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Critique de film
Le film
Affiche du film

Des filles disparaissent

(Lured)

L'histoire

Remake étasunien du français Pièges (1939), Des filles disparaissent en transpose la parisienne action dans la Londres de la fin des années 1940. C’est là que vit Sandra Carpenter (Lucille Ball), une jeune Américaine venue s’y produire comme danseuse et qui, faute d’engagement, gagne sa vie en se faisant taxi-girl. Ainsi désignait-on alors les femmes (en général jeunes et avenantes) employées par des dancings pour servir de cavalières à des hommes esseulés. Seulement précaire (le métier de taxi-girl est rien moins que stable et rémunérateur) lorsque débute Des filles disparaissent, l’existence de Sandra devient également dangereuse lorsqu’elle part sur les traces du « Tueur Poète ». Ainsi est surnommé celui soupçonné d’être à l’origine de la disparition criminelle de jeunes Londoniennes, et dont les lettres (anonymes) adressées à Scotland Yard pour se vanter de ses méfaits trahissent un goût manifeste pour Baudelaire. Persuadée que sa collègue et amie Lucy Barnard (Tanis Chandler) a été victime de l’assassin amateur de rimes, Sandra accepte la proposition que lui fait l’inspecteur Harley Temple (Charles Coburn) de l’aider dans son enquête. Acceptant pour ce faire d’être l’appât volontaire de la chasse au serial killer entreprise par le Yard, Sandra croise à l’occasion la route d’un producteur à succès de revues pour la scène londonienne, le très séduisant Robert Fleming (George Sanders). Se développe alors un chassé-croisé amoureux entre le dandy séducteur et l’intrépide danseuse, et sur lequel ne cessera de planer l’ombre du Tueur Poète...

Analyse et critique

Ainsi que l’indique la fiche que lui consacre la Cinémathèque, Des filles disparaissent constitue la première incursion de Douglas Sirk dans le genre criminel. Du moins sous sa forme la plus canoniquement admise car le réalisateur s’était déjà frotté peu de temps auparavant à l’univers policier avec Scandale à Paris (1946). Cette très libre adaptation de la biographie du truand-policier Vidocq tirait cependant le genre vers la comédie sentimentale. Pareille tonalité n’est certes pas absente de Des filles disparaissent, notamment dans la peinture de l’idylle entre les personnages de Sandra et de Robert, ce dernier étant en outre incarné par George Sanders déjà en charge du rôle de Vidocq dans Scandale à Paris. Mais il ne s’agit là que d’un des ingrédients d’un film s’employant pour l’essentiel à appliquer de manière tout à fait orthodoxe les canons du cinéma criminel. Et sans doute peut-on s’accorder à voir dans Des filles disparaissent le premier authentique polar de Douglas Sirk, faisant ainsi montre en une matière à laquelle on ne l’associe a priori guère d’une impeccable et séduisante maîtrise. Celle-ci permet au cinéaste de narrer une aventure criminelle particulièrement enlevée, de laquelle ne sont cependant pas absents ni un certain anticonformisme ni une relative dureté. Soit une stratégie emblématique des réalisateurs hollywoodiens « contrebandiers », selon l’expression fameuse de Martin Scorsese. Stratégie dont Douglas Sirk fera quelques années plus tard usage dans le cadre de ses mélodrames fameux...


Quant aux couleurs aventurière et policière de Des filles disparaissent, celles-ci sont d’emblée annoncées par son générique à la fois soigné et ludique. Les regards des spectateurs et spectatrices suivent alors le cheminement d’une lampe torche à travers les rues de Londres, trouant de loin en loin la noirceur nocturne. S’attardant plus particulièrement sur des plaques murales énumérant les crédits du film, les mouvements exploratoires de l’instrument lumineux insufflent d’emblée une dynamique d’enquête à Des filles disparaissent. Empruntant aux codes et formes du whodunit, le film s’affirme d’abord comme l’efficace et prenant récit de l’éclaircissement d’une énigme par une figure d’investigateur aussi intrépide qu’astucieuse, avec en sus moult rebondissements. Mais tandis que le classique whodunit réserve généralement la fonction d’enquêteur à un protagoniste masculin (1), le film attribue celle-ci au personnage de Sandra. Sorte de cousine crâne et affranchie de Miss Marple, et à qui Lucille Ball prête idéalement son allant, Sandra assure en effet bien vite la conduite d’une enquête dont elle n’était initialement qu’une auxiliaire subalterne.


S’imposant comme l’élément moteur d’une équipe de Scotland Yard pour le reste exclusivement masculine, la taxi-girl devenue détective teinte d’une réjouissante modernité un récit au classicisme en réalité partiel. En participe notamment la belle aisance avec laquelle Sandra évolue de l’un à l’autre des espaces mis en scène dans le film. Aussi peu timorée dans le dancing où elle a coutume de travailler que dans les bureaux du Yard, elle passe avec la même facilité des communs d’une maison de maître aux salons d’apparat d’une autre. Reprenant à son compte féminin la liberté de mouvement de l’enquêteur traditionnellement masculin du whodunit, l’enquêtrice "undercover" qu’est Sandra lui emprunte encore sa capacité à assumer de fausses identités pour confondre le criminel. Ce que restitue là encore au mieux le jeu de Lucille Ball, dont la plasticité lui permet d’être aussi convaincante dans les registres de la gouaille yankee que du raffinement bourgeois façon Ancien monde.


Cependant relatif, le trouble dans le genre du whodunit semé par Des filles disparaissent ne va pas jusqu’à le bouleverser totalement. Si Sandra assume un rôle inhabituellement actif pour une femme dans un récit de détection, celui-là reste avant tout spéculatif. La prise en charge du danger physique inhérent à l’enquête - d’autant plus prononcé que Sandra y fait fonction d’appât pour psychopathe assassin - demeure une affaire d’hommes. Et notamment celle de l’officier de police H.R. Barrett (George Zucco (2)), à qui échoit le rôle de garde du corps de Sandra. D’abord placée sous le signe d’une roide défiance, puis se muant peu à peu en une empathie d’inspiration paternelle, la relation qu’entretient l’ange gardien policier avec sa protégée donne lieu à de plaisantes scènes de comédie. Celles-ci s’avérant d’autant plus amusantes que Barrett, œuvrant lui aussi en infiltré, doit comme Sandra se camoufler mais pas toujours avec la même facilité... Superficiellement anecdotiques, ces drôlatiques embarras du patriarcal Barrett aux prises avec la libre Sandra dessinent en fait l’un des thèmes au cœur de l’enquête menée par Sandra : c’est-à-dire la domination masculine. Ne se contentant pas, en effet, de se moquer gentiment de cette déclinaison elle-même douce du patriarcat qu’est Barrett, Des filles disparaissent met aussi en lumière quelques-unes des expressions les plus crues de la domination masculine. Dans cette perspective, le film mêle à sa traditionnelle intrigue de whodunit le regard socialement critique du Film Noir, en plein essor alors à Hollywood.


Semblable aux détectives privés du Faucon maltais ou du Grand sommeil, Sandra transforme son enquête en une anatomie d’une société qui n’a de "bonne" que le nom. Le film met ainsi à jour une entreprise systémique de marchandisation des femmes par les hommes. Réduites par ceux-ci à l’état d’objets monnayables, le film les montre comme autant d’objets que s’échangent les hommes dans ces différentes sortes de marchés que sont le dancing, les petites annonces matrimoniales ou ce que l’on appelait alors la traite des blanches. Les investigations de Sandra dessinent ainsi un motif de la réification féminine que cristallise une séquence dominée par l’inquiétante figure de Boris Karloff, interprétant Charles van Druten, gloire déchue de la mode féminine et ayant sombré dans la folie. Nimbé de son aura fantastique, l’interprète de la créature de Frankenstein (entre autre icône du cinéma d’épouvante) révèle toute l’horreur réifiante de la domination masculine en métamorphosant Sandra en véritable poupée humaine, lors du moment le plus étrange du film...


L’influence du Film Noir sur Des filles disparaissent se manifeste encore dans les échos psychanalytiques le traversant, notamment en faisant de l’enquête de Sandra une maïeutique du refoulé tel que défini par Freud. Allant ainsi tutoyer les polars hollywoodiens de Fritz Lang, le film s’emploie à progressivement dévoiler des paysages psychiques tourmentés par une large palette de désirs inavoués. Qu’il s’agisse de ceux à l’œuvre chez le maniaque poursuivi par Sandra, mêlant sadisme homicide et (peut-être) homosexualité non assumée. Mais c’est aussi son propre refoulé auquel la protagoniste du film vient à se confronter dans le cadre de son idylle avec Robert Fleming. Évoquant irrésistiblement Le Secret derrière la porte du susnommé Lang, la relation que Sandra entretient avec le magnat séducteur agrège à son romantisme raffiné des emprunts au proto-freudien Barbe bleue... Faisant sourdre de sa brillante mécanique policière une étrangeté à plus d’un titre inquiétante, tout en dépeignant sans fard une réalité sociale marquée par la domination, Des filles disparaissent rappelle que le mélodrame ne fut pas le seul registre dans lequel Sirk se fit contrebandier.

(1) Pour une Miss Marple, combien de Dupin, Rouletabille, Holmes et autre Poirot (pour ne citer que les figures les plus éminentes du whodunit ou, en français dans le texte, du récit de détection) ?
(2) Un comédien sans doute peu connu, pour ne pas dire oublié (sauf par DVDClassik, bien évidemment !), mais qui (puisqu’il est question ici de l’archétypal whodunit) incarna notamment le professeur Moriarty dans Les Aventures de Sherlock Holmes (1939) d’Alfred L. Werker, avec Basil Rathbone dans le rôle titre.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 27 mars 2023