadre de la loi 271 qui réglemente l’entrée des fiancées de guerre. Rochard devient alors A male war bride, littéralement "une fiancée de guerre mâle" ! Si Zanuck propose ce film à Hawks ce n’est naturellement pas un hasard : avec ses screwball comedies à succès, le renard argenté est devenu le spécialiste du thème "masculin / féminin" comme aiment à le rappeler Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon dans 50 ans de cinéma américain. (1)

Hawks accepte le projet et propose à Hagar Wilde, scénariste et créatrice de L’Impossible Monsieur Bébé, de se joindre à Charles Lederer - auteur du script de His Girl Friday - pour rédiger l’adaptation. Pendant deux mois, le duo travaille sur le texte de Rochard en collaboration directe avec Hawks qui commence à préparer son casting. La Fox souhaite que Cary Grant tienne le rôle de Rochard et pense à Ava Gardner pour celui de sa fiancée. Hawks est enchanté de retrouver Grant, qu’il a déjà dirigé dans L’Impossible Monsieur Bébé (1938), Seuls les anges ont des ailes (1939) et La Dame du vendredi (1940), mais affiche son scepticisme vis-à-vis de Gardner. Certes la jeune femme est une star confirmée, elle est de plus très séduisante ; mais pour donner la réplique à Grant, il recherche une comédienne capable d’improviser et d’enchaîner les dialogues avec vivacité. Hawks aurait pu choisir Rosalind Russell ou Katharine Hepburn, avec lesquelles il avait déjà collaboré, mais, fidèle à lui-même, il part en quête d’un nouveau talent et impose Ann Sheridan à la Fox. L'actrice, qu’il avait repérée chez Raoul Walsh dans They Drive by Night et à laquelle il fit faire quelques essais pour Les Chemins de la gloire (1936), accepte immédiatement le projet.

L’équipe est alors prête et s’embarque à bord du Queen Elizabeth le 21 août 1948 pour tourner I Was a Male War Bride en Allemagne et en Grande-Bretagne, avant de terminer les derniers plans en Californie. Le tournage, riche en rebondissements (2), dure près de huit mois et s’achève le 27 mai 1949. Le film rencontre un énorme succès : avec deux millions de dollars de budget et plus de quatre millions de recettes nettes, il rentre largement dans ses frais, atteint la cinquième place du box-office américain et offre à Hawks l'un de ses plus grands succès !

Malgré ce triomphe incontestable, Allez coucher ailleurs n’a pas la reconnaissance de L’Impossible Monsieur Bébé ou de La Dame du vendredi aux yeux des critiques contemporains. Très peu diffusé à la télévision, oublié par Tavernier et Coursodon dans leur fameux ouvrage (l’ont-ils vu ?), ce 23ème film du renard argenté n’a pas la réputation des comédies citées précédemment ou de ses grands westerns et films d’aventure... Comment expliquer ce dédain de la critique au regard du succès public du film lors de sa sortie ? Si certains films de Hawks sont oubliés aujourd’hui, il faut remarquer qu’aucun d’entre eux n’avait connu une réussite à la hauteur de celle de I Was a Male War Bride. On pense à Si bémol fa dièse (1948) ou à La Ligne rouge 7 000 (1965) qui, dès leur sortie sur les écrans, étaient considérés comme mineurs par le public et la critique. L’objet de notre analyse fait donc figure d’exception dans la filmographie du réalisateur.

Dans chacune de ses screwball comedies, Hawks oppose un homme infantilisé à une femme dominante. Ici, cette thématique atteint son paroxysme puisque Grant finit par se travestir (et perdre toute forme de virilité) tandis que sa fiancée dirige le couple et adopte des attitudes habituellement réservées aux hommes. Dans ce contexte, Cary Grant et Ann Sheridan incarnent un couple en proie à des situations à la fois cocasses et particulièrement bien vues dans le cadre de l’analyse des rapports hommes / femmes. Dès le début du film, le capitaine Rochard se ridiculise en essayant de traduire les initiales "LADIES" inscrites sur une porte. Soudain, une femme ouvre la porte et Rochard réalise qu’il est devant les toilettes femmes ! Par extension, cette incompréhension du mot ladies pourrait se traduire par une incapacité à gérer ses rapports avec les femmes. Ce plan sans le moindre dialogue aura suffi à caractériser le personnage de Henri Rochard.

Par la suite, Cary Grant et Ann Sheridan partent en mission dans un side-car. Dès cette scène, Sheridan impose sa position dominante en conduisant le véhicule. Elle prend les initiatives lorsqu’ils sont bloqués pendant leur trajet, elle les sauve de la noyade quand leur barque se précipite vers une chute d’eau, et enfin c’est encore elle qui prend les devants pour l’embrasser. Plus le film avance et plus le rôle de Grant se réduit à celui d’un spectateur incrédule, une sorte de potiche au masculin ! A chaque fois qu’il veut prendre une initiative, le sort s’acharne sur lui : il essaie par exemple d’escalader une barrière ferroviaire, mais celle-ci se lève et le pauvre Rochard se retrouve suspendu au-dessus du vide dans une situation plutôt ridicule. Finalement, l’entreprise de destruction du mâle est à son comble dans la scène ou Grant se déguise en femme pour devenir une "fiancée de guerre". Affublé d’une perruque confectionnée avec la queue d’un cheval, il finit par monter à bord du bateau qui l’emmène en Amérique, son visage exprimant alors le désarroi le plus total. Au fond, Hawks termine ainsi une trilogie autour du sexe qu’il avait débutée avec His Girl Friday puis L’Impossible Monsieur Bébé, qui voyait déjà Grant commencer à se travestir dans la fameuse séquence où il crie « Je suis devenu gay !! » Sous la direction de Howard Hawks, le couple américain vole en éclat et impose un équilibre des forces entre les hommes et les femmes dont les ligues féministes se féliciteront auprès du cinéaste.

Mais si I Was a Male War Bride permet à Hawks de développer sa thématique et d’offrir au public une belle succession de gags, il demeure un cran en dessous de ses deux comédies phares que sont La Dame du vendredi et L’Impossible Monsieur Bébé. On peut imputer cela à un rythme légèrement moins soutenu et un scénario plus avare en rebondissements. Dans Allez coucher ailleurs, la partie la plus drôle du récit est décrite dans la scène où Grant se déguise, soit dix minutes de purs gags offertes au final. C’est d’ailleurs cette image qui sert à l’affiche du film et c’est cette séquence dont le public se souvient. En dehors de cela, les dialogues n’ont n’a pas la richesse de ceux de La Dame du vendredi - ni leur rapidité d’ailleurs - et le récit n’offre pas la diversité des situations de L’Impossible Monsieur Bébé. Mais cessons de chipoter, car si les deux comédies précédentes du cinéaste n’avaient pas mis la barre si haut, I Was a Male War Bride serait certainement considéré comme une grande réussite par tous les critiques. Il faut parfois prendre un peu de recul, oublier les chefs-d’œuvre précédemment réalisés et apprécier Allez coucher ailleurs comme un divertissement de premier plan proposant de surcroît une analyse décapante des rapports hommes / femmes. Il est donc temps de cesser de dénigrer ce Hawks, car lire que ce film est un ratage du réalisateur c’est un peu comme entendre que Catch Me If You Can est un film mineur de Spielberg. De temps à autre, il faut arrêter de se torturer l’esprit et avouer qu’un "petit" film (notez les guillemets) d’un auteur majeur restera toujours supérieur au meilleur Michael Bay ou consorts. Qu’on se le dise !


(1) Lire à ce propos leur excellent chapitre consacré au sujet : "Masculin / Féminin : le genre et la fonction".
(2) Pour plus de détails, lire l’indispensable Hawks de Todd McCarthy
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DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : swashbuckler films

DATE DE SORTIE : 15 juin 2016

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 25 mars 2004