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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Révoltés d'Alvarado

(Redes)

L'histoire

À Alvarado, le poisson fait cruellement défaut et les pêcheurs se trouvent démunis. Lorsque la pêche reprend, les salaires proposés sont misérables. Miro, un jeune pêcheur, perd son enfant faute de pouvoir lui payer un traitement. Indigné, il prend la tête d’un mouvement de contestation. Commence alors la révolte des pêcheurs...

Analyse et critique

A mi-chemin entre le drame social et le documentaire, Les Révoltés d’Alvarado (Redes en version originale) raconte l'histoire d'un groupe de pêcheurs, unis pour affronter une société corrompue. A l’origine, ce projet s’inscrit dans une série de films commandés par le Secrétariat à l’Education Publique mexicain au début des années 1930. Responsable de la Culture, Carlos Chavez confie alors la réalisation de ce premier film à son ami Paul Strand.

Paul Strand est aujourd’hui reconnu comme l'un des photographes majeurs du XXème siècle. Pionnier de la "straight photography" (1) aux USA, il s’exile au Mexique à la fin des années 1920 où il expose et signe quelques reportages photo devenus depuis des classiques. Il s’intéresse notamment à la culture indigène de l’Etat de Michoacán, d’où il rapporte des clichés des habitants qu'il a photographiés dans la rue. Strand est ensuite nommé directeur des activités photographiques et cinématographiques du Secrétariat à l’Education Publique. En charge de la formation de jeunes talents locaux, il voit son travail rapidement reconnu. On lui demande alors de produire Les Révoltés d’Alvarado.

Paul Strand n’est pourtant pas un cinéaste confirmé. Il travaille sur le scénario avec Emilio Gómez Muriel, un jeune réalisateur de 24 ans. Rapidement, les deux hommes se heurtent à leur manque d’expérience. Strand fait donc appel à ses connaissances dans le milieu du cinéma hollywoodien : Henwar Rodakiewicz, Fred Zinnemann et Gunther von Fritsch viennent prêter main forte au projet. Si les noms des deux derniers sont connus de la plupart des cinéphiles, ces trois hommes étaient pourtant des débutants. Leur collaboration avec Paul Strand ne fut pas des plus faciles... Responsable du projet, Paul Strand avait manifestement une attitude autoritaire sur son équipe. Producteur et directeur de la photographie du film, il ne laissait guère de liberté à ses collègues. Les conflits étaient fréquents. Sur le tournage, c’est avec Fred Zinnemann que les tensions furent les plus fortes.

En 1934, le futur réalisateur du Train sifflera trois fois (1952) ou de Tant qu'il y a des hommes (1953) n’a encore aucun film à son actif. Cela ne l’empêche pourtant pas d’avoir déjà une vision précise et déterminée du cinéma. Ami de Robert Flaherty, avec lequel il a préparé un documentaire en URSS, Zinnemann développe une approche du cinéma à la fois réaliste et moderne. Il veut notamment donner du mouvement et du rythme à ses prises de vues. Cette vision moderniste s’oppose à l’approche purement photographique et statique de Paul Strand... Finalement, ce dernier imposera sa vision au grand dam de Zinnemann. Les Révoltés d’Alvarado présente donc deux visages : une mise en scène assez mal maîtrisée d’une part et une photographie absolument époustouflante de l’autre.

La première évidence est l’absence de direction d’acteurs. Dès le premier plan, on sent un malaise dans le regard du comédien : ses mouvements et ses expressions manquent de naturel. Le personnage du pêcheur n’est pas incarné. On ne voit qu’un acteur en proie à ses doutes. Ce défaut s’explique en partie par la quasi absence de comédiens professionnels sur le tournage. Strand préférait tourner avec les habitants de la région qu’il jugeait plus authentiques. Malheureusement, si un photographe peut capter cette authenticité dans la fraction de seconde d’un cliché, il n’en est pas de même avec une prise de vue de cinéma. Pendant la durée du plan, cette authenticité vole littéralement en éclats. Ni Paul Strand, ni Fred Zinnemann ne sont en mesure de donner corps au jeu des comédiens. Quand le film avance, ce défaut se fait moins ressentir, mais il reste tout de même présent et marque Les Révoltés d'Alvarado de manière indélébile.

L’autre point négatif du film concerne son absence de rythme. Si Strand est à la recherche d’une certaine lenteur afin de laisser le temps à la contemplation, il manque de rigueur en ce qui concerne le rythme du montage. Certaines scènes s’étirent à n’en plus finir tandis que d’autres sont interrompues de manière abrupte. Sans véritable tempo, le récit a bien du mal à s’imposer au spectateur. En dehors de ces deux points, le film ne fait pas preuve d'autres défauts flagrants mais il évident que ce n'est pas pour sa mise en scène que nous nous attarderons dessus...

Si Les Révoltés d’Alvarado ne fait pas preuve d’une grande maîtrise cinématographique, il tient sa force dans la qualité de la photographie de Paul Strand. Refusant toute forme d’artifice, celui-ci se concentre avant tout sur la composition de ses plans. Son approche est comparable à celle de Sergeï M. Eisenstein. Admiré par Strand, le cinéaste russe s’était également installé au Mexique au début des années 30. Il avait tourné quelques films parmi lesquels Que viva Mexico. Avec ces oeuvres, il a défini un style graphique marqué par des paysages épurés. Cinéaste engagé, Eisenstein cherche également à mettre en valeur les traditions du pays et le mode de vie des classes sociales les plus défavorisées. Cette approche du cinéma rejoint en tous points le style photographique de Paul Strand. Il n’est donc guère étonnant que ce dernier ait cherché à s’inspirer d’Eisenstein pour Les Révoltés d’Alvarado. Dans une lettre adressée à Carlos Chavez, Strand déclare d’ailleurs : « Notre film sera aussi bien que celui d’Eisenstein, j’y tiens. »

Si la mise en scène n’est pas à la hauteur de celle du maître russe, la photographie s'avère en revanche une vraie réussite. Le travail de composition des plans est remarquable : grâce à des cadrages millimétrés, des perspectives évidentes et une maîtrise permanente de la lumière, Strand crée une harmonie totalement dépouillée dans chacun de ses plans. Mais au-delà de ce savoir-faire, il donne du sens à ses images. A titre d’exemple, un filet de pêche est filmé en premier plan, tandis les hommes partent vers leur labeur en arrière-plan. Strand souligne ainsi l’emprisonnement social dont les pêcheurs sont victimes. Le dernier plan est également évident d’un point de vue symbolique : les hommes se sont enfin rassemblés et naviguent unis vers la ville où ils vont exprimer leur colère. Ce plan laisse alors place à celui d’une puissante vague s’écrasant sur la plage. La révolte est en marche, rien ne l’arrêtera...

Paul Strand s’attarde également sur les gestes du quotidien. Des gestes répétitifs, toujours associés au labeur, soulignent l’engagement politique et social de Strand. On voit les pêcheurs ramer pour faire avancer leurs embarcations, tirer sur les filets, marcher afin d'aller toucher leur maigre salaire. Dans le village, le divertissement n’existe pas. Lorsqu’un pêcheur prend le temps d’aller chez le barbier, il est interrompu car il faut repartir en mer. Quand, ils ne pêchent pas, les hommes assistent à un enterrement, attendent qu’on leur propose du travail. Le désoeuvrement nourrit alors le sentiment de révolte...

Les Révoltés d’Alvarado est un film engagé du côté des classes défavorisées. De ce point de vue, il s’inscrit dans une tradition "révolutionnaire" du cinéma mexicain. Dès le début du cinématographe au Mexique, il était fréquent de raconter des histoires de paysans opprimés. Un style qui s’est affirmé après 1910 avec des œuvres prônant ouvertement la révolution (Revolución orozquista ou Revolución en Veracuz en 1912). Malheureusement, le tournage des  Révoltés d’Alvarado fût abrégé et la série de films, prévue par le Secrétariat à l’Education Publique, abandonnée. Les Mexicains ne comprenaient pas pourquoi des étrangers dépensaient tant d’argent public pour tourner ces films politiques...

Après le tournage, Paul Strand et son équipe quittèrent le Mexique. Strand abandonnera sa carrière cinématograhique pour se concentrer sur la photographie. Fred Zinnemann sera engagé par la MGM où il tournera quelques courts métrages remarqués avant de connaître la gloire (il obtiendra l’Oscar de la meilleure réalisation pour Tant qu'il y a des hommes et Un homme pour l'éternité). Au regard de son histoire et de son style affirmé, il est difficile de considérer Les Révoltés d'Alvarado comme une œuvre attachée au style de Zinnemann. On appréciera d'avantage ce film rare comme un classique du cinéma mexicain mais surtout comme un magnifique témoignage du travail photographique de Paul Strand... 

(1) Mouvement moderniste visant à rejeter l’esthétique symboliste de la stylisation et de l’évocation, à renoncer aux possibilités offertes par le flou et le bougé, à toutes sortes d’artifices de tirage, au profit d’une pratique photographique directe et objective, reposant sur le principe d’une saisie immédiate de la réalité, sans transformations ou le moins possible.
Source:  http://etudesphotographiques.revues.org/index346.html

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 5 mai 2012