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Portraits

jean epstein L'Alchimiste
introduction a l'oeuvre

« Je revois sa figure en losange, si expressive, dont les cheveux, comme une flamme noire, semblaient brûler le front. J'entends cette voix lente, singulière, avare de mots, choisissant ses oreilles. »
Abel Gance, discours hommage au Festival de Cannes en 1953

Jean Epstein, pour beaucoup de cinéphiles, c'est un visage. Juste un visage. Son œuvre restait jusqu'ici méconnue, quasi inaccessible. Ses films rendus invisibles, bloqués pour de sombres histoires de droits, ses écrits épuisés. Quelques ouvrages lui ont été consacrés, mais non réédités, et il est un grand absent des revues de cinéma depuis des dizaines d'années. Hormis un article sur La Chute de la maison Usher dans le Positif de janvier 1993, pas un papier consacré au cinéaste dans la revue ces vingt dernières années. Quant aux Cahiers du Cinéma il faut remonter à 1968 pour trouver un article signé André S. Labarthe, le seul consacré au cinéaste après le dossier imposant que lui a consacré Henri Langlois en 1953. Quelques hommages et colloques sont venus de temps à autres rappeler son existence, mais rien qui n'ait cependant réellement changé la donne, juste provoqué quelques publications d'encarts dans la presse cinéma, l'oeuvre montrée de manière déjà très parcellaire n'étant à chaque fois donnée à voir qu'à une poignée de festivaliers et de cinéphiles parisiens adeptes de la Cinémathèque. S'il risque d'en aller enfin différemment aujourd'hui, c'est grâce à l'édition en DVD de quatorze des films du cinéaste par Potemkine et La Cinémathèque française, une édition évènement qui rend enfin accessible une partie de son œuvre et qui devrait permettre à Epstein de rencontrer après des décennies d'absence le public cinéphile. Le nom d'Epstein était connu, le cinéaste était cité et étudié par des universitaires et des chercheurs qui avaient eu la chance d'accéder à ses archives, mais c'était un Epstein lointain, muséifié. C'est aujourd'hui un Epstein vivant que nous pouvons enfin découvrir.

Nous vous proposons dans cette première partie une introduction biographique et un résumé de la carrière du réalisateur avant la réalisation du premier film édité par Potemkine, Le Lion des Mogols, tourné en 1924. Nous poursuivrons ensuite avec une analyse des films composant le coffret en suivant le découpage choisi par l'éditeur : Les Films Albatros, Première vague et Poèmes Bretons.


Jean et Marie Esptein

Epstein naît à Varsovie le 26 mars 1897, d'une mère polonaise et d'un père français. Sa sœur Marie naît deux ans plus tard. Lorsque le père décède brutalement en 1907, la famille Epstein s'installe en Suisse, dans l'optique de gagner la France dès que possible. En 1910, Jean entre comme pensionnaire au collège français de Fribourg. Ses professeurs notent ses grandes capacités mais regrettent cette indépendance farouche qui le pousse à faire à peu près ce qui lui plaît, quitte à défier l'autorité du corps enseignant. Il obtiendra ainsi son Bac, sans honneur particulier. C'est que Jean ne fixe pas toute son attention sur les études, loin de là. Jean se rend ainsi souvent au cinéma et se passionne pour les films de Max Linder et de Charles Chaplin.

Une fois son baccalauréat en poche, la mère déplace la famille à Lyon et inscrit Jean à l'École Centrale dans le but d'en faire un ingénieur, la veuve obéissant en cela aux vœux de son défunt mari. Mais Jean, qui n'est pas particulièrement doué pour les maths mais adore les sciences de la nature et la physique / chimie, convainc sa mère de le laisser passer une licence de bio-physiologie (qu'il obtient en 1916) puis de l'inscrire à la Faculté de Médecine.


Lyon, 1918

C'est là qu'il rencontre Auguste Lumière. Ce dernier apprécie le jeune homme, lui confie de menus travaux - comme lui traduire des articles en anglais - avant de l’embaucher comme assistant dans ses laboratoires. Epstein s'essaye à lui parler de cinéma, mais Auguste Lumière ne s'intéresse pas du tout à cet art qu'il est censé avoir inventé avec son frère mais qui n'est pour lui que l'effet fortuit d'une recherche scientifique qui seule l'intéressait. Pour Auguste Lumière, ce cinéma qui intéresse le jeune Epstein n'est qu'un engouement passager et il est persuadé que le public « oubliera cette amusette aussi vite qu'il s'en est épris. »

Epstein ne partage absolument pas cette opinion : « Le Cinéma est devenu un art majeur qui conduit plus qu'il ne se laisse guider. Le septième ? Si on en juge par son emprise sur la mentalité des foules auxquelles il s'adresse, il semble plus juste de le tenir pour le premier, ou en train de le devenir. » Il passe ses dimanches, de 14h00 à minuit, dans les salles de cinéma. Il y a toujours Chaplin, qui s'élève pour lui bien au-dessus du reste de la production cinématographique, mais d''autres noms de réalisateurs apparaissent sur les écrans : Griffith, De Mille, Ince, puis Sennett, Sjöström, Dreyer... De plus en plus d'hommes qui sortent de l'ombre et impriment aux films leur personnalité, des hommes qui innovent, inventent et confortent le jeune Epstein dans son idée qu'il est bien en face d'un art nouveau et entier qui va très vite s'imposer aux yeux de tous. Le jeune cinéphile a soif de découverte et il saute d'un cinéma à l'autre pour découvrir ces films américains et suédois qui sont à la pointe de cet art naissant, puis bientôt se réjouit que le cinéma français prenne enfin son envol avec l'apparition de Gance, L'Herbier et Delluc.


La Poésie d'aujourd'hui, un nouvel état d'intelligence / Blaise Cendrars

Il commence à coucher par écrit ses théories sur le cinéma mais aussi sur la littérature et la poésie. Son premier essai est ainsi consacré à la littérature contemporaine, essai qu'il fait parvenir à Blaise Cendrars, certainement le poète qui a le plus eu d'influence sur ses propres écrits. Les deux hommes commencent à correspondre et, en 1920, Epstein se rend à Nice sur invitation de l'écrivain. Il rencontre à cette occasion Germaine Dulac qui est en train de tourner un film sur la Promenade des Anglais. Cendrars l'invite de nouveau quelques mois plus tard dans sa maison de Saint-Gervais où Gance tourne des séquences de son nouveau film, La Roue. Epstein arrive trop tard et n'a comme consolation que le fait d'arpenter les pièces de la villa que le cinéaste vénéré par le jeune homme a occupé quelques jours plus tôt...

En avril 1921, son essai sur la littérature contemporaine est publié aux Éditions de La Sirène sous le titre La Poésie d'aujourd'hui - un nouvel état d'intelligence, avec une préface signée Cendrars. Epstein étudie avec beaucoup de pertinence et d'intelligence (c'est du moins ce que note la critique) la poésie nouvelle à travers l'analyse du travail de Cendrars, Cocteau, Apollinaire ou encore Aragon. Epstein oppose dans cette étude la « pensée-phrase » et la « pensée-association », la première œuvrant au sein de la grammaire française, la seconde travaillant sur les associations et la création d'images. La première est un minutieux travail sur la langue, la construction, la syntaxe tandis que la seconde rejette ce carcan qu'elle juge étriqué pour s'amuser du jeu des associations, cherchant le désordre, voir la destruction de la grammaire classique. « Il apparaît nettement que la littérature moderne admet un seul plan intellectuel. Tout : pensée et acte, idée et sensation, aujourd'hui et demain et hier, prévisions et certitudes et souvenirs, tout est projeté ensemble, côte à côte, sur le même carré d'écran » (La Poésie d'aujourd'hui). On le voit, Epstein dresse un pont entre la poésie moderne et sa vision du cinéma. Pour lui le geste et les mécanismes sont identiques, que l'artiste utilise une feuille ou un écran et le cinéma est par essence poétique. Les poèmes qu'Epstein écrit sont d'ailleurs tous des rêves de films.


La Chute de la maison Usher / Le Double amour

Pour Epstein, le cinéma est ontologiquement poétique. Que le cinéaste le veuille ou non, que le public le veuille ou non, c'est sa nature même. Il analyse dans La Poésie d'aujourd'hui comment les écrivains modernes luttent contre la langue, ce qui fait du cinéma un véhicule idéal pour cette nouvelle forme de poésie. Il convient à ce stade de notre introduction d'essayer de synthétiser très simplement (certainement trop, nous nous en excusons) l'approche que propose Epstein de la poésie et de l'art en général, car c'est là que se situe l'un des nœuds de son propre travail de cinéaste.

Il est convaincu que la création, sous toutes ses formes, doit advenir par le mouvement conjoint de la réflexion et de l'abandon de l'esprit par sa mise en repos, par le sommeil. Les deux doivent co-exister, se succéder, se seconder l'un l'autre. C'est pourquoi il ne prône jamais l'anti-intellectualisme comme nombre des artistes qui lui sont contemporains, comme beaucoup des poètes modernes qui en ont fait un cheval de bataille. Pour Epstein, il faut s'affranchir du carcan de la raison (la fatigue devient dans ce cas-là l'allié le plus précieux de l'artiste) afin de libérer ces idées et ces émotions que la raison emprisonne. Mais il faut qu'ensuite l'intellect s'approprie cette matière et la travaille à son tour. « Le poète moderne est un médullaire. Et un médullaire volontaire et intermittent. Qu'on n'oublie pas intermittent. D'être successivement médullaire puis cérébral, il est poète ; l'un sans l'autre il ne serait rien » (La Poésie d'aujourd'hui).


Bonjour Cinéma / Le Double amour

Il va tâcher d'appliquer ce fonctionnement médullaire de l'esprit dans son travail d'artiste, dans ses poèmes et dans ses films. Il l'applique aussi à un autre niveau dans certains de ses essais, comme dans Bonjour cinéma où les poèmes succèdent à l'étude précise du médium cinématographique. Si les poèmes disparaissent lors de l'édition du texte par Seghers en 1974, ils représentent environ un tiers de l'essai dans sa première édition. Alternance là encore de la pensée construite et de la pensée libérée, alternance qui existe aussi au niveau de chaque texte pris séparément. Il y a neuf poèmes qui pris séparément sont étranges et difficilement saisissables, des collages d'images qui ne font pas sens et semblent issus de rêves. Mais en enlevant les chapitres analytiques qui s'intercalent entre eux, une construction voit le jour, un mouvement général et pensé avec une introduction, un développement et une fin en forme d'apothéose. Ces poèmes se présentent ainsi comme un récit cinématographique auquel il ne manquerait que l'incarnation sur pellicule.

Cet essai est très symptomatique de cette approche d'Epstein qui recherche un équilibre entre le surgissement naturel des idées et des images grâce à l'état de rêve ou à l'état de fatigue, et leur réappropriation par l'intellect. Il cherche cette frontière entre abandon et raison, entre état de rêve et état de veille. Cet état intermédiaire, il en parle comme d'un « métissage », précisant que « si ce métissage, qui caractérise le style poétique, ne possède plus la sincérité abyssale du rêve, il reste encore loin du pudique dépouillement, de l'hypocrite attachement aux convenances sociales, dont se prévalent les expressions hautement rationalisées du moi » (« Pénétrer en soi » in Alcool et cinéma, 1955).

La création par la libération des idées et des émotions enfermées dans la prison de la raison, vient par l'accession à un autre état de conscience. Ce peut être l'alcool, la drogue ou encore la fatigue qui est son carburant à lui : « La fatigue intellectuelle à son degré modéré, dans sa forme chronique, ouvre évidemment la porte au demi-rêve et appelle la transformation de la pensée-raisonnement en pensée-poème » (« Rapidité et fatigue de l'homme spectateur » in Mercure de France, nov 1949). Et ainsi, dans son travail artistique, il ne cesse d'explorer le territoire de l'inconscient, le rêve éveillé faisant office de véhicule pour ces voyages et le cinéma devenant le journal de bord parfait pour transmettre son expérience à autrui.


Le Lion des Mogols

« Ce que l'écran offre c'est une suite ininterrompue d'images simples et continuellement mobiles qui, par leur interprétation facile, trouvent une résonance dans la mentalité du spectateur et, par leur mouvement et leur diversité, entraînent automatiquement un flux de pensée préverbale à caractère plus ou moins onirique. » (« Délire d'une machine » in Alcool et cinéma, 1955).

Epstein promeut la pensée préverbale contre la pensée verbale, dans la poésie moderne d'abord, puis dans le cinéma qui tout entier repose sur une représentation non verbalisée du monde, une représentation qui est donc plus libre, capable de dépasser la raison pour s'adresser à l'émotion et - au-delà encore - à l'inconscient. Epstein sent que la lutte du poète moderne contre les mots, contre la verbalisation est une lutte sans fin, une lutte quasi perdue d'avance. Le cinéma est ainsi pour lui la promesse d'un art nouveau qui, naturellement, ontologiquement, possède cette qualité préverbale que ses camarades poètes recherchent dans la transformation de l'écrit. « Si ce spectacle convient si bien à la nouvelle mentalité spectatrice, c'est, d'abord, que pour la compréhension de sa symbolique visuelle, il n'engage que peu l'intelligence, l'effort du cerveau supérieur qui, justement, veut se reposer, tandis qu'il intéresse presque immédiatement l'activité sentimentale et irrationnelle de la base du cerveau inférieur qui, lui, demande à travailler. » (« Rapidité et fatigue de l'homme spectateur » in Mercure de France, nov 1959)


Louis Delluc / Delluc et Epstein sur le tournage de Tonnerre

Si dans sa première publication Epstein parle de poésie, il a bien déjà en ligne de mire le cinéma, même si c'est plus tard qu'il conceptualisera vraiment le fait que le septième art est la poursuite, ou l'alternative salutaire, au travail des poètes modernes. Par chance, le fondateur des Éditions de La Sirène est Paul Laffite, homme de lettres qui s'intéresse également au cinéma. Il a fondé en 1908 avec son frère André La Société du Film d'Art, société créée sur sollicitation de La Comédie française et dont l'objet est de porter à l'écran des classiques du théâtre et de produire des films historiques afin de faire du cinéma « le grand éducateur du peuple ». Laffite le met en contact avec Louis Delluc, dont Epstein admire le travail de mise en scène sur La Fête espagnole et Le Silence et qui a lancé une revue de cinéma, Cinéa, l'une des premières à voir le jour après la revue pionnière qu'était Ciné pour tous lancée par Pierre Henry.

Les deux hommes entament une correspondance et bientôt Delluc propose à Epstein d'être son assistant sur Le Tonnerre. Le jeune apprenti déchante rapidement. Il n'a guère le loisir d'apprendre quelque chose lors du tournage de ce court métrage (une adaptation de Mark Twain) qui ne dure que cinq ou six jours et dont Delluc et Eve Francis (qui est créditée comme réalisatrice) se désintéressent complètement. Epstein se sent inutile sur le plateau et il est surtout déçu de la désinvolture de Delluc qui ne s'intéresse ni à la technique, ni à la direction d'acteurs et qui ne croit en rien d'autre que le scénario. Sur un plateau voisin, L'Herbier tourne Villa Destin et Epstein aurait mille fois préféré être au côté de ce metteur en scène passionné par la technique et le langage cinématographique.

Après cette expérience aussi courte que frustrante, Epstein est employé à La Sirène. Son travail de secrétaire ne l'intéresse guère mais il a l'avantage de lui laisser du temps pour écrire. Bientôt, Laffite publie deux nouveaux essais d'Epstein : Bonjour cinéma en 1921 et La Lyrosophie en 1922. Il couche dans le premier ses idées sur le cinéma et philosophe autour du septième art. Le second n'est pas à proprement parler un texte sur le cinéma, mais plutôt un texte qui préfigure ce que sera pour lui le cinéma et qui est en cela fondamental pour comprendre sa démarche artistique.

Il définit ainsi la  Lyrosophie : « L'homme a commencé par sentir. Il a continué par comprendre. Il ne peut s'arrêter là, parce qu'il ne peut pas s'arrêter du tout, sauf dans l'inertie de la mort. D'autres lui ont proposé alors de sentir avant de comprendre, ce qui est, en somme, très ordinaire. Personne ne lui a proposé de comprendre avant de sentir, ce qui est impossible. Je l'invite à développer toute son activité, à jouir en même temps de ses deux grandes facultés, à sentir et à comprendre simultanément. Voilà la Lyrosophie. Et sur les deux mondes que vous avez travaillé à construire l'un de sentiment, l'autre de raison, je construis le mien, à la fois de raison et de sentiment. Cette nouvelle figure de l'univers, au-dessus des deux autres, est la figure lyrosophique. »

Le cinéma est la machine idéale, rêvée pour incarner cette pensée : « Si le cinéma a été si vite adopté, happé, peut-on dire, et perfectionné, développé par le cours de la civilisation, c'est qu'il apportait un remède, un frein impérieusement nécessaire pour atténuer un déséquilibre, sans cesse croissant, de la culture. Les images animées, en effet, rendent aux signes sclérosés du langage la sève originelle de la donnée sensible : elles dénoncent l'imposture de la raison qui se prétendait intelligence unique, seul moyen de comprendre et de propager la compréhension ; elles révèlent un nouveau moyen de poésie enfin suffisamment populaire et puissant pour combattre la psychose qu'installait la rationalisation excessive de la vie tant intérieure qu'extérieure. » (« Finalité du cinéma », Mercure de France février 1949). Le cinéma est pour Epstein une révélation car il voit dans cet art encore naissant la promesse de voir sa pensée philosophique s'accomplir. Nous reviendrons largement sur la manière dont cette pensée s'incarne dans son oeuvre cinématographique, où plutôt comme le cinématographe incarne pour lui cette pensée philosophique.

Outre ces deux publications, il écrit dans L'Esprit nouveau (une revue prestigieuse dirigée par Le Corbusier et Amédée Ozenfant) où il s'intéresse à la poésie (Rimbaud), la littérature (Proust), la psychanalyse (pour la rejeter dans un long essai sur Freud) ou encore chronique des recueils scientifiques. Il aborde le cinéma dans Cinea, la revue de Louis Delluc. Plus tard, même lorsque son activité de cinéaste battra son plein, il continuera à énormément écrire - des essais, des articles pour de nombreuses revues (Les Feuilles libres, Comoedia, La Gazette des arts, L'Europe nouvelle...) et même deux romans (L'Or des mers et Les Recteurs et la Sirène) - mais aussi à donner de nombreuses conférences.

« Bien peu de gens connaissent son premier livre La Lyrosophie écrit lorsqu'il avait 20 ans, et que Bergson et Spinoza n'auraient pas désavoué. Je reste, pour ma part, persuadé que c'est dans la pensée pure et l'abstraction que ce véritable et singulier génie aurait dû travailler pour notre émerveillement. Mais l'engrenage du cinéma l'avait mystérieusement saisi et c'est en voulant donner l'esprit au mécanisme que celui-ci, peu à peu, l'avait blessé mortellement : l'automate étranglant l'inventeur. » (Abel Gance, discours hommage au Festival de Cannes en 1953). Effectivement, l’œuvre écrite d'Epstein est l'une des plus conséquentes et importante laissée par un cinéaste. Entre littérature (un peu à l'image de Bergman) et travail théorique (on pense naturellement là à Eisenstein), ces écrits font partie intégrante de son travail. Epstein y énonce des pistes qu'il mettra ensuite en pratique, fait le bilan de ses expériences et de celles de ses contemporains, imagine des perspectives nouvelles à un art qui pour lui n'en est qu'à son balbutiement, mais aussi philosophe et poétise. Nous avons d'ailleurs souhaité dans ce dossier, et dans les chroniques de ses films, donner une place toute particulière à ces écrits par le biais de nombreuses citations.


Abel Gance / Germaine Dulac / René Clair / Marcel L'Herbier

Grâce à ces nombreux articles sur le cinéma et aux conférences souvent agitées qu'il donne, Epstein se fait rapidement un nom. C'est le moment où Delluc - qui change totalement son fusil d'épaule - rassemble autour de sa figure un groupe de cinéastes qui partagent (plus ou moins) une vision commune du cinéma (et du cinéma français en particulier) comme nouvel art visuel, mouvement que l'on appellera bientôt l'Avant-garde. Abel Gance, Germaine Dulac, René Clair et Marcel L'Herbier sont les piliers de cette école théorique à laquelle Epstein sera rattaché en passant à la réalisation, devenant même après le scandale de Coeur fidèle l'un des chefs de file du mouvement, et ce un peu malgré lui. Epstein souffrira plus tard de son attachement à cet école lorsqu'une nouvelle génération de cinéphiles vouera aux gémonies ce mouvement jugé pompier et académique.

Chez ces cinéastes, c'est l'image seule qui importe, le scénario n'étant qu'un moyen pour véhiculer les idées visuelles de l'artiste. Cadre, mouvement de caméra, découpage, effet de montage, jeu sur les lumières et les ombres : tels sont les outils du cinéaste qui doit s'affranchir de la tradition théâtrale et de l'adaptation d’œuvres littéraires afin que le septième art advienne véritablement. Les réalisateurs attachés à ce mouvement cherchent à composer de véritables symphonies visuelles, quitte parfois à faire preuve d'une certaine grandiloquence... Si par certains aspects Epstein peut être rattaché à cette école, il va cependant vers autre chose, vers d'autres expériences qui l'écartent sensiblement de ce mouvement. Son intérêt pour l'Expressionnisme contre lequel lutte Delluc (qui promeut pour sa part « l'Impressionnisme français ») en est un exemple, comme sont goût pour l'intimisme qui tranche avec nombre des réalisations de ses confrères plus axées vers le spectaculaire des images et la théorisation parfois glaciale de la mise en scène. Une autre différence de taille tient dans le fait que les cinéastes de l'Avant-garde pensent que le cinéma ne s'est pas encore réalisé, alors que pour Epstein le cinéma ne peut être que le cinéma. C'est-à dire-que sa puissance, ses capacités propres sont inscrites de facto dans son mécanisme même.

En effet, si pour les historiens le cinéma avant de devenir un art était une expérience scientifique, pour Epstein, dès l'origine l'art se trouve lié à la machine, en fait partie : « Le Bell-Howell est un cerveau en métal, standardisé, fabriqué, répandu à quelques milliers d'exemplaires, qui transforme le monde extérieur à lui en art. Le Bell-Howell est un artiste et ce n'est que derrière lui qu'il y a d'autres artistes : metteur en scène et opérateur. » (Bonjour Cinéma, juin 1921). Le cinéma voit son langage évoluer et s'affiner, il peut changer avec l'apparition de la couleur, du son et du relief (améliorations technologiques qui sont dès le début évidentes pour lui) mais en réalité dès l'invention de la machine caméra, l'art cinématographique est réalisé. Il en est constitutif.


Pasteur - avec Jean Benoît-Lévy

Mais revenons un peu en arrière. Au sein de l'immeuble abritant ses Éditions de La Sirène, Laffite a offert l'hospitalité à une petite société de production de films éducatifs. Ce type de cinéma ne passionne guère Epstein, mais Laffite le pousse à profiter de ce voisinage pour se frotter au métier de réalisateur. Il le vend auprès de Jean Benoît-Lévy, l'un de ces réalisateurs spécialisés dans les films pédagogiques, qui lui propose de mettre en scène un Pasteur en 1922. Epstein accepte, mais est rapidement désespéré par ce tournage. Benoît-Lévy, pour pouvoir tourner dans les laboratoires Pasteur, doit en effet accepter de fusionner son projet avec celui d'un médecin influent qui impose en outre un ami proche pour les prises de vues. Ainsi, Epstein tourne les scènes à son idée, mais il en est de même pour son "collègue" imposé par la production, le choix entre les différentes versions tournées se faisant par la suite au montage. Il y a énormément de pression de la part de cette direction bicéphale, chaque tête entendant s'approprier le projet, mais aussi une foule de conseillers et d'administrateurs en tous genres qui surveillent la fabrication du film afin de s'assurer que la figure du grand homme ne soit pas trahie. Heureusement, son confrère, dont la méconnaissance du cinéma devient flagrante, finit par être écarté et Epstein - soutenu par son chef opérateur Edmond Floury - peut enfin mener le film à peu près comme il l'entend, du moins dans les limites de l'exercice imposé.

Si « cette commande officielle maintenait les auteurs dans des limites assez étroites, mais l’œuvre eut beaucoup de qualités, et certaines de ses parties ont la précision plastique des films abstraits » comme le note Georges Sadoul dans son Histoire de l'art du cinéma. Epstein est quant à lui bien plus critique : « Je ne reconnaissais, dans ces six bobines, presque rien du cinéma comme je l'entendais et que je me sentais plutôt honteux d'un premier essai si docilement quelconque. » (Mémoires, 1953). Toujours est-il que le film est apprécié et qu'Epstein se voit proposer par Pathé en janvier 1923 un contrat d'engagement pour dix ans. Pendant l'année 1923, il tourne ainsi trois longs et un court métrage pour la firme au coq : L'Auberge rouge, Coeur fidèle, La Montagne infidèle et La Belle Nivernaise.


Coeur fidèle

« Coeur fidèle est le triomphe de l'impressionnisme du mouvement, mais aussi le triomphe de l'esprit moderne » déclare Henri Langlois. De cette période, c'est effectivement celui où il se permet de tester le plus de choses. Il expérimente entre autre l'usage de l'accéléré dans une scène de manège restée célèbre et jugée par Sadoul comme anthologique. Le film fait beaucoup de bruit et va même jusqu'à provoquer un scandale. « Les premières projections suscitèrent un tel vacarme que l'on faillit appeler la police. Trois jours plus tard il fallut enlever Cœur fidèle de l'affiche » explique Pierre Leprehon dans son ouvrage consacré au cinéaste Quant à La Belle Nivernaise (qui sort en 1924), il s'agit pour Langlois de « l'une de ses œuvres les plus pures, les plus classiques, les plus exquises, avec son rythme insensible à l'intellect, son savant dépouillement », jugement que ne partage pas Georges Sadoul qui retient simplement de ce film qu'il juge mineur l'ambiance des canaux et des péniches qu'il met en scène.

Quant à La Montagne infidèle, il s'agit d'un documentaire sur l'éruption de l'Etna, C'est au cours de ce tournage qu'il écrit Le Cinématographe vu de l'Etna, nouvel essai sur le cinéma où il reprend, prolonge, modifie et cherche de nouveaux embranchements à sa pensée du septième art. Delluc vient de disparaître et avec ce texte, Epstein s'impose vraiment comme l'un des plus originaux et importants penseurs du septième art.

Coeur fidèle et La Belle Nivernaise sont bien reçus par la critique et les milieux artistiques et intellectuels proches de l'Avant-garde, mais rejetés - très violemment pour le premier - par la critique institutionnelle et les exploitants de salles, jusqu'à pousser Pathé à opérer des coupes dans le film, sans que le succès commercial ne soit pour autant au rendez-vous. La fusion de Pathé et de Cinéromans en 1924 va rapidement mettre un terme au contrat d'Epstein qui va signer avec Les Films de L'Albatros. Débute alors la seconde partie de sa carrière...

jean esptein partie 1 : chez Albatros

En 1924, Pathé rencontre des problèmes financiers et se voit contraint de fusionner avec Cinéromans. Epstein, ses films et ses projets basculent dans ce nouveau groupe qui n'a pas les mêmes attentions que les anciens dirigeants de Pathé vis-à-vis des cinéastes de l'Avant-garde qu'ils abritent en leur sein. Si Epstein avait eu quelques bras de fer avec son producteur, notamment sur Coeur fidèle, il avait pu mener ses films à peu près comme il l'entendait. Il sait que la donne a radicalement changé mais se trouve coincé par le contrat qu'il a signé. « Vous êtes invités cordialement à venir voir comment j'enterre là mes prétentions au Grand Cinéma d'Art. Je ne suis pas enragé, mais je m'inquiète moi-même beaucoup » écrit-il dans à Abel Gance à la veille du tournage de La Goutte de sang, le nouveau projet qu'il doit tourner pour Cinéromans. Les rapports avec la production sont exécrables et lorsque les dirigeants découvrent le premier montage du film, ils signifient sans détour à Epstein la rupture de son contrat. Ils font retourner des scènes par Maurice Mariaud, reprennent le montage, si bien qu'Epstein désavoue le résultat final, demandant le retrait de son nom de toute publicité. C'est entre ce tournage et la sortie du film que le cinéaste signe avec Les Films de l'Albatros, société fondée en 1919 par des Russes exilés. Pendant dix ans, le studio Albatros s'imposera comme un vivier de talents, la politique de la maison étant d'embaucher des cinéastes français de renom, dont une partie qui s'est illustrée dans les différents mouvements d'Avant-Garde, et de leur adjoindre le savoir-faire des techniciens et artistes venus de Russie. En 1924, la société est dirigée par Alexandre Kamenka, qui vient de quitter Pathé Consortium. C'est lui qui rallie au studio Marcel L'Herbier, René Clair et donc Jean Epstein qui - pendant les deux années où il sera sous contrat avec la firme - signera quatre longs métrages : Le Lion des Mogols, Le Double amour, L'Affiche et Les Aventures de Robert Macaire.

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jean epstein partie 2 : première vague

Pour les tenants de l'Avant-Garde qui croyaient en lui, Epstein se perd depuis Le Lion des Mogols dans les méandres du cinéma commercial. Aussi, il rassure les gardiens du temple en reprenant son indépendance en 1926. Après avoir été sous contrat avec Pathé et Albatros, il créé cette année là Les Films Jean Epstein avec l'intention de poursuivre sa carrière en produisant lui-même ses films et en se mettant ainsi à l'abri - c'est du moins ce qu'il l'espère - des diktats du marché. Epstein déclare n'entendre viser qu'un public restreint de cinéphiles et quelques salles spécialisées (Les Ursulines, Vieux-Colombier, Le Studio 28...), ce qui lui permettrait de reprendre en toute liberté ses recherches esthétiques, ses expérimentations et donc la mise en pratique de ses théories sur le cinéma. Epstein n'a pas les finances nécessaires pour mener seul ce projet à bien et s'il parvient à lancer ses premières productions, c'est grâce au soutien financier de Marguerite Viel et de l'acteur René Ferté (qui agit sous le nom de René Tissot) qu'il a dirigé dans L'Auberge rouge et qui jouera dans quasiment tous les films de cette période.

Ainsi débute après les années Pathé et Albatros, la troisième grande période de la carrière du cinéaste. Si Six et demi, onze, La Glace à trois faces et La Chute de la maison Usher correspondent au programme que s'est fixé Epstein, il doit d'abord en passer par Mauprat, un film un peu moins personnel qui se situe dans la droite lignée des Aventures de Robert Macaire, sa dernière réalisation pour Albatros.

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jean epstein partie 3 : poèmes bretons

Rupture, une page se tourne. L'Aventure des Films Jean Epstein se termine avec La Chute de la maison Usher. Le cinéaste n'accompagne même pas son film dans les salles, il est déjà parti, il est déjà ailleurs. Il gagné la Bretagne et c'est sur ses îles qu'il va entamer la dernière étape de sa carrière, la plus belle.

A Paris, c'est l'impasse. Malgré les semi succès de Mauprat et de Six et demi, onze, Epstein n'a fait que s'endetter, qui plus est en son nom propre, Les Films Jean Esptein n'étant pas une société mais un fond de commerce en son nom. Après la réalisation de La Chute de la maison Usher, c'est près de deux millions de francs qu'il doit à ses créanciers. Qui plus est,ses derniers films n'ont aucun écho auprès du public. Il écrit à Abel Gance peu après la sortie de La Chute de la maison Usher : « l'impression produite à la générale m'a paru très bonne, mais d'après un coup de téléphone que j'ai donné hier soir, le Studio 28 n'en reste pas moins à moitié vide. Je suis inquiet ». Epstein sent qu'il n'est plus en phase avec les spectateurs et que même les cinéphiles endurcis ne portent qu'un intérêt poli à son travail. C'est ainsi qu'il décide de quitter Paris et de se tourner vers un cinéma tourné hors les murs des studios et quasi documentaire. Des productions légères qui lui permettent de s'affranchir complètement du poids de la production classique des films mais aussi d'élargir son champ d'investigation et d'expérimentation.

C'est un mouvement extrêmement rare chez un cinéaste que de quitter le confort des studios pour tourner en décor réel, presque en direct. Epstein cherche une terre vierge de cinéma, un territoire où la pression de l'industrie ne se ferait plus sentir. Cette terre se sera la Bretagne...


 

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LE test du COFFRET POTEMKINE


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bibliographie

Zbigniew Gawrak et Pierre Leprohon ont chacun publié des études consacrées au cinéaste, désormais épuisées et que nous n'avons pu dénicher.

Jean Epstein de Pierre Haudiquet (Anthologie du cinéma, numéro 19, novembre 1966) est un petit ouvrage passionnant, très riche en pistes et en éléments biographiques. Il est également épuisé.

Jean Epstein cinéaste, poète, philosophe (Cinémathèque française, collectif, 1997) est un recueil de textes publié sous la direction de Jacques Aumont. Il s'agit de la retranscription d'une série de conférences données à la Cinémathèque à l'occasion des 60 ans de la disparition du cinéaste. Si certains textes sont intéressants et accessibles, l'ensemble est cependant marqué par une approche très universitaire, très excluante à force de théories absconses (pour ne pas dire fumeuses pour certaines).

Coeur fidèle de Jean Epstein de Prosper Hillairet (Yellow Now, 2008) est un petit ouvrage de qualité qui creuse en profondeur le film d'Epstein.

Jean Epstein, cinéaste des îles de Vincent Guigueno (Jean Michel Place, 2003) est consacré aux rapport d'Epstein et de la Bretagne. L'étude est très documentée, très précise, et permet de remettre en contexte les oeuvres de la période bretonne du cinéaste et de mettre à jour ses rapports à la région et aux îliens en particulier.

Jean Epstein, écrits complets est la réédition, sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, de l'ensemble des écrits du cinéaste en neuf volumes (éditions Independencia). Elle vient dont remplacer - et compléter - enfin la précédente intégrale publiée aux éditions Seghers et dont la dernière édition en 1974 est depuis longtemps épuisée.

Jean Epstein, une vie pour le cinéma est une biographie du cinéaste écrite par Joël Daire, directeur du patrimoine à la Cinémathèque française.

Par Olivier Bitoun - le 2 juin 2014