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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Septième voile

(The Seventh Veil)

L'histoire

Une nuit d'été, Francesca Cunningham, autrefois pianiste mondialement renommée, s'échappe de sa chambre d'hôpital et tente de se suicider en sautant d'un pont. Elle est sauvée et ramenée à l'hôpital, où elle suit une thérapie avec le Dr Larsen. Celui-ci veut absolument connaître les évènements et les personnes qui l'ont conduite à attenter à sa vie.

Analyse et critique

Le Septième voile est une production des Studio Gainsborough qui furent, de leur création en 1924 à leur fermeture en 1951, une des figures emblématiques du paysage cinématographique anglais. Durant les années 40, Gainsborough s’était fait une spécialité du mélodrame en costumes flamboyant et audacieux. Peuplés d’héroïnes immorales, de sous-entendus sexuels et riches en rebondissements, ces films étaient très populaires auprès du public anglais. Ils contribuèrent à lancer notamment les carrières de James Mason, Stewart Granger ou encore Margaret Lockwood, cette dernière étant abonnée aux rôles de femme vénéneuse et impitoyable dans des films comme The Wicked Lady ou The Man in Grey. Synonymes de frivolité et de divertissement outré, les studios Gainsborough entament pourtant une mue vers des tonalités plus sombres et torturées avec Le Septième voile. Ce type de phénomène a déjà cours aux Etats-Unis, où les mondes de rêves des productions MGM peuplées de comédies musicales et de mélodrames flamboyants en Technicolor trouvaient une alternative avec l’émergence du Film noir. Réalistes par leur cadre urbain, mais se dotant de motifs oniriques et psychanalytiques dans leur narration et leur mise en images (photo noir et blanc sophistiquée, usage du flash-back, importance de la symbolique...), les Films noirs amorcent un virage vers des thèmes et des situations plus troubles. En Angleterre et à leur échelle, les Studios Gainsborough suivent ce mouvement avec des films désormais situés dans des cadres contemporains et avec des intrigues plus alambiquées. Cela tient en grande partie à l’influence du producteur Sydney Box, qui a récemment fait acquisition du studio et goutte peu ce registre extravagant bien que lucratif. Auteur du scénario du Septième voile avec son épouse Muriel Box, il va donc avec ce film éloigner Gainsborough des excès qui ont fait sa gloire pour proposer un récit plus audacieux et ancré dans des questionnements plus concrets.

La séquence d’ouverture happe d’emblée dans un tourbillon d’émotions exacerbées lorsqu’une jeune patiente s’évade de sa chambre d’hôpital pour se suicider en se jetant d’un pont. Sauvée de justesse, elle est prise en main par le Docteur Larsen (Herbert Lom) qui va chercher à savoir ce qui l’a conduite à ce geste. Ce dernier a une théorie originale pour guérir les âmes tourmentées. A l’image de Salomé lors de sa célèbre danse, l’esprit humain dispose de sept voiles dont il se délestera selon l’interlocuteur. Devant des amis proches, trois ou quatre voiles peuvent être écartés, devant un être aimé cela peut aller jusqu’au sixième voile, mais il restera toujours le jardin secret et intime qu’est le septième voile. C’est pourtant bien ce septième voile que devra lever le Docteur Larsen s’il souhaite connaître la nature du mal dont souffre Francesca (Ann Todd).

Sorti la même année que La Maison du Docteur Edwardes d'Alfred Hitchcock, le film amorce cette tendance psychanalytique dans le cinéma grand public. Certains aspects pourront sembler lourds et démonstratifs au spectateur contemporain (toutes les longues tirades de Lom, entre chaque tournant du récit, où il explique les réactions d’Ann Todd), mais le réel brio de Compton Bennett pour traduire cela visuellement et les performances des acteurs rendent le tout finalement très fluide. La preuve en est dans la séquence d’hypnose qui amorce un long flash-back jusqu’à l’adolescence de Francesca, où un fondu enchaîné progressif (qui annonce les expérimentations de Joseph L. Mankiewicz dans Soudain l’été dernier) incruste le passé dans le présent. Les éléments autour d’Ann Todd sur le divan s’estompent par un jeu sur la profondeur de champ séparant les deux mondes, pour donner corps peu à peu à cette nouvelle réalité. Les nombreuses transitions en fondus enchaînés, les effets de montage qui s’accrochent à un objet d’une séquence à une autre et les ellipses constamment déroutantes appuient cet effet de rêve et de souvenir dans lequel on s’enfonce plus profondément.

On découvre ainsi la jeune Francesca amenée à séjourner chez un oncle à la parenté vague suite à la mort de son père. Célibataire froid et distant, Nicholas (James Mason) ne prête guère attention à elle jusqu’au jour où il découvre ses exceptionnelles aptitudes au piano. Dès lors, s’engage un apprentissage impitoyable destiné à en faire une artiste virtuose. La nature de leur lien devient trouble (la nature oedipienne fantasmée se trouvant renforcée par les flash-back où Ann Todd garde tout son attrait adulte dans son incarnation d’écolière empruntée) dans la manière impitoyable et autoritaire qu’a le tuteur d’écarter le premier prétendant sérieux de Francesca. James Mason, tout en ambiguïté, se révèle aussi bienveillant qu’inquiétant, délivrant de son timbre suave les saillies les plus cruelles, et sa prestance nonchalante peut être brisée à tout moment par des élans de brutalité. Mais comme souvent avec lui, la subtilité de l’interprétation est telle que le vrai sentiment caché par ses attitudes contradictoires n’est bientôt plus un secret. Ann Todd, aussi à l’aise en jeune fille sautillante qu’en femme torturée, trouve là le rôle de sa vie. La nature involontairement autobiographique de son personnage apporte quelques moments d’une fulgurante intensité à son interprétation. Elle-même fille d’un pianiste, elle fut destinée à une grande carrière de musicienne avant que son incapacité à se produire devant une audience ne stoppe net ce bel avenir. Deux scènes du film font écho à cette expérience personnelle : la première lorsque, adolescente, elle est punie à coups de bâton sur les mains par un professeur, ce qui l’empêche d’être à son niveau lors d’une audition qu’elle va rater ; la seconde a lieu lors de son premier concert où, terrassée par l’anxiété, elle s’évanouit sur scène après sa performance.

Toutes les scènes musicales sont d’ailleurs brillantes : le premier rapprochement entre Francesca et Nicholas au piano, le fameux premier concert où le lien musique/image se fait virtuose dans le montage, porté par une Ann Todd possédée et celui du Albert Hall où le cadrage dévoile un Mason fier (et amoureux) en coulisses parallèlement à Francesca au sommet de son art sur du Rachmaninoff. La formation d’Ann Todd lui permet d’ailleurs de jouer elle-même de nombreux morceaux (les plans d’inserts trop virtuoses étant, eux, assurés par la pianiste Eileen Joyce), accompagnée par l’orchestre du London Philarmony Orchestra pour l’occasion. Logiquement, le traumatisme de l’héroïne annihilera ses capacités musicales, liant ainsi l’esprit et le corps dans une même paralysie. La dernière partie donne donc la part belle à Herbert Lom et à sa thérapie, lors de laquelle Francesca devra faire face à ses peurs et à ses sentiments pour pouvoir pratiquer son art. Malgré le côté sur-explicatif de cette touche psychanalytique, elle distille l’émotion de manière inédite et forte, ayant davantage l’habitude de ce type d’artifices dans un thriller que dans un drame. Au mystère criminel à résoudre du Film noir américain, le cinéma anglais répond par une énigme liée à l’intime qui par l’émotion rend accessible des concepts peu évidents. La magnifique scène finale permet donc à une Francesca désormais apaisée et équilibrée d’ouvrir les yeux sur le seul homme en lequel se confondent son amour pour la musique et celui de son cœur de femme. Le septième voile est levé.

Le film fut un succès immense, l’un des plus grands du cinéma anglais avec dix-huit millions d’entrées, et reçut l’Oscar du meilleur scénario pour son originalité, tandis que les carrières d’Ann Todd et Herbert Lom étaient lancées. Pour James Mason, il s'agit d'une grande performance de plus à son compte et la portée internationale du film contribuera à lancer sa fructueuse carrière américaine.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 20 janvier 2023