Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Girls

L'histoire

Joy (Mitzi Gaynor), une américaine décomplexée, Sybil (Kay Kendall), une anglaise délurée et fantaisiste et Angèle (Taina Elg), une française très déterminée, étaient danseuses dans la troupe du chorégraphe Barry Nichols (Gene Kelly). Elles se retrouvent toutes trois, plusieurs années après, devant un tribunal. Les mémoires que Sybil vient de publier sont diffamatoires pour Angèle qui aurait soi-disant tenté de se suicider pour les beaux yeux de Barry après que celui-ci l’ait délaissé. Mariée à un puisant industriel français, Angèle désire que la vérité soit rétablie et que les rumeurs cessent. Elle affirme au cours de son témoignage que c’est au contraire Sybil, devenue entretemps Lady Wren, qui a voulu mettre fin à ses jours elle aussi à cause de Barry. Devant ces récits totalement contradictoires, la déposition de ce dernier devrait en principe faire éclater la vérité… ou pas !

Analyse et critique

A la lecture du sujet, on pourrait penser se trouver devant un austère film de procès. Il n’en est évidemment rien puisqu’il s’agit au contraire d’un des sommets de la comédie musicale hollywoodienne qui brillait ici encore de ses mille feux alors qu’elle n’allait pas tarder à progressivement s’éteindre (tout du moins telle qu’on la connaissait), son âge d’or - représenté surtout par les films sortis des studios RKO, Warner, Fox et évidemment MGM - étant derrière elle. Il s’agissait également de la première incursion de George Cukor dans le domaine du pur ‘Musical’, Une étoile est née (A Star is Born) devant plutôt être considéré comme un mélodrame avec certes de très nombreux numéros chantés et (ou) dansés, bien plus d’ailleurs que dans Les Girls qui n'en contient qu'à peine cinq. Dans les années 60, le grand réalisateur reviendra au genre à deux reprises avec la très sympathique confrontation Yves Montand/Marilyn Monroe dans Le Milliardaire (Let’s Make Love) et surtout avec son célèbre, à juste titre, My Fair Lady et le duo Rex Harrison/Audrey Hepburn Quoi qu’il en soit, comédies ou drames, quatre belles réussites alors que Cukor ne semblait avoir que très peu d’affinités avec le genre, l’avouant lui-même : "je ne me considère pas moi-même comme un metteur en scène de comédies musicales, ainsi que le sont Vincente Minnelli ou Stanley Donen. II y a quelque chose d’illogique dans les comédies musicales : les gens ouvrent leur bouche et se mettent soudain à chanter. Cela doit être fait d’une certaine manière, sans souci de réalisme."

En 1956, le producteur Sol Siegel vient de terminer Haute Société (autre grand moment de l’histoire du ‘Musical’) réalisé par Charles Walters, collaborant pour l’occasion avec deux grandes figures de Broadway, le musicien Cole Porter et le scénariste John Patrick (auteur entre autres au cinéma du magnifique Comme un torrent – Some Came Running de Minnelli). Enchanté du résultat, il décide de réunir à nouveau le duo pour un autre projet. Gene Kelly ayant envie depuis quelques temps d’interpréter un directeur de troupe de music-hall, Siegel acquiert les droits d’un livre de Vera Caspary (spécialiste des trios féminins, Chaines conjugales (A Letter to Three Wives) de Mankiewicz en étant l’exemple le plus célèbre) intitulé Les Girls, demandant au scénariste de partir du postulat de départ qu’il lui narra mais de ne pas lire le roman pour pouvoir réinventer tout le reste. Pour la cocasse anecdote, l’écrivaine s’amusera alors à dire qu’elle était devenue à ce moment-là l’auteure la mieux payée d’Amérique pour avoir touché 80.000 dollars de droits d’adaptation pour un simple titre ! Le producteur prévoit d’abord de confier le rôle des trois filles à Cyd Charisse, Leslie Caron et Carol Haney, mais ce sont finalement Kay Kendall, Taina Elg et Mitzi Gaynor qui seront retenues. Quant à Cukor, il est choisi après que le projet ait déjà bien avancé.

Cyd Charisse refuse la proposition pour tourner La Belle de Moscou (Silk Stockings) de Rouben Mamoulian, le remake du Ninotchka de Lubitsch avec Fred Astaire pour partenaire. Son remplacement par Mitzi Gaynor est remis en question par George Cukor qui doit néanmoins ployer devant son producteur. Carol Haney est remplacée par la talentueuse comédienne britannique, Kay Kendall, épouse de Rex Harrison, les spectateurs allant pouvoir admirer l’année suivante le couple dans une délicieuse comédie de Vincente Minnelli, Qu’est-ce que maman comprend à l’amour (The Reluctant Debutante). Quant à Leslie Caron, c’est la danseuse finlandaise Taina Elg qui prend sa suite. Un trio sur le papier bien moins prestigieux que celui prévu au départ mais qui s’en sort néanmoins haut la main. Devant être filmé sur les lieux de l’action à Paris, pour éviter les difficultés d’un tournage dans un appartement trop petit, l’équipe décide au final de tourner en studio à Hollywood de janvier à avril 1957. Bien leur en a pris car la reconstitution du lieu de vie des trois 'Girls' est d’une grande délicatesse, permettant au chef opérateur et à l’éclairagiste de faire de petits miracles, à l’image de ces onctueux plans nocturnes bleutés alors que l’on découvre les différents "suicides". Le film bénéficie d’ailleurs non seulement du panache et de l’élégance de Cukor (qui confirme au passage sa parfaite maestria dans l’utilisation du Cinemascope et du Technicolor) mais également de l’immense savoir-faire des équipes techniques de la Metro Goldwin Mayer et du charme inimitable des productions du studio dans le domaine.

Cukor, comme Minnelli, très attaché à l’aspect visuel de ses films fera appel au fabuleux Robert Surtees (Fort Bravo, Ben-Hur et j’en passe) en tant que chef opérateur, du non moins talentueux costumier Orry Kelly (Casablanca, Un Américain à Paris…) ainsi que du décorateur Richard Pefferle dont nous n’oublierons jamais le travail qu’il nous délivra pour ces chefs d’œuvres absolus du cinéma hollywoodien que sont Scaramouche et Kiss me Kate de George Sidney mais aussi pour l'inoubliable Les Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang. Pour la partie musicale, Cole Porter compose des mélodies originales dont la chanson titre ainsi que 'Ça, c’est l’amour' qui deviendra un standard ou encore la délicieusement coquine 'Ladies in Waiting' entendue à deux reprises. Il faut néanmoins se rendre à l’évidence : même si ce sont de bonnes chansons, on est à des années-lumière des plus fameuses réussites du compositeur (Kiss me Kate notamment, probablement son chef d’œuvre) ; excepté la chanson-titre, et encore, aucune ne parvient à être entêtante même après avoir vu et revu le film. On peut imputer cette médiocrité d’ensemble - médiocrité pour du Cole Porter entendons-nous bien - au fait que le compositeur était alors très malade et qu’il demanda même à se faire assister par Saul Chaplin. A signaler qu’à l’exception de Kay Kendall qui fût doublée par Betty Wand, toutes les chansons sont interprétées par les comédiens du film.

Et bizarrement, ce n’est pas à Gene Kelly mais à Jack Cole que l’on confie la chorégraphie ; cependant lorsque ce dernier tombe malade en cours de tournage, c’est l’acteur qui règle lui-même certains numéros, dont le plus célèbre et le plus mémorable du film, le pastiche au milieu d’un très beau décor stylisé rouge et noir de L’Equipée sauvage (The Wild One) dansé avec Mitzi Gaynor. Entre nous, en espérant que ce ne sera jamais répété en dehors de ces lieux et en m’excusant par avance auprès des fans de Marlon Brando (dont je fais pourtant partie), il me semble avoir trouvé plus de cinéma et de talent dans ces trois minutes que dans l’intégralité du film de Laslo Benedek. Sorti en novembre 1957, Les Girls se révèle être un très grand succès mais s’il n’obtient que l’Oscar - tout à fait mérité - des meilleurs costumes et reçoit en revanche le Golden Globe du meilleur film et celui de la meilleure actrice, décerné à la fois à Taina Elg et Kay Kendall, cette dernière ayant étonné un grand nombre lors des séquences où elle est complètement éméchée. Il n’y a surement rien de plus difficile à jouer à l’écran sans que le résultat ne soit ni ridicule ni pénible ; miss Kendall évite les deux écueils avec une très grande classe et livre une performance comique assez ahurissante, au timing impeccable.

Alors bien évidemment, comme cela a souvent été dit, que Les Girls aurait pu être une comédie sans numéros musicaux tant il est évident que ceux-ci ne servent quasiment jamais à faire avancer l’intrigue et se contentent de servir de faire-valoir aux interprètes ! Les amateurs du genre vous rétorqueront que même si cela est vrai, là réside aussi l’une des constantes du genre et qu’ils aiment justement lorsque ça se met à chanter même si ces instants tant attendus ne font pas progresser d’un iota le récit. C'est du pur 'Entertainement' sur lequel ils ne crachent jamais, à condition - cela va de soi - que les chansons ou les numéros soient réussis. Les Girls s'avère donc être un harmonieux mélange d'une brillante satire de mœurs et de quelques beaux numéros musicaux. Alors que l’âge d’or des studios commençait à se déliter, Les Girls (avant le magnifique Gigi de Minnelli) est une des dernières comédies musicales de la MGM avec des musiques originales, les studios ne voulant ensuite plus prendre de tels risques, préférant la décennie suivante adapter les succès confirmés de Broadway. Le scénario ne se contente pas de relier les numéros chantés et dansés par une intrigue inepte mais reprend une structure analogue à celle déjà utilisée entre autres par Akira Kurosawa dans Rashomon, à savoir trois versions et trois points de vue différents sur les mêmes faits pour nous démontrer ici tout en légèreté, avec une habileté toute 'pirandellienne' et une savoureuse amoralité que le mensonge peut être un vecteur du bonheur, les ruses et roublardises de chacun des personnages leur permettant tous in fine de trouver l’âme sœur. Et d’ailleurs questionne le film au travers ses multiples fausses pistes et quasiment sans lourdeurs ni amertume : existe-t-il une vérité ? Chacun n’a-t-il pas la sienne ? L’homme sandwich à la fin de chacun des flash-back revient nous poser la question littéralement inscrite sur son panneau.

Un délicieux cocktail composé par la suprême élégance de la mise en scène, le rythme parfait de l’écriture, l'habileté et la sophistication du scénario, la savoureuse irrévérence des dialogues, la plaisante musique de Cole Porter (que l'on a donc connu pourtant bien plus inspiré), la chorégraphie impeccable de Jack Cole et Gene Kelly ainsi que par un parfait quatuor de pétillants comédiens dont Kay Kendall qui décèdera bien trop tôt alors qu’elle était partie pour entamer une grande carrière. L’une des dernières grandes comédies musicales de l’âge d’or du genre dont on retiendra aussi surtout une direction artistique absolument sublime dont la photo de Robert Surtees, que ce soit dans le chatoiement ou les tons pastel. Gene Kelly ne tournera ensuite plus aucun film pour la MGM : “From their hats to their nose, from the tips of their toes up to their curls, I simply adore Les Girls, les Girls, les Girls” entonnera-t-il encore pour la dernière fois pour le studio du lion qui lui a tout donné.

Un pur régal dans lequel si les femmes sont toutes des menteuses et des roublardes, les hommes ne sont pas mieux lotis, leur goujaterie, leur misogynie et leur égoïsme faisant passer leurs partenaires féminines pour des anges, George Cukor s’avérant une fois encore l’un des plus grands directeurs d’actrices du Hollywood de cette époque mais aussi l'un des plus grands défenseurs/louangeurs de la femme.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 22 août 2024