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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Trou

L'histoire

A la prison de la Santé, Gaspard, un jeune homme de bonne famille accusé de tentative d'homicide, est conduit dans une cellule déjà occupée par quatre détenus. Ces derniers, unis par leur origine sociale populaire et un certain temps passé ensemble en détention, se méfient d'abord logiquement du nouvel arrivé. Ils ont d'autant plus de raisons de se méfier qu'ils ont élaboré un plan d'évasion long et ardu à mettre en oeuvre puisqu'il consiste à creuser un tunnel jusqu'aux égouts. Les quatre hommes - Roland, Géo, Manu et Monseigneur - décident cependant vite de révéler leur entreprise au jeune Gaspard et de l'inclure dans leur opération. Méthodiquement, avec patience, rigueur et détermination, les cinq prisonniers travaillent à la réussite de leur plan d'évasion tout en déjouant avec malice la surveillance du personnel pénitentiaire. Mais la menace qui pèse réellement sur leur action périlleuse ne risque finalement pas de provenir d'un élément extérieur à leur cellule...

Analyse et critique

L’année 1960 représente pour Jacques Becker, et pour ce que son cinéma représente en termes d’accomplissement artistique et de vision humaniste, comme une fin de route sereine - ou une conclusion pour une carrière d’une forte cohérence esthétique et thématique - et en même temps une forme d’accomplissement stylistique total. Alors que le cinéaste se meurt, il livre le testament le plus vivant de son œuvre avec Le Trou, puisque la vie et le quotidien y sont célébrés dans leur simplicité la plus totale, leur évidence dénuée de toutes affèteries, leur essence. L’art du geste "beckerien" y trouve sa plus forte et définitive illustration. En ce début de décennie, Becker n’est plus seulement l’un des modèles les plus influents des nouveaux réalisateurs formant la Nouvelle Vague, il est devenu depuis peu leur collègue. Et il est justement emballé par cette effervescence, une explosion de créativité qu’il attendait, et il se félicite que les anciens journalistes des Cahiers du Cinéma prennent ainsi la relève ; ce nouveau courant cinématographique s’inscrit dans sa démarche. Becker a toujours été du côté des jeunes - son œuvre en témoigne depuis toujours - et les films qui revivifient alors le cinéma français lui donnent certainement plus d’énergie et d’allant, et le poussent à se dépasser lui-même. Le Trou constitue donc à la fois un sommet personnel tout comme il marque une forme de renaissance du cinéma français à côté des films de Resnais, Varda, Godard, Truffaut et consorts.

Possédant les droits du roman de José Giovanni depuis la fin des années 50, juste avant le tournage compliqué de Montparnasse 19, Jacques Becker entend tourner son nouveau film en toute indépendance en le finançant lui-même via sa nouvelle compagnie de production. Décors simples, acteurs non professionnels, récit linéaire et accordant toute sa place à la temporalité lente des actions, narration et personnages réduits à l’épure, Le Trou va apparaître tel le manifeste ultime de son art. L’objectif obsessionnel de Becker de mettre en valeur la précision du geste et la dextérité de son auteur rejoint l’objectif obsessionnel que poursuivent les détenus à s’évader de leur prison. Film expérimental, explosant la frontière entre fiction et documentaire, Le Trou se concentre dans un espace intérieur clos qui évoque également un espace mental propre à des êtres humains uniquement orientés vers un seul but émancipateur.

Le Trou sera donc le dernier film du grand Jacques Becker (décédé hélas un mois avant sa sortie), qui adaptait là le premier roman de Giovanni (qui collabora au scénario et aux dialogues, et le remercia à titre posthume avant le début du film) inspiré de sa propre expérience carcérale. Dans cette œuvre somme, un réalisme de tous les instants se manifeste dans la mise en scène épuré du cinéaste, claustrophobe et oppressante à souhait avec de lents et sobres mouvements de caméra, de longs plans fixes et une absence totale de musique. Becker cherche véritablement à plonger le spectateur dans la routine monotone de cette prison (qu'on explore assez peu finalement sauf à des fins dramatiques, l'essentiel se déroulant dans la cellule) rendant l'évasion d'autant plus vitale à l'équilibre des détenus qui se trouvent là une motivation au quotidien, chacun ayant ses raisons de ne pas aller au bout de sa probable lourde peine. Le déroulement de l'évasion obéit à ce même principe réaliste avec un Becker qui s'attarde longuement sur le moindre détail du plan des prisonniers, que ce soit le début laborieux lorsqu'ils grattent le sol chacun avec un bout de miroir pendant de longues heures, l'exploration des souterrains et le creusage interminable des tunnels. Rien ne nous est épargné dans cette scénographie que Becker tourne en grande partie dans des décors réels.

Avec cette ambition chevillée au corps, sa mise en scène, entièrement tournée vers une forme d’hyperréalisme - qui amène la gestuelle des personnages à n’exister presque que pour elle-même, en dehors du fil de la narration - et vers la mise en exergue d’une harmonie de la condition humaine, prend une dimension poétique qui exalte la beauté formelle et la cohérence du geste ainsi que le sentiment aventureux conjugué au dilemme moral. Becker invente à sa manière le film épique en huis clos, le genre carcéral ne servant finalement que de prétexte à un discours humaniste sur l’opiniâtreté, la quête de liberté et la responsabilité quant aux choix de ses actes. Mais l’ambiguïté du cinéma de Becker resurgit justement quand son penchant pessimiste vient contrecarrer les rêves de libération et de grandeur. Lors de la phase d’écriture, le cinéaste a considérablement développé le personnage du traître (la traîtrise est un thème qui revient fréquemment dans son œuvre) et c’est inéluctablement que nous assistons à la bonne marche d’un plan parfaitement pensé et exécuté, mais progressivement détruit de l’intérieur par l’action de Gaspard, responsable de la ruine de tous les efforts jusqu’ici consentis par tous avec détermination et vigueur.

Cette entreprise originale et inédite dans le cinéma français aurait pu aboutir à un spectacle très froid et clinique à la manière d'Un condamné à mort s'est échappé de Robert Bresson (film qui fascinait Becker et le mettait au défi de le dépasser), mais le réalisateur a su créer un groupe de personnages très forts et attachants - et impeccablement interprétés donc par des non-professionnels - qui suscitent l'adhésion d'emblée. Michel Constantin une nouvelle fois parfait en grande gueule obsédé par les femmes, Raymond Meunier en bonne pâte farceuse, Philippe Leroy-Beaulieu glacial et un Jean Keraudy plus vrai que nature en dur-à-cuire expérimenté, ce qui n'est guère étonnant puisqu'il s'agit d'un ancien codétenu de Giovanni ici pratiquement dans son propre rôle. Incroyablement prenant de bout en bout sans que le sens du détail et la dilatation du temps ne provoquent l'ennui, Le Trou, porté par un Jacques Becker obsessionnel qui lui insuffle ce qui lui reste de force vitale, est une réussite magistrale avec une des conclusion des plus stupéfiantes et sombres qui soient mais qui n'obscurcit en rien cet expérimentation filmique viscérale, une odyssée intime puissante mais douloureuse sur l'amitié, la quête de liberté et le poids de la trahison.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester et Justin Kwedi - le 19 avril 2017