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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Man in grey

L'histoire

La riche et fragile Clarissa Richmond et son amie d'enfance, Esther Shaw, issue d'un milieu pauvre, se séparent lorsque cette dernière décide de suivre un jeune officier. Clarisse, pour sa part, épouse un dandy libertin, le marquis de Rohan. Quelques années s'écoulent. Clarisse retrouve son amie, devenue actrice, et s'éprend discrètement de son partenaire, Peter Rokeby...

Analyse et critique

The Man in Grey est une œuvre importante pour le cinéma anglais des années 1940 puisqu’il lance la vague des grands mélodrames en costumes du studio Gainsborough, qui rencontreront un succès considérable durant cette période. Fondé en 1924 par Michael Balcon, la Gainsborough Pictures ne se démarque initialement pas par le ton, les genres abordés ou ses réalisateurs même si elle vit passer des personnalités comme Alfred Hitchcock, fit faire ses premières armes à Michael Powell et Carol Reed, et servit de passerelle vers le cinéma britannique à de nombreux artistes germaniques comme l’acteur Conrad Veidt ou le décorateur Alfred Junge. Un peu à la manière du studio Ealing passé à la postérité pour son virage vers les comédies caustiques dans sa dernière période, la Gainsborough va s’inscrire dans l’inconscient collectif anglais pour le romanesque flamboyant qui guidera sa production de 1942 à 1946. Si le studio contribue également à l’effort de guerre - Ceux de chez nous (1943) de Sidney Gilliat et Frank Launder, Waterloo Road (1945) de Sidney Gilliat, Plongée à l’aube d’Anthony Asquith (1943) -, il trouvera un filon juteux avec une série de mélodrames en costumes jouant d’un savoureux cocktail de raffinement et de provocations. Le film fondateur de la série sera The Man in Grey réalisé par Leslie Arliss en 1943, qui pose toutes les bases des réussites à venir.

Le film réunit un casting emblématique qui renouvèle grandement les visages du cinéma anglais et installe les stars maison dans des emplois qu’ils retrouveront souvent dans les films suivants du studio. Margaret Lockwood était déjà une vedette établie grâce aux succès de sa doublette à suspense Une femme disparaît / Train de nuit pour Munich signé Hitchcock et Carol Reed, mais c'est réellement avec ce Man in Grey qu'elle se forge une identité auprès des spectateurs anglais avec ce rôle de garce séductrice. James Mason, acteur déjà installé mais confiné aux seconds rôles, deviendra la star la plus populaire d’Angleterre avec ses personnages de méchants ténébreux et pervers qui lui vaudront le surnom de « the Man they love to hate » - au point de devoir s’exiler à Hollywood pour échapper à cet emploi. De même, Stewart Granger trouve là son premier grand rôle en jeune premier romantique fougueux, et Phyllis Calvert incarne l’oie blanche persécutée dans la grande tradition du roman gothique à la Ann Radcliffe. Ces quatre-là se croiseront plus d'une fois dans les succès à venir du studio : Phyllis Calvert à nouveau tourmentée par James Mason dans Fanny by Gaslight (1944), Margaret Lockwood et Mason en couple vénéneux dans The Wicked Lady (1945), Phyllis Calvert séduite par un Stewart Granger retors dans Madonna of the Seven Moons (1945), Granger et Lockwood en couple poignant dans Love Story (1944). The Man in Grey n'est pas le meilleur mélo produit par la Gainsborough mais il en pose les fondations, autant par les archétypes des rôles composés par ses acteurs donc que par sa source littéraire piochant chez les autrices anglaises populaires d’alors (Eleanor Smith, adaptée ici puis sur Caravan (1946), Margery Lawrence pour Madonna of the Seven Moons, Dorothy Whipple pour They Were Sisters (1945) ou Magdalen King-Hall avec The Wicked Lady) et son intrigue qui sera une sorte de mètre-étalon dont le réalisateur Leslie Arliss décalquera certaines séquences mémorables à l’identique, comme la première apparition nocturne de Stewart Granger et revisitée avec celle de James Mason dans The Wicked Lady.

L'histoire narre les destins liés de deux amies, Esther (Margaret Lockwood) et Clarissa (Phyllis Calvert). Depuis l'enfance, leur nature profonde et leur différence sociale les opposent. Issue d'un milieu pauvre, Esther compense ce complexe par une attitude distante et hautaine tandis que l'aisée Clarissa est ouverte et avenante envers tous. Ambitieuse et égoïste, Esther voit ses mauvais penchants atténués par la bonté de Clarissa mais une diseuse de bonne aventure leur prédit une opposition fatale dans le futur si elles poursuivent cette amitié. On les retrouve quelques années plus tard, Clarissa mal mariée au ténébreux Rohan (James Mason) qui ne l'aime pas et souhaite juste qu'elle lui donne un héritier, et Esther végétant comme actrice dans un théâtre miteux. Clarissa prend une nouvelle fois son amie sous son aile sans se douter du drame à venir. Rohan perce Esther à jour et ayant reconnu en elle une âme noire semblable à la sienne, en fait sa maîtresse tandis que Clarissa va tomber sous le charme d'un saltimbanque partenaire d'Esther, Rokeby (Stewart Granger). Leslie Arliss développe déjà ici son brio narratif avec cette capacité à rendre limpide une intrigue très dense, enchaîner les rebondissements rocambolesques sans perdre le spectateur et alterner les ambiances avec une aisance parfaite. Après une première partie d'enfance posant idéalement le caractère des héroïnes, on bascule donc dans un enchevêtrement romanesque des plus prenants avec ses enjeux insolubles. Les scènes romantiques chatoyantes entre Phyllis Calvert et Stewart Granger alternent donc avec les étreintes plus torrides entre Margaret Lockwood et James Mason, mais les codes de ce monde aristocratique empêchent les couples de s'intervertir officiellement sous peine de scandale. Dès lors, des solutions plus radicales s'imposent, surtout pour le personnage de Margaret Lockwood prête à toutes les bassesses pour prendre sa revanche sur ses origines.

L'interprétation est pour beaucoup dans l'attrait du film. Margaret Lockwood campe un personnage à la dualité plus prononcée que dans The Wicked Lady (où elle était totalement malfaisante), constamment partagée entre sa réelle amitié pour Clarissa et ses rêves de grandeur, avec en point d'orgue une fabuleuse scène où elle a l'occasion de tuer pour de bon sa rivale mais semble prise de remords au dernier moment. James Mason captive par son seul talent ; ce qui aurait pu être un grotesque rôle de châtelain sadique et est ici extraordinaire par ses moues dédaigneuses (la première rencontre avec Clarissa, sommet de mépris) et la perversité constante qui se dégage de ses regards. Stewart Granger fait preuve d'un beau panache en amoureux fougueux mais son personnage disparait un poil trop tôt. Phyllis Calvert trouve également ici le ton juste dans la peau d'une héroïne passionnée et fragile.

L’ensemble baigne dans un fastueux décorum gothique magnifié par la photo d’Arthur Crabtree (qui prendra du galon au sein du studio en passant à la réalisation), une amoralité reposant sur des situations et une érotisation dérangeante pour l’époque (les chemises de nuit semi-transparentes de la provocante Esther et un James "Man in Grey" Mason qui a fière allure dans ses redingotes collées au corps), notamment lors d’un finale ouvertement SM où Mason châtie avec délectation Margaret Lockwood. Les flash-back au présent tentent de ramener l’ensemble à une certaine candeur moralisatrice, en réunissant à l'ère moderne le couple brisé dans le passé. C’est cependant la noirceur transgressive et réjouissante qui marquera les spectateurs anglais (et plus précisément les spectatrices, le public féminin constituant la cible privilégiée alors que les hommes étaient mobilisés) qui feront un triomphe au film, incitant Gainsborough à poursuivre dans cette veine. Ce sera le cas avec The Wicked Lady, plus fou, plus pervers et amoral, et réunissant quasiment la même équipe gagnante. The Man in Grey constitue cependant une belle entrée en matière pour s'initier à l'art encore imparfait de Gainsborough.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 4 décembre 2020