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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Honorable Angelina

(L'Onorevole Angelina)

L'histoire

Dans l’Italie des lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale, "il boom" (ou bien encore le miracle économique) n’a pas encore eu lieu. Le démarrage des Trente glorieuses transalpines se fait attendre, notamment pour les habitant.e.s de Pietralata, un faubourg miséreux de Rome où vivent notamment les Bianchi, en compagnie de centaines d’autres déshérité.e.s. La famille Bianchi se compose d’Angelo (Nando Bruno), modeste policier de son état, et d’Angela (Anna Magnani). Cette mère au foyer s’efforce d’élever cinq enfants allant du nouveau-né aux presqu’adultes que sont Annetta (Maria Grazia Francia) et Libero (Gianni Glori). Un jour, excédée par une énième difficulté s’abattant sur Pietralata, l’énergique Angelina prend la tête d’un mouvement de contestation improvisée. Gagnant rapidement en ampleur, la fronde menée par Angelina avec le renfort de ses voisines prend des allures de véritable révolte, dirigée notamment contre Callisto Garrone (Armando Migliari), le propriétaire des masures dans lesquelles s’entassent le petit peuple de Pietralata. Attirant l’attention des médias et allant de succès en succès, la bataille sociale et politique d’Angelina lui permet bientôt de prétendre au titre de députée, ou bien encore d’onorevole dans la langue de Dante...

Analyse et critique


L’honorable Angelina sort sur les écrans italiens en novembre 1947, c’est-à-dire au moment où la vague néoréaliste initiée en 1943 par Ossessione de Luchino Visconti est à son sommet. Chronologiquement encadré par Païsa (1946) et Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rossellini, L’honorable Angelina est encore le presque contemporain du Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica, sorti en 1948. Un film coécrit par Suso Cecchi d'Amico, immense et féminine figure du scénario all’italiana, que l’on retrouve par ailleurs au générique de L’honorable Angelina. Non seulement co-scénarisé par l’une des plumes majeures du néoréalisme, L’honorable Angelina a aussi pour principale interprète l’une des comédiennes les plus emblématiques du mouvement puisqu’Angelina est jouée par Anna Magnani, soit la Pina de Rome ville ouverte (1945). Enfin réalisé par Luigi Zampa, auteur notamment avec Vivre en paix (1947) d’un des succès internationaux du genre, L’honorable Angelina dessine donc par son générique une promesse néo-réaliste (apparemment) confirmée par l’ouverture du film…


Manifestement fidèle à la dimension vériste du néoréalisme, L’honorable Angelina campe son décor à la manière d’un documentaire. Embarquée dans la cabine d’un banal tramway romain, épousant de façon subjective le point de vue de son anonyme conducteur, la caméra semble se contenter d’enregistrer le réel suburbain de la Cité éternelle. Puis, quittant bientôt l’espace clos du tramway, la caméra n’en demeure pas moins exploratoire, embrassant par un large mouvement d’appareil les enfilades de baraques grossièrement bétonnées et le réseau de voies boueuses quadrillant le quartier de Pietralata. S’inscrivant alors dans l’entreprise de dévoilement d’une Italie misérable elle aussi au cœur du néoréalisme, la caméra la prolonge en pénétrant à l’intérieur de l’un de ces taudis. Tandis que le jour est sur le point de se lever, y dorment encore quatre des enfants Bianchi, dont deux doivent partager tête-bêche le même lit. Si leurs aîné.e.s disposent de leur propre couche, aucune porte ne vient protéger leur intimité, de même que celle de leurs parents, dans le lit desquels se trouve aussi le dernier-né. Immobilièrement manifeste, la pauvreté des Bianchi trouve encore à s’exprimer dans le premier dialogue du film. En proie à l’insomnie, Angelina et son époux décomptent le trop peu d’argent à leur disposition pour pouvoir espérer nourrir correctement leur nombreuse famille. Empreint d’un humour fataliste (« Pourquoi faut-il manger ? » demande Angelo), l’échange prend une tournure confusément tragique quand Angelina déclare qu’à Pietralata « on ne vit pas vraiment. Ici on meurt »


Et ce n’est là que le prélude de la rigoureuse et systématique documentation des maux accablant le petit peuple banlieusard de L’honorable Angelina. Dans les séquences suivantes, élargissant la perspective au voisinage des Bianchi, l’on découvre que tous doivent composer avec l’absence d’eau courante et de sanitaires. Un manque que rend spectaculairement criant cette scène montrant Angelina laver plutôt mal que bien l’un de ses enfants sur le seuil de sa demeure, avec le seul secours d’une bassine d’eau et d’une serviette en lambeaux. Cette vignette de la banalité de la pauvreté sera bientôt suivie d’une autre, encore plus pathétique, révélant que la population du quartier doit se contenter, en guise de commodités, d’une unique et crasseuse tinette ouverte aux quatre vents. Privée de l’accès à l’hygiène la plus élémentaire, et comme le montre la séquence venant ensuite, la plèbe de Pietralata doit encore affronter une pénurie alimentaire tenant autant à sa misère qu’aux trafics auxquels se livre l’épicier corrompu du quartier. Accablé par le dénuement matériel, le prolétariat de L’honorable Angelina est aussi spatialement relégué, frustré qu’il est d’un accès aux moyens de transport en commun à destination du centre de Rome. Déjà précaire, le quotidien des Bianchi et autres damné.e.s de l’Urbs se mue en pure et simple catastrophe lorsque le Tibre se déchaîne, engloutissant en partie leurs bicoques de ses eaux boueuses…


Telle est donc l’inhumaine condition des misérables de Pietralata précisément documentée par L’honorable Angelina, qui vient ainsi s’inscrire dans le recensement des maux de l’Italie entrepris par le néoréalisme. Mais alors que ce dernier tire de l’enregistrement du réel un matériau dramatique, souvent même tragique, L’honorable Angelina s’en distingue bien vite par son approche singulière du vérisme, tempérant celui-ci par des emprunts à la comédie et à la fable. Concernant le premier registre, c’est pour l’essentiel par le prisme du rire qu’est traitée la croisade d’Angelina pour améliorer le sort des habitant.e.s de Pietralata, donnant au film des allures de relecture transalpine et prolétaire de Monsieur Smith au Sénat (1939). Dépeignant de façon discrètement paradocumentaire les pratiques politiques de la toute jeune République italienne (proclamée en juin 1946), le film puise surtout dans une longue histoire du comique allant de Lysistrata d’Aristophane (et autres satires antiques mettant en scène une révolte féminine) à la contemporaine comédie de mœurs domestique. Celle-ci est notamment représentée par les relations (forcément) conflictuelles qu’entretiennent la révoltée Angelina et son policier d’époux, contraint qu’il est en tant que représentant des forces de l’ordre de tenter de mettre le holà aux agissements d’une épouse entrée en politique. Le foyer des Bianchi devient de la sorte le théâtre d’une cocasse lutte des classes mais aussi des sexes, avant tout portée par "la Magnani" faisant ici preuve d’une inépuisable énergie comique. Quant au registre de la fable, il trouve parmi d’autres motifs improbables à s’exprimer dans la conclusion du film (attenzione spoiler !) à la tonalité très "C’era una volta". On y assiste en effet à l’union du semblant faubourgeois de Cendrillon qu’est Annetta – l’aînée des Bianchi – avec le succédané de Prince charmant qu’incarne Filippo Garrone (Franco Zefirelli), le fils du magnat de l’immobilier contre qui Angelina a soulevé Pietralata.


Mais si L’honorable Angelina se clôt par une matrimoniale réconciliation des pauvres et des riches, ainsi que (attenzione spoiler-bis !) par la promesse du très prochain relogement des habitant.e.s de Pietralata, tout n’est cependant pas encore au mieux dans le meilleur des mondes possibles, pour paraphraser Voltaire. Faisant in fine montre d’une ironie évoquant celle de l’auteur de Candide, le film choisit en guise de (faux) happy-end de montrer à nouveau les époux Bianchi devisant sous les draps du lit conjugal. Le couple est certes réconcilié, envisageant maintenant son prochain déménagement dans une demeure digne de ce nom… mais leur pauvreté demeure, comme en attestent leurs propos inquiets quant à leurs futures (et problématiques) dépenses alimentaires. Filmée à l’exacte manière de la scène par laquelle l’on découvrait les Bianchi au début de L’honorable Angelina, cette redite formelle exprime bien évidemment que rien n’a en réalité changé…


Certainement plus comique que tragique, et plus fabulé que vériste, L’honorable Angelina n’en affirme pas moins qu’il y a toujours quelque chose de pourri dans l’Italie autrefois royaume et désormais république. Un constat que Luigi Zampa ne cessera, par la suite, de reproduire à sa bouffonne et acide manière dans le cadre de ses nombreuses collaborations avec Alberto Sordi, parmi lesquelles L’agent (1960) et Il medico della mutua (1968). Car plutôt de que former un jalon du néoréalisme, L’honorable Angelina constitue sans doute l’un des actes fondateurs de cette commedia all’italiana qui allait marquer les trois décennies suivantes de l’histoire du septième art transalpin.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 4 août 2022