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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Rapace

L'histoire

Mexique 1938. Un tueur à gages est engagé par un groupe révolutionnaire pour abattre le président. Il est associé par ses commanditaires à Chico, un jeune idéaliste. Les deux hommes attendent dans une chambre exigüe d’un petit village la venue du dirigeant, qui doit rendre visite à sa maitresse. Une relation étrange s’installe entre le professionnel blasé et taiseux et le jeune rêveur qui doit profiter de l’occasion pour acquérir une légitimité en tant que futur président.

Analyse et critique

A partir du Trou, tourné par Jacques Becker en 1960, José Giovanni s’impose comme une figure importante du cinéma. Il fournit la matière à travers ses livres, et il est surtout devenu un scénariste reconnu, intervenant régulièrement comme script doctor, notamment auprès de Jacques Deray. Cependant, rien ne le destine alors à passer derrière la caméra. C’est lorsque Robert Enrico adapte Les Aventuriers que l’opportunité se présente. Enrico ne souhaite pas adapter l’intégralité du roman, et une partie du récit se retrouve disponible, permettant à Giovanni de faire ses premières armes avec La loi du survivant, une petite production dans l’ombre de la grosse machine portée par Lino Ventura et Alain Delon. Le succès restera confidentiel mais le film trouve notamment un écho auprès de Pierre Rissient et Bertrand Tavernier, qui donneront du crédit à José Giovanni comme réalisateur. Deux en plus tard, Giovanni découvre Le Rapace, un roman de John Carrick. Il en parle à Ventura, qui le suggère à Melville. Ce dernier refuse, et c’est là que naît pour Giovanni l’idée de le mettre lui-même en scène. Avec le support de producteurs convaincus, le projet se monte avec Lino Ventura en tête d’affiche et un budget suffisant pour mener un tournage au Mexique. Pour sa deuxième réalisation, Giovanni se trouve ainsi à la tête d’un atypique film d’aventures, riche et d’une étonnante modernité.


Le sujet du Rapace laisse imaginer un pur film d’aventures. Les aspirations de Giovanni aussi, on le sait porté vers le genre, dans ses écrits comme dans la trajectoire qui sera la sienne en tant que cinéaste. Pourtant le récit prend le contre-pied de cette attente, en enfermant ses deux personnages principaux dans un quasi huis clos pendant la première moitié de son film. C’est alors un film d’attente, sans action, qui construit la psychologie des personnages, celui du tueur et celui de Chico, le premier revenu de tout et nihiliste, le second idéaliste et persuadé de son engagement. La sortie des personnages de leur décor clos en devient d’autant plus intéressante. Nous obtenons l’action que nous attendions d’un tel film, mise en scène avec efficacité, et profitant à plein des décors naturels mexicains. On doit notamment saluer la capacité de Giovanni à restituer efficacement la topographie de ses décors, élément indispensable à la lisibilité des scènes. Une qualité qui est celle des meilleurs réalisateurs du western américain, genre qu’admirait le cinéaste corse. La tonalité du film est cependant plutôt éloignée de ce que l’on a l’habitude de voir chez Giovanni. Dans Le Rapace, pas de franche camaraderie, et même peu d’empathie pour les personnages, alors que ces dimensions sont la marque de fabrique de son cinéma. Si la naïveté de Chico peut s’avérer touchante, le personnage interprété par Ventura, qui n’a même pas de nom, laisse peu de prise à l’identification dans un récit globalement pessimiste. Nous comprenons rapidement - à l’image d’un film Hustonien - que les choses tourneront mal une fois le but initial atteint. Le Rapace s’apparente à un film d’apprentissage, mais dans lequel le jeune personnage n’apprend pas à croire en ses rêves, mais découvre à l’inverse par l’expérience la corruption du monde, une triste réalité dans laquelle tout idéal est voué à être trahi, comme le lui avait expliqué le personnage de Ventura durant toute la première partie. Il est d’ailleurs surprenant de voir un film si pessimiste sortir en 68, Le Rapace a le ton d’un film tourné trois ou quatre ans plus tard et met en scène l’échec des révoltes et de la contre-culture. Sa date de sortie française, le 24 avril 1968, en ferait presque même un film visionnaire sur la destinée des évènements à venir.

On peut également être surpris par la nature du rôle tenu par Ventura. On associe souvent l’acteur à des personnages aux valeurs assumées et à une certaine droiture. C’est bien plus complexe dans Le Rapace où son interprétation prend une dimension bogartienne, avec un personnage semblant feindre un détachement total face au monde, dimension illustrée par cette scène où l’on voit son mépris total pour un journal annonçant la montée de la menace hitlérienne. On sent, tel un Rick Blaine, le passé complexe de cet homme, sans qu’il ne soit jamais raconté, volontairement caché, qui interrompra à la fin du film d’un coup de fusil la tirade de Chico qui avait lui aussi perçu la profondeur du personnage. Il faut toute la subtilité de jeu de Ventura pour tenir cet équilibre et faire exister un personnage sur lequel on sait finalement si peu de choses. La preuve de son véritable talent de comédien, loin d’être réduit à une simple présence, qui nous offre une performance digne des ses meilleures, qui s’inscrit dans une grande période, juste après Les Aventuriers et juste avant L’Armée des ombres. Le reste du casting est plus inattendu. Essentiellement composé d’acteurs mexicains méconnus, il est globalement très convaincant, révélant une grande maitrise de la direction d’acteurs, très prometteuse pour un deuxième film.


Le Rapace fait l’effet d’un film solide, servi par une belle photo, des décors convaincants, un suspense prenant et une bande originale remarquable, comme toujours, signée François de Roubaix. Mais il est plus que cela, José Giovanni faisant preuve d’une réelle ambition et ne se contentant pas d’exploiter efficacement son récit mais tentant d’y apporter une réelle profondeur, et n’hésitant pas à prendre le risque de frustrer le spectateur par une première partie sans action et qui se révèle finalement particulièrement captivante. Un film qui ancre définitivement Giovanni dans son statut de réalisateur, ce qu’il confirmera avec Dernier domicile connu deux ans plus tard, son chef-d’œuvre.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 10 février 2022