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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Adieux à Matiora

(Proshchanie)

L'histoire

Le village de Matiora est condamné à disparaître. Suite à la construction d'une importante centrale électrique, le lac va en effet recouvrir l'île qui accueille ce petit hameau. Tandis que les paysans s'adonnent à la dernière récolte de leurs terres et s'apprêtent à la quitter, les plus anciens refusent de partir.

Analyse et critique

En 1979, la compagne d'Elem Klimov, l'actrice et cinéaste Larisa Shepitko, décède brutalement dans un accident de voiture. Elle travaillait alors sur l'adaptation d'un roman de Valentin Rasputin, Les Adieux à Matiora. Pour lui rendre hommage, Klimov réalise Larissa, un court métrage constitué d'extraits de films interprétés ou réalisés par son épouse, de photos personnelles, d'images de tournages et des quelques séquences de Matiora qu'elle a eu le temps de tourner. En plongeant dans les archives, il la découvre dans son premier rôle à l'écran, dans Le Poème de la mer de Dovjenko qui était son professeur au VGIK. Il est frappé par le parallèle entre ce film et Matiora, Dovjenko décédant brutalement la veille du tournage de ce film dont le sujet - la construction de la Centrale hydroélectrique de Kakhovka - se révèle proche de celui de Matiora. Klimov raconte (1) qu'il comprend alors que Larisa avait le pressentiment de la tragédie à venir, qu'elle sentait que l'histoire allait se répéter. La veille de l'accident, elle aurait dit adieu à tout le monde, sauf à lui.


C'est peut-être pour conjurer ce cycle que Klimov accepte de poursuivre Matiora à la demande de la production. Seulement, il ne sait rien de ses idées, de son projet. Ses collaborateurs ont eux aussi disparu dans l'accident et il ne possède que quelques notes, des dessins et 300 mètres de pellicule. Il décide donc de repartir à zéro et de réécrire le scénario avec l'aide de son frère, German Klimov. Mais ils n'ont que peu de temps de préparation, le tournage devant reprendre immédiatement avant que la saison des pluies vienne rendre les choses impossible. Il démarre donc sans que le scénario ne soit terminé, improvisant beaucoup, tournant le jour, réécrivant la nuit. Il se jette corps et âme dans ce projet pour oublier sa peine.

Klimov reprend Stefania Staniouta que Larisa avait choisie mais change l'acteur principal, proposant le rôle à Alexei Petrenko qu'il avait fait tourner dans Raspoutine, l'agonie. Il essaye de coller au plus près de ce que sa femme avait imaginé, comme le montrent dans Larissa les quelques images tournées par elle. Ces fragments, Klimov s'applique à les reproduire à l'exact : le salon de Darya, l'enfant muet, le samovar... et l'arbre bien sûr, la dernière image enregistrée par sa compagne. En découvrant cet arbre centenaire (il a plus de quatre siècles) qu'il va utiliser dans le film, Klimov décide d'en faire le cœur de Matiora. Il s'y recueille le soir avec son équipe et s'interdira de le brûler pour les besoins du film, recourant à ce moment-là aux trucages. Cet arbre, c'est pour lui la persistance de Larissa, c'est l'âme du monde. Il est la mémoire de l'île, de son histoire, de ses habitants. Il est la trace de ce qui n'est plus, comme tous les souvenirs de sa vie avec Larissa qui sont autant de racines plongeant jusqu'au plus profond de son corps, de son âme.


Le film est emprunt d'une mystique de la nature. Pour Klimov (et son épouse), la nature a une âme et l'humanité en la détruisant commet un meurtre, se corrompt irrémédiablement. Dès l'ouverture, Klimov pose ce postulat. Ce sont d'abord des phosphènes qui se révèlent être des reflets du soleil sur un lac. Une barque navigue sur l'eau calme. A son bord, des hommes encapuchonnés, recouverts d'une combinaison. L'image est décolorée, presque en noir et blanc. Ils traversent la brume et accostent sur les rivages de l'île. A peine posent-ils les pieds sur la terre ferme que des bruits étranges se font entendre, quelque part entre une sirène d'alarme et des lamentations. Ils s'enfoncent en silence dans l'île et l'on découvre qu'ils transportent des jerricans. L'image est maintenant en couleur et une voix déclare : « De nouveau vint le printemps... mais c'était le dernier printemps. » Klimov explique l'irruption graduelle de la couleur par le passage du mystique au réel. Les personnages mystérieux sortent du royaume des morts pour rejoindre celui des vivants. Ils quittent le fleuve mystique d'Angara pour le monde réel du village. Un village mort mais qui pourrait paradoxalement revenir à la vie avec l'arrivée de ces émissaires du néant.


Les hommes encapuchonnés laissent en effet place à un groupe de villageoises réunies autour d'un samovar, les jerricans d'essence au thé, le silence aux discussions joyeuses des convives, le noir et blanc à la couleur. Et pourtant, dans l'atmosphère chaleureuse de cette réunion, les gouttes qui tombent une à une du samovar sont comme un rappel du drame à venir. « Il faut en profiter, là bas il n'y aura pas de samovar » dit l'une d'elles. Leurs rires s'estompent, le silence se fait, elles se souviennent et appréhendent le futur. Les visages sont graves, marqués par le temps et la douleur. Puis une femme rompt le silence et entonne une chanson bientôt reprise en chœur par l'assemblée. On sent alors très fort la solidarité du groupe, le soutien que chacune apporte à l'autre.


Klimov ne croit pas en l'arrêt du progrès, mais il rêve que cette marche forcée se fasse en accord avec le monde, la nature, non contre elle, en la violant et la salissant. Il rêve que le progrès soit soucieux des hommes et des femmes. Tout n'est donc pas qu'opposition. On danse sur des airs traditionnels mais aussi sur des morceaux de rock, jeunes comme vieux du village. L'émissaire du gouvernement, Vorontzov (Alexei Petrenko), n'est pas décrit comme le méchant de l'histoire. Il a ses raisons, elles sont justes et le film le laisse les exprimer. De même, le village n'agit pas comme un seul homme. Il y a ceux qui veulent partir, faire partie du présent ou même quitter ce vieux pays qui les étouffe pour découvrir le monde moderne. Et il y a ceux qui restent attachés au passé, à leur terre. On sent que le cœur de Klimov va vers ces derniers, vers Darya qui incarne cette résistance, mais il n'en blâme pas pour autant les autres. Ainsi il s'attache beaucoup au fils de Darya, Pavel, qui est revenu pour travailler sur le barrage.

Partagé entre sa fidélité au gouvernement soviétique et celle pour sa mère, sa famille, Pavel est encore plus tiraillé lorsqu'il découvre la ville nouvelle dans laquelle seront relogés les habitants de l'île. Une ville anonyme qui semble surgie de la boue, d'une terre sans histoire, sans mémoire. Il dit cependant être capable d'obéir aveuglement, après un verre de vodka, mais Vorontzov le lui interdit, arguant que ce qu'il doit faire, il doit le faire en toute conscience. Il lui dit qu'il faut avoir la foi, foi en l'avenir. Il faut croire en ce que l'on fait, même si c'est douloureux, ou alors il ne faut rien faire. Pavel l'accepte. Il accepte de se faire haïr par ceux du village, par sa mère. Il accepte d'incarner cette trahison qu'ils ressentent face à un gouvernement qui n'écoute pas leur complainte. Klimov ne distribue pas les bons points. Il n'y a pas de bons et de mauvais dans cette histoire. Pas de personnes à célébrer ou d'autres à blâmer. Il n'y a que des hommes face au monde qui avance.

Dans le salon de Dourya plongé dans le noir, l'orage éclaire un mur rempli de photos de la famille des ancêtres tandis qu'à la télé on parle de cosmonautes en mission. Collision. Mais Klimov ne s'en contente pas et insère une vue de l'espace, profitant de ce choc pour s'élever, pour conférer en une image une dimension cosmique à l'histoire de cette poignée de paysans. Le drame n'est plus seulement celui de la confrontation à la modernité mais celui du rapport de l'homme à la terre. Plus tard, Dourya s'enfonce dans la forêt et prie la nature. La mise en scène épouse ses prières panthéistes : la caméra plonge dans la profondeur du bois, suit le doux écoulement d'un ruisseau, montre l'eau qui caresse des galets, s'approche d'une fourmilière géante... cette nature qui vit, respire et semble éternelle va bientôt disparaître sous les eaux du lac artificiel. Le soleil rougeoyant disparaît sous l'horizon tandis que la vieille dame termine son invocation à mère nature. C'est la fin d'un cycle, la fin d'un monde.



Tarkovski est un modèle pour Klimov. Le cinéaste sera d'ailleurs très fier de raconter que ce maître a vu et aimé Matiora. Klimov était réputé pour ses satires et si avec Raspoutine son cinéma prenait un nouveau chemin, rien ne laissait présager qu'il réalise un film aussi emprunt de mysticisme et d'animisme. Certainement la vision des films de Tarkovski l'a-t-il libéré, lui a donné la force de jeter sur l'écran sa propre vision mystique du monde, de laisser parler cette spiritualité profondément ancrée en lui. Certaines images de Matiora auraient pu être signées par Tarkovski. Le cimetière incendié évoque les paysages désolé de Stalker, tout comme l'enfant mutique que l'on s'attend à voir déplacer un verre par télékinésie. L'arbre et la maison incendiée, on les retrouvera quelques années plus tard dans Le Sacrifice.



Si les deux cinéastes partagent ce même attachement à la terre, ce même respect teinté de mysticisme face à la nature, Klimov demeure cependant moins dans la pure spiritualité et la métaphysique que Tarkovski. Si le film en est emprunt, il reste la plupart du temps dans le concret : le travail dans les champs, la fête de village, les préparatifs du départ, l'installation dans la ville nouvelle, les négociations avec les autorités. La forêt de Dourya est comme un havre de paix et de recueillement. Mais dehors, il faut se confronter au monde. Même l'arbre n'a pas qu'une fonction symbolique, il est un enjeu concret du film : il faut l'abattre car il dépasserait de la surface du lac et se révélerait dangereux pour la navigation. Aussi les ouvriers s'échinent contre lui mais il résiste aux lames des tronçonneuses, au bulldozer. L'arbre résiste car il veut témoigner de ce qui a disparu, il veut marquer l'endroit où un monde a existé. Comme Dourya qui défend le cimetière de ses ancêtres, qui refuse que les corps soient déplacés et que disparaisse la mémoire de ceux qui ont vécu sur cette terre. On découvre que les silhouettes du début sont des envoyés du gouvernement qui viennent faire partir les derniers résistants en brûlant l'arbre et le cimetière. Le Fleuve sauvage en Russie. Image terrible de l'arbre qui s'enflamme, du cimetière qui n'est plus que cendres.


Après la frénésie de Raspoutine, Klimov opte ici pour une mise en scène apaisée. Il privilégie les lents mouvements de caméra. Sa caméra glisse le long de l'arbre centenaire ou accompagne les villageois dans leur dernière récolte, épousant le rythme de leur labeur. Klimov filme avec autant d'attention la nature, les éléments et les hommes, cherchant une respiration qui les mette à l'unisson. Il ne joue pas uniquement sur la lenteur et sa mise en scène se fait parfois lyrique. Pas un lyrisme furieux et dévastateur à la Raspoutine, mais un lyrisme qui vise ici à sublimer le cœur des hommes et des femmes de Matiora, à célébrer cette nature qui se croyait éternelle et qui soudain doit faire face à la folie dévorante des hommes. Klimov s'appuie sur une très belle partition qui joue autant sur une sourde mélancolie que sur des accents lyriques. La musique est signée par Alfred Schnitke et Vladimir Artiomov. Le premier est un compositeur reconnu, et c'est lui qui propose à Klimov de faire appel au second qui n'est en fait qu'un pseudonyme utilisé par trois musiciens d'avant-garde. Schnitke compose des thèmes qu'il remet ensuite au trio qui improvise à partir de cette matière. Le résultat, souvent étonnant, se révèle en parfait accord avec les thèmes et le rythme du film.


Avec Les Adieux à Matiora, Klimov joue sur une émotion toute en retenue. Pas de grands éclats dramatiques mais une tristesse sourde qui imprègne le film. A l'image de cette séquence durant laquelle Klimov s'attarde simplement sur une famille qui tient la pose devant la caméra. Ils savent qu'ils vont devoir partir alors ils veulent de tout force imprimer la pellicule, imprimer notre mémoire de spectateur. Demeurer, rester ensemble, rester à Matiora malgré tout, malgré l'annonce de la disparition de leur monde. A la fin du film, Darya nettoie sa maison, la remplit de fleurs avant d'en fermer la porte et de partir. Dehors, des ouvriers l'imbibent d'essence avant d'y mettre le feu. Les derniers habitants se réfugient dans la dernière maison. C'est la nuit, on ne distingue que leurs visages dans le noir. Ils sont comme des fantômes, comme avalés par le temps.


Quand Pavel, alerté par l'absence de sa mère, revient avec Vorontzov pour les rechercher, il n'y a plus d'île, elle a disparu. Eux-mêmes sont noyés dans la brume, réduits à des silhouettes appelant dans la nuit « Matiora ! Matiora ! » avant d'être réduits au silence par le hurlement d'une sirène et une musique tonitruante. Mais l'île demeure quelque part, dans la mémoire des hommes, dans la mémoire de la terre. Le film se clôt sur le visage de Darya, sur la campagne où s'agrippent des nappes de brouillard. Un chœur religieux s'élève et l'on découvre l'arbre, toujours debout, toujours verdoyant. Pavel se demandait plus tôt ce que l'on dirait d'eux dans cent ans. Il ne sera pas là pour le savoir. L'arbre oui. Cet arbre qui était la dernière image filmée par Larissa Shepitko.


(1) La Revue du cinéma n°421, novembre 1986

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 4 mai 2017