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Critique de film
Le film

Les Chaussons rouges

(The Red Shoes)

L'histoire

C'est l'effervescence chez les jeunes étudiants londoniens amateurs de danse ; c'est la première à Covent Garden de "Cœur de feu", la nouvelle création de la prestigieuse troupe des ballets Lermontov. Julian Craster (Marius Goring), jeune compositeur inconnu, s'aperçoit avec stupéfaction que des pans entiers de son travail ont été insérés au sein de la partition. Il s'en plaint immédiatement au directeur de la troupe, Boris Lermontov (Anton Walbrook). Ce dernier lui demande d'oublier cet emprunt probablement inconscient et, pour le "dédommager", l'engage en tant que répétiteur d'orchestre. Dans le même temps, lors d'une soirée donnée en son honneur, Lermontov fait la connaissance de la jeune et belle Victoria Page (Moira Shearer), une danseuse qui brûle de passion pour son art et qui le persuade de l'accepter au sein de sa troupe. Intransigeant, Lermontov ne supporte pas que ses danseurs fassent passer leur vies privée avant la danse, au point même qu'il en vient à se séparer de sa danseuse étoile qui avait décidé de convoler en juste noces, la célébrissime Boronskaja (Ludmilla Tcherina). Lorsque le tyrannique Lermontov décide de monter "Les Chaussons rouges" d'après un conte d'Andersen, il en confie la composition à Julian et offre à Victoria d'en être la vedette principale. Il leur promet à tous deux le succès et la gloire internationale, tout en leur faisant bien comprendre qu'ils devront pour ce faire tout sacrifier à leur art. Malheureusement (pour lui), Julian et Victoria finissent par tomber dans les bras l'un de l'autre...

Analyse et critique

« Indéniablement le plus beau film en Technicolor. Une vision jamais égalée » affirmait encore tout récemment Martin Scorsese qui est à l'origine de l'extraordinaire restauration numérique du film en 2009 supervisée par Robert Gitt (UCLA Film and Television Archive). Comme le disaient Michael Powell et Emeric Pressburger, The Red Shoes était leur première tentative en vue de réaliser à partir d'un scénario original un "spectacle total" au sein duquel la couleur devait tenir un rôle primordial. Mêlant musique, danse, peinture et cinéma, The Red Shoes pourrait être considéré comme le point culminant de leur fabuleuse carrière, le "spectacle total" étant double puisque le ballet de 17 minutes, sorte de film dans le film, s'avère l'une des séquences les plus parfaites et les plus éblouissantes jamais vues sur un écran de cinéma (dans le domaine du ballet, seul Vincente Minnelli à Hollywood rivalisera avec ce morceau de bravoure, par l'intermédiaire de celui d'une durée à peu près équivalente clôturant Un Américain à Paris) ! Après avoir signé quelques films de propagande durant la Seconde Guerre mondiale, Michael Powell et Emeric Pressburger ont très vite fondé leur propre compagnie de production, The Archers. Ils réalisèrent par la suite quelques grands classiques qui n'ont aujourd'hui encore, presque 70 ans plus tard, rien perdu de leur splendeur. Ce furent entre autres Colonel Blimp (1943), I Know Where I'm Going (Je sais ou je vais - 1945), Une Question de vie ou de mort (A Matter of Life and Death - 1946), Le Narcisse noir (Black Narcissus - 1947) ou Les Contes d'Hoffman (The Tales of Hoffmann - 1951). Non seulement le duo s’occupa de la mise en scène, mais les deux hommes furent aussi les auteurs des scénarios ainsi donc que les producteurs. Avec successivement Le Narcisse noir et Les Chaussons rouges, on peut dire qu'ils sont arrivés à l'apogée de leur art aussi bien en ce qui concerne leur créativité visuelle que leurs innovations techniques, sans oublier la fluidité et l'intelligence de leur écriture scénaristique. Ils ont atteint et réussi ce qu'ils ont toujours dit vouloir faire, ce fameux spectacle total !

Après s'être séparés (mais le succès n'était plus franchement au rendez-vous, le duo s'avérant trop avant-gardiste), Michael Powell réalise Le Voyeur (Peeping Tom) en 1960 ; c'est un énorme scandale et l'opprobre lui tombe dessus ainsi du même coup que sur toute sa carrière antérieure. Les productions The Archers deviennent des pestiférées ; elles seront dénigrées encore quelques temps avant que les "barbus" des années 70, les Spielberg, Coppola, De Palma ou Scorsese tombent en pamoison devant elles (de même que des personnalités plus inattendues pour ce type d'œuvre comme George Romero). Ils seront les premiers à réhabiliter le duo de cinéastes d'autant que Les Chaussons rouges fait partie de ces quelques films qui leur auront donné envie de se lancer à leur tour dans le milieu du septième art. A sa vision aujourd'hui encore, il est facile de comprendre pourquoi il s'avère toujours aussi moderne, intelligent, sensible et esthétiquement bluffant : un chef-d'œuvre immortel et magique sur lequel tout a été déjà dit à maintes et maintes reprises - et dont on a beaucoup reparlé récemment lorsque est sorti en salles, voici à peine plus d'un an, le film Black Swan qui comportait effectivement de nombreux points communs avec The Red Shoes sans qu'il soit utile de les comparer qualitativement parlant, Darren Aronosky étant lui aussi un cinéaste loin d'être inintéressant.

Tout d'abord écrit par Emeric Pressburger à la fin des années 30 pour le producteur Alexander Korda, qui était à la recherche d'un projet pour son épouse Merle Oberon, l'histoire des Chaussons rouges est ensuite mise de côté avant d'être ressortie des tiroirs dix ans plus tard pour devenir la dixième production de la compagnie The Archers. La tâche la plus difficile fut de trouver la comédienne principale qui, condition sine qua non, devait être également danseuse. Les deux cinéastes finirent par convaincre l'écossaise Moira Shearer, alors ballerine au Sadler's Wells Theatre aux côtés de Margot Fonteyn. Ce sera son premier et quasiment unique rôle d'importance au cinéma, la danseuse préférant ensuite se consacrer exclusivement à son art de prédilection. Shearer nous aura cependant laissé le souvenir indélébile de sa chevelure fauve encadrant un visage bouleversant, mais aussi bien évidemment de ses immenses talents de danseuse et de comédienne.

« Pourquoi voulez-vous danser ? » demande Lermontov à Victoria lorsque cette dernière tente de s'incruster au sein de sa troupe. « Pourquoi voulez-vous vivre ? » lui rétorque-t-elle du tac au tac avec un bel aplomb. Le principal enjeu du film est en quelque sorte résumé par ce jeu de répliques : l'art que l'on exerce avec passion peut-il résumer votre vie sans qu'aucun autre élément ne soit venu interférer, pas même les sentiments ? Peut-on en quelque sorte vivre exclusivement pour son art ? « You shall dance, and the world shall follow » prédira un peu plus tard Lermontov à une Victoria qu'il a désormais prise sous son aile et qui est devenu la danseuse étoile de la troupe. Mais pour que cette prévision se réalise, l'exigeant directeur devra tout contrôler, y compris la vie privée de la jeune femme qui nécessitera selon lui d'être réduite à peau de chagrin. Doit-on tout sacrifier à son art ? Est-il inconcevable de concilier travail et sentiments ? Lermontov n'en doute pas une seconde et répond affirmativement à ses deux questions puisqu'il applique ces principes à sa propre vie ; il a d'ailleurs énormément de mal à comprendre que de telles "évidences" ne viennent pas frapper ses danseurs les plus doués. Le mystérieux personnage joué avec perfection par Anton Walbrook est probablement le plus fascinant du film : un démiurge qui ne vit et qui ne respire que pour la danse, obsédé par la beauté du geste, des silhouettes et des visages. La séquence où il apprend que sa danseuse et son compositeur sont tombés dans les bras l'un de l'autre et qui se termine - de retour chez lui - par le plan qui le voit envoyer son poing dans le miroir, est la meilleure preuve du talent du comédien dont on ressent et partage alors l'atroce souffrance ; rarement le douloureux isolement de l'artiste n'avait été montré avec une telle force. L'acteur et son personnage seront d'ailleurs fabuleux tout au long du film grâce à la riche écriture d'Emeric Pressburger.

Si Marius Goring (le compositeur) souffre un peu de la comparaison avec son "rival", il n'en demeure pas moins également excellent aussi bien lors des séquences de travail que lors des scènes romantiques : les images qui l'unissent à Moira Shearer lorsqu'ils se promènent en amoureux sur les corniches de la Riviera aux environ de Monte-Carlo, ou lorsqu'on les voit endormis côte à côté au sein d'une photo bleutée, sont assurément inoubliables. Le personnage de Julian Craster est celui qui, contrairement à celui de Lermontov, arrive à concilier vie et travail ; il s'agit donc pour les deux cinéastes du personnage qui se révèle le plus pragmatique et par-là même le plus fade du "triangle" ; c'est néanmoins avec lui que la plupart des spectateurs pourront le mieux s'identifier, comme parfait représentant du bon sens. Quant à Victoria, elles se trouve tiraillée entre ces deux conceptions de vie antinomiques. C'est ici que se situe donc la véritable thématique du film : la dévotion névrotique à sa passion pour la danse, entretenue par un despote qui ne vit que pour elle, peut-elle survivre à cet élément importun qu'est l'amour ? Le personnage de Boronskaja prouvera que non puisque la danseuse étoile préfèrera quitter la troupe pour vivre le parfait bonheur auprès de son nouvel époux. Mais chez une femme plus sensible et psychologiquement plus faible comme l'est Victoria, l'issue sera tragique ; et je ne pense pas dévoiler quoi que ce soit puisque la plupart d'entre nous connaît le conte de Hans Christian Andersen qui présage évidemment du final du film.

Cette histoire qui préfigure la déchirure du personnage de Victoria, ses rêves de terreur et la projection de ses conflits intérieurs, est d'ailleurs illustrée au sein du ballet central, véritable morceau de bravoure baroque et fantasmagorique, d'une liberté et d'une audace folles, suite ininterrompue de fulgurances visuelles chorégraphiée par deux des acteurs du film : Robert Helpmann et Léonide Massine. Un cordonnier démoniaque conçoit une paire de souliers rouges qui exercent immédiatement un puissant pouvoir de fascination sur une jeune danseuse. La jeune femme les enfile et se met à danser, heureuse et légère. Epuisée d'avoir tant virevoltée, elle tente de s’arrêter  mais les chaussons ne sont pas fatigués et, sans se préoccuper de la santé de celle qui les porte, ils continuent tyranniquement de danser… interminablement. La pauvre fille, poussée par une force irrésistible, se voit obligée de danser jour et nuit, partout et par tous les temps, jusqu’à en mourir. Ce ballet permet l'intrusion du fantastique au milieu de cette description minutieuse et passionnante du monde du spectacle. Dire que lors de la première du film, les dirigeants de la Rank voulurent éliminer cette longue séquence du montage final parce qu'ils la trouvaient horrible !! Et du coup, n'ayant pas eu gain de cause, ils refusèrent de lancer une campagne marketing pour aider au lancement du film. D'ailleurs celui-ci ne décolla jamais vraiment au box office en Angleterre, où les spectateurs demeurèrent circonspects alors que son succès international ne fut jamais démenti. Les Chaussons rouges se paya même le luxe de faire partie des rares films "étrangers" à Hollywood à être resté des années dans le Top 100 des œuvres qui ont le mieux marché aux Etats-Unis.

En plus de cette flamboyante et tragique histoire romantique et de passion destructrice, de cette réflexion sur l'art et les sacrifices qu'il impose et de la description minutieuse de la genèse d'un ballet, le film de Powell et Pressburger brosse donc dans le même sens un captivant tableau du monde de la danse. La plupart des comédiens ont d’ailleurs été choisis parmi des danseurs professionnels et on a parfois l'impression de visionner à un documentaire. Le constat n'est d'ailleurs pas forcément lumineux mais au contraire plutôt amer et sombre, les membres du groupe se déchirant et ne se faisant pas forcément de cadeaux, étant tous un peu imbus de leurs personnes et beaucoup d'entre eux d'un égoïsme forcené. En dire plus reviendrait à reprendre ce qui a déjà été écrit à multiples reprises. Laissons donc, avant de conclure, parler celui qui est à l’origine de cette fabuleuse restauration, Martin Scorsese.

« La passion guide chaque instant extraordinaire des Chaussons rouges, c’est ce qui rend ces merveilleuses images en Technicolor si vivantes et si touchantes, dont la beauté étincelante est aujourd’hui pleinement restaurée. Les personnages et le monde qui les entourent ont été ravivés avec toute la splendeur douloureuse qu’ils s’efforcent eux-mêmes de créer. Les rouges vifs et les bleus profonds, les jaunes vibrants et les noirs intenses, les chairs brillantes des gros plans, tantôt en extase et tantôt en agonie, ou les deux à la fois… tant de moments, tant d’émotions en conflit, un tel tourbillon de couleurs, de lumière et de sons qui enflammèrent mon esprit dès la première fois, la première de très nombreuses visions. »

On ne peut qu'aller dans le sens du cinéaste américain tellement tout dans The Red Shoes confine à la perfection et ne peut que susciter l'admiration, de la fougueuse interprétation des comédiens et danseurs à la formidable mobilité de la caméra de Michael Powell, du foisonnement visuel de l'ensemble à l'écriture acérée d'Emeric Pressburger, de l'éclat de la photographie de Jack Cardiff aux décors délirants de Hein Heckroth, de la beauté des chorégraphies (oscillant entre avant-gardisme et Broadway) à celle de la partition de Brian Easdale dirigée puissamment par Thomas Beecham et le Royal Philharmonic Orchestra. Une véritable œuvre d'art à la maestria jamais démentie et toujours aussi intrigante !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 28 novembre 2011