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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Crime de Giovanni Episcopo

(Il delitto di Giovanni Episcopo)

L'histoire

Le Crime de Giovanni Episcopo est l’adaptation cinématographique d’une nouvelle de l’écrivain italien Gabriele D’Annunzio (1), intitulée en français Episcopo et Cie. S’inscrivant comme celle-ci dans l’Italie de la fin du XIXe siècle (le texte de D’Annunzio paraît en 1892), Le Crime de Giovanni Episcopo se déroule plus précisément à Rome. C’est là que vit son héros éponyme (Aldo Fabrizi), modeste comptable dans un service d’archives et menant une vie des plus rangées lorsque débute le film. Louant une modeste chambre à l’un de ses collègues fonctionnaires et toujours célibataire, le trentenaire a pour compagnie la plus intime un oiseau encagé et une tortue. Quant à ses loisirs, ils consistent pour l’essentiel à s’adonner à de paisibles déambulations dans les rues de la Cité dite éternelle. Sans doute en serait-il uniformément allé ainsi encore longtemps si, un jour, Episcopo n’avait pas décidé de se faire tailler un nouveau costume, puis d’aller l’exhiber lors d’une de ses promenades coutumières. Apparemment véniel, ce soudain désir d’ostentation vestimentaire marquera en réalité la première étape d’une descente aux enfers. Puisque cette passegiata lui fera croiser la route d’un certain Giulio Wanzer (Ronaldo Lupi). Un aigrefin doublé d’un pervers sous la coupe duquel Episcopo tombera bien vite et par l’entremise duquel il rencontrera ensuite Ginevra Canale (Yvonne Sanson). Une servante, aussi séduisante qu’entreprenante et qui jouera aussi quelque rôle dans l’infernale spirale dont le crime de Giovanni Episcopo formera la tragique conclusion…

Analyse et critique


Contemporain de L’honorable Angelina (autre film italien justement remis en avant par la collection Make My Day !), Le Crime de Giovanni Episcopo (heureusement inscrit dans cette même collection par Jean-Baptiste Thoret) sort sur les écrans transalpins en septembre 1947. C’est-à-dire au moment où la vague néoréaliste initiée en 1942 par Ossessione de Luchino Visconti est à son sommet. Chronologiquement encadré par Païsa (1946) et Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rossellini, Le Crime de Giovanni Episcopo est encore le presque contemporain du Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, sorti en 1948. Un film coécrit par Suso Cecchi d'Amico, immense et féminine figure du scénario all’italiana, que l’on retrouve par ailleurs au générique du Crime de Giovanni Episcopo. Non seulement coscénarisé par l’une des plumes majeures du néoréalisme, Le Crime de Giovanni Episcopo est encore réalisé par Alberto Lattuada, à qui l’on doit Le Bandit (1946), fleuron reconnu du genre. Enfin, le film a pour acteur principal l’un des interprètes emblématiques du mouvement puisqu’Episcopo est joué par Aldo Fabrizi, auparavant en charge du rôle de Don Pellegrini dans Rome ville ouverte (1945). On le retrouve encore au générique de Vivre en paix (1947) de Luigi Zampa, autre chef-d’œuvre néoréaliste participant alors de la genèse d’une certaine modernité cinématographique… et de laquelle Le Crime de Giovanni Episcopo ne semble aucunement participer !


Pareille distance tient d’abord au matériau scénaristique d’un film s’inspirant d’un texte paru plus d’un demi-siècle plus tôt, en un temps où la jeune et royale nation qu’était alors l’Italie n’avait (bien évidemment) connu ni les affres du fascisme, ni celles de la Seconde Guerre mondiale. Dérogeant donc à l’exigence d’immédiate actualité du néoréalisme, Le Crime de Giovanni Episcopo s’en distingue encore en se fondant sur une nouvelle écrite par un chantre « du décadentisme et de l'esthétisme intellectuel », qui plus est pétri du « mythe du surhomme nietzschéen ». Soient des formes et thèmes a priori fort éloignées de celles empreintes d’humanisme progressiste et d’austérité vériste au fondement du néoréalisme. Lecteurs et lectrices du texte originel ne manqueront certes pas de noter les libertés qu’ont prises avec celui-ci le quintette de scénaristes, en en proposant une relecture quelque peu édulcorée. [Attenzione, spoiler ! comme l’on écrit, aussi, dans la langue de Dante] Alors que D’Annunzio faisait mourir de maladie Ciro, le fils né du mariage entre Episcopo et Ginevra et joué dans le film par Amedeo Fabrizi, le script l’en sauve de manière discrètement miraculeuse. Allant là encore à l’encontre de la totale noirceur d’Episcopo et Cie vouant (entre autres personnages) Ginevra à une déchéance prostitutionnelle, le scénario lui dessine in extremis la possibilité d’une rédemption conjugale et maternelle. [Fin du spoiler.] Il n’est donc plus question pour Le Crime de Giovanni Episcopo de dresser un réquisitoire cauchemardesque contre des personnages aux volontés de puissance débiles ou perverties, comme le faisait le nietzschéen D’Annunzio. Ce qui n’empêche cependant pas le récit déroulé par le film d’apparaître comme anachronique au regard des codes scénaristiques du néoréalisme. Puisque c’est la trajectoire d’un mélodrame classiquement édifiant, à l’issue qui plus est partiellement heureuse, qu’adopte Le Crime de Giovanni Episcopo. L’œuvre semble donc renouer avec le pathétique feuilletonnant du cinéma muet le plus conformiste plutôt que de s’inscrire dans le tragique existentialiste et contemporain de Rome ville ouverte et autre Allemagne année zéro.


De prime abord traditionnel et même presque désuet quant à son récit, Le Crime de Giovanni Episcopo l’apparaît encore concernant sa forme cinématographique. C’est-à-dire celle d’un film ostensiblement d’époque, reconstituant celle-ci avec le plus grand soin, mobilisant pour ce faire une cohorte que l’on imagine nombreuse de ces artisans de plateau emblématiques d’un cinéma dit de la qualité plutôt que de celui des austères expérimentations paradocumentaires du néoréalisme. On retiendra ainsi la présence au générique de Gino Sensani, costumier éprouvé du 7ème Art italien, notamment responsable des productions à grand spectacle de l’ère fasciste, comme par exemple La couronne de fer (1941) d’Alessandro Blasetti. Faisant montre d’une opulence visuelle détonnant d’avec le goût du néoréalisme pour une certaine sobriété visuelle, Le Crime de Giovanni Episcopo s’en détache encore par sa prédilection pour les prises de vue en studio. Si le film offre quelques scènes photographiées dans d’authentiques ruelles de la Rome historique ou près de la cascade de Tivoli, il a cependant pour cadre essentiel celui de décors brillamment reconstitués en studio. Assumant ainsi pleinement le parti-pris de l’artificialité visuelle dont participent encore les métamorphoses cosmétiques d’Aldo Fabrizi scandant la chute sociale et morale de son personnage, le film le fait pareillement en matière musicale. La bande-originale, signée par Felice Lattuada (père du cinéaste et compositeur de musique d’inspiration verdienne), prend en effet la forme d’une ample et lyrique partition orchestrale, aussi classique que celle des opéras qu’il composait pour la Scala de Milan.


L’on se gardera cependant de réduire Le Crime de Giovanni Episcopo au statut de témoignage d’une certaine orthodoxie cinématographique, participant d’une démarche apologétique tout aussi canonique. Car ce film ménage en réalité de troublantes zones d’ombre, thématiques comme formelles… à l’instar de celles générées par les remarquables choix d’éclairage présidant à l’une des scènes clefs du film. Il s’agit de celle durant laquelle Episcopo achève de tomber sous la coupe de Wanzer. L’entreprise de corruption a débuté quelques moments plus tôt dans la pleine lumière du cabaret où le fonctionnaire falot a fait la rencontre de l’exubérante crapule. Mais c’est dans la chambre même d’Episcopo, où Wanzer l’a raccompagné, que le premier s’abandonne tout entier à la volonté perverse du second. Un moment de bascule que la réalisation choisit de souligner en le teintant d’une inquiétante étrangeté. L’éclairage dispense alors un clair-obscur ravalant Episcopo au rang de silhouette contrastant avec Walzer, révélé quant à lui par un semblant de rayon de lune. Si l’échange entre les deux hommes emprunte la voie d’un fantastique diffus, suggérant ainsi la conclusion de quelque pacte faustien, il évoque aussi irrésistiblement l’esthétique du Film Noir hollywoodien d’alors.


Soit une déclinaison du polar cinématographique usant d’une photographie d’inspiration expressionniste pour mettre en lumière (et en ombre) l’étiologie freudienne des crimes qu’elle met en scène. Comme le fit notamment Fritz Lang, entre autres de ses apports au Film Noir, dans La Femme au portrait (1944). Il s’agit du récit de la dérive assassine d’un vieux garçon, devenu pas tant la proie d’une femme dite fatale que de pulsions soudainement libérées par l’effondrement de la digue du refoulement… et dont Le Crime de Giovanni Episcopo pourrait être si ce n’est un remake en bonne et due forme, du moins une possible variation transalpine (1). Car la déclinaison romaine et "fin de siècle" de la vamp américaine des années 1940 qu’est Ginevra n’est sans doute qu’un instrument dans la déchéance d’Episcopo. Cette femme ne lui étant fatale que parce qu’il est lui-même agi par une psyché en proie à une propension violemment masochiste (2). Et dont le sadique achevé qu’est quant à lui Walzer prend la pleine et vicieuse mesure lors de la scène susdite, se faisant en cela le véritable moteur de la ruine d’Episcopo…

Ainsi irriguée par la modernité formelle et existentielle du Film Noir, la fable moralement exemplaire qu’est (apparemment) Le Crime de Giovanni Episcopo se double in fine d’un récit bien plus trouble. Et le film s’affirme ainsi comme un séduisant exemple de ce cinéma à la fois métis et contrebandier au cœur de la collection Make My Day ! de Jean-Baptiste Thoret, épousant au plus près les codes d’un genre a priori au-dessus de tout soupçon éthique et esthétique pour mieux le subvertir (3)

(1) Une lecture d’autant plus plausible qu’Alberto Lattuada était un amateur affirmé du Film Noir, comme il le fut rappelé à l’occasion de la récente rétrospective que lui consacra la Cinémathèque.
(2) Une piste psychanalytique que D’Annunzio suggérait par ailleurs dans Episcopo et Cie, notamment en faisant dire à Episcopo à l’issue de sa rencontre avec Walzer : « Je n'eus plus ombre de volonté ; je me soumis simplement, sans protestation. Il m'enleva tout sentiment de dignité humaine, comme ceci, d'un seul coup, avec autant de facilité qu'il m'aurait arraché un cheveu. Et pourtant, je n'étais pas devenu stupide. Non. J'avais conscience de tout ce que je faisais, une très claire conscience de tout : de ma faiblesse, de mon abjection et, spécialement, de l'impossibilité absolue où j'étais de me soustraire à l'ascendant de cet homme »
(3) Entre autres (nombreux) films appartenant à la collection Make My Day ! déjà chroniqués dans DVDCLASSIK, l’on pourra rapprocher de ce Crime de Giovanni Episcopo le très réussi Des filles disparaissent de Douglas Sirk, instillant lui aussi le trouble du Film Noir dans le cadre d’un attendu whodunit.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 20 avril 2023