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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Chevalier des sables

(The Sandpiper)

L'histoire

Lassée du conformisme ambiant ainsi que des innombrables relations qu'elle a eues avec des hommes qui ne l'aimaient que pour son corps, Laura Reynolds (Liz Taylor), une artiste peintre, a décidé de vivre retirée dans une maison isolée de la région paradisiaque de Big Sur avec son jeune fils d'une dizaine d'années. Mais les services sociaux voient d’un mauvais œil le fait qu’elle veuille elle-même totalement éduquer son fils ; ils l'obligent à confier son instruction à un établissement scolaire. Edward Hewitt (Richard Burton), le directeur de l’institution, est un pasteur marié et heureux en ménage. Aimant toujours son épouse (Eva Marie Saint), il n'en va pas moins tomber amoureux de Laura et vivre avec elle une relation passionnée et charnelle. Son épouse va pourtant finir par prendre connaissance de cet adultère...

Analyse et critique

Après le ratage de son précédent Goodbye Charlie, une comédie vulgaire et laborieuse avec le couple Tony Curtis et Debbie Reynolds, Vincente Minnelli, de retour à la MGM pour la dernière fois de sa carrière après lui avoir fait une infidélité qui s’est donc soldée par un de ses rares mauvais films, se rattrape de la plus belle des manières. Il nous offre avec The Sandpiper non seulement l’une de ses œuvres dramatiques les plus émouvantes mais également un sommet de sa filmographie, un drame adulte d’une intelligence fulgurante même s’il ne jouit pas nécessairement d’une flatteuse réputation. Un film magnifique à réévaluer de toute urgence après qu'il a été dans l’ensemble assez mal considéré par une majorité de critiques, surtout à l’époque de sa sortie et y compris par ses plus ardents thuriféraires comme Dominique Rabourdin qui parlait d’un film "peut-être trop ambitieux" et par Minnelli lui-même qui était toujours réticent à son égard dans son autobiographie. Quant à ceux (les plus nombreux) qui comparaient le film à un vulgaire roman-photo, j'en reste bouche bée et j’aurais vraiment du mal à pouvoir leur rétorquer quoi que ce soit tellement - surtout connaissant parfaitement bien l’œuvre du réalisateur - il en est au contraire totalement antinomique, notamment et surtout de par la profondeur de son scénario.

A la suite du superbe mais dispendieux Cléopâtre de Joseph Mankiewicz pendant le tournage duquel s’est formé le sulfureux couple constitué par Richard Burton et Liz Taylor - une véritable aubaine pour la presse à scandales -, la réunion de ces deux immenses comédiens aura à nouveau lieu à une dizaine de reprises : le film de Minnelli sera le plus mémorable avec également mais dans un tout autre ton, Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who's Afraid of Virginia Woolf) de Mike Nichols. Mais en 1965, ce sera le producteur Martin Ransohoff, encouragé par les deux stars, qui pensera à adapter une nouvelle qu’il avait lui-même écrite. C’est à William Wyler que l’on en fera la demande en premier mais celui-ci déclinera la proposition après que Richard Burton a lui aussi été envisagé pour réaliser le film. C'est donc entre les mains de Minnelli qu’échoit le projet malgré le fait qu’il ait été moyennement séduit par le scénario qu’il jugeait simpliste. L’enthousiasme de Taylor et Burton ainsi que l’attrait pour le magnifique site sauvage de Big Sur lui font néanmoins changer d’avis. Et bien sûr, les deux vedettes restent au casting après que d'autres noms ont été avancés comme ceux d'Arlene Dahl, Deborah Kerr, Burt Lancaster ou encore Christopher Plummer.

The Sandpiper (qui est aussi le nom d’un fragile oiseau de la région, dont l'un d'entre eux va être soigné par Laura, sorte de symbole de la fragilité du libre arbitre et de la difficulté à prendre son envol) commence par le plus beau générique de la carrière du cinéaste avec - sur un magnifique thème de Johnny Mandel, le célèbre The Shadow of Your Smile - de sublimes plans d’hélicoptère sur cette sorte de bout du monde paradisiaque que représente la région de Big Sur, côte californienne entre Los Angeles et San Francisco avec ses plages, ses plateaux et ses grosses vagues déferlantes caressées amoureusement par la caméra du cinéaste, ses maisons acrobatiquement accrochées sur ou sous les falaises au bord de la Pacific Road Highway. Le regretté Bertrand Tavernier décrivait d’ailleurs ainsi ce pré-générique : "Petit poème de l'eau, du sable et de la nature sauvage". Et Minnelli ne s’était effectivement jamais autant arrêté sur les paysages naturels que dans ce film, même s’il nous avait déjà fait pressentir ses immenses talents de "paysagiste" avec par exemple le tout aussi mésestimé La Roulotte du plaisir (The Long, Long Trailer), une œuvre certes mineure mais néanmoins étonnante de la part d’un cinéaste qu’on avait du mal à imaginer signer une pareille comédie qui ne ménageait aucun de ses protagonistes et se révélait redoutablement grinçante.

Mais revenons-en à notre Chevalier des sables - dont il est cocasse de savoir que les intérieurs ont eux été tournés pas loin de chez nous, aux studios de Boulogne-Billancourt - et surtout aux trois protagonistes qui occupent le devant de la scène dans cette bouleversante et difficile histoire d’amour et d’adultère entre un homme d’Eglise et une femme aux idées larges totalement libre. La femme, c’est Laura Reynolds que campe admirablement une Liz Taylor au faîte de sa pulpeuse beauté. Une artiste sans tabous et d’une rare franchise, une féministe convaincue qui a décidé de quitter le père de son enfant une fois son fils né pour ne pas avoir à supporter ni la mainmise d’un mari machiste ni un quelconque conformisme social et ainsi pouvoir rester libre de vivre comme elle l’entend, de gagner sa vie de sa passion (la peinture) et d’éduquer son enfant à sa manière, c’est-à-dire en dehors du système scolaire traditionnel bien trop formaté à son goût : « Oh, aside from raising Danny, most of all I want to know myself, to be myself. » Une vie de bohème qui convient aussi bien à la mère qu’à son fils mais qui est évidemment assez mal vue de la bonne société, d’autant que Laura a de nombreuses aventures et notamment avec des hippies. Abondantes relations qu’elle commence à regretter d’autant qu’elle est totalement lucide sur le fait que celles-ci sont purement charnelles et que pour les hommes elle ne représente au final qu’un objet sexuel. Après que son fils a commis en toute innocence quelques légères infractions à la loi, Laura se voit obligée par la justice de confier son jeune garçon d’une dizaine d’années à une institution religieuse. « My son is not disturbed ! He's not disturbed at all ! He's a healthy, normal boy because he hasn't been brainwashed ye t! And I aim to see that he stays that way ! »

Cette école est dirigée par un pasteur tout à fait respectable mais dont la foi n'est pas exempte de doute, Edward Hewitt, remarquablement interprété par un Richard Burton qui avait déjà revêtu les habits ecclésiastiques l’année précédente dans La Nuit de l’iguane de John Huston, savoureuse adaptation de Tennessee Williams. Mais alors que dans ce dernier Burton cabotinait avec jubilation, il montre dans le film de Minnelli qu’il pouvait au contraire aussi faire preuve d’une étonnante sobriété lorsque le rôle l'exigeait. Hewitt, un homme qui a tout pour être heureux d’autant que marié avec une femme non seulement aimante et aidante mais également belle et intelligente (excellente Eva Marie Saint, l’inoubliable héroïne de La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock). Très bonne idée des auteurs de ne pas avoir fait de cette femme une bigote ou une femme laide ou acariâtre, auquel cas l’adultère à venir aurait été plus "compréhensible" ou "excusable" par les spectateurs. Mais on en est conscient depuis bien longtemps : le manichéisme et la facilité n'ont jamais fait partie de l'ADN des deux scénaristes, ni de Vincente Minnelli ; et tant mieux ! Malgré donc ce mariage qui semble tout à fait harmonieux, la personnalité de Laura - sans que cette dernière ne cherche à le séduire - va totalement envoûter l’homme d’Eglise au point de le faire vaciller non seulement dans ses croyances - que Laura met sans arrêt à mal en considérant la religion comme du "surnaturel irraisonnable" - mais va également faire se briser son vœu de fidélité envers son épouse.

En plus de cette histoire d’amour, le film brasse dans le même temps - sans prêchi-prêcha et grâce à de magnifiques dialogues - d’innombrables autres thématiques comme la foi, la religion, l’art, la place de la femme dans la société (« Look, a man is always a husband, and a father, and something else, like a doctor. A woman is a wife, and a mother, and what else ? A nothing. The "nothing" is the thing that kills her. And you don't care. You want her to stay just the way she is. Fertile and unfulfilled, then in her place »), la sexualité ou l’éducation. Le scénario aurait pu sembler vouloir en faire beaucoup trop à la fois mais le duo blacklisté formé par Dalton Trumbo et Michael Wilson - à l’exception de quelques séquences paraissant parfois un peu trop chargées sans néanmoins que cela ne plombe jamais l’ensemble - a réussi à écrire un script constamment passionnant, riche de par ses thèmes sans jamais paraître indigeste, et émouvant de par sa love story, même si l’omniprésence du couple de stars finit par faire que certains personnages se retrouvent sacrifiés au passage comme celui du jeune fils de Liz Taylor. Mais cela constitue une broutille face à ce modèle de construction dramatique, ce scénario aussi dense que fluide. Et puis ressentir à nouveau ces sentiments de doux anarchisme chez un cinéaste aussi raffiné fait toujours autant de bien : jugez par ce dialogue entre Laura et le juge après que son fils a commis quelques infractions à la loi :

Laura: « As he grows up, he'll learn that there are good laws, and bad ones. He'll respect the good ones. »
Judge Thompson : « And disobey the bad ones ! »
Laura : « At least I hope he does. »

La direction d’acteurs, juste et précise, mérite tout autant les éloges : le couple Taylor/Burton est constamment crédible, l’alchimie qui s’en dégage est prégnante, et Eva Marie Saint dans le rôle de la femme trompée est également admirable. Parmi les seconds rôles, on retrouve avec plaisir un Charles Bronson dans un personnage inhabituel - pour sa part - d’un hippie athée aux idées avancées, ou encore Robert Webber dans un rôle à peu près équivalent à celui de Walter Matthau dans le sublime Liaisons secrètes (Strangers When We Meet) de Richard Quine (l’autre chef-d’œuvre hollywoodien sur le thème de l’adultère), à savoir celui d'un monstrueux phallocrate voire même d'un prédateur sexuel qui se cache sous une apparente bonhomie. Enfin, à ses personnages, on pourrait en rajouter un autre presque tout aussi essentiel : la région de Big Sur, cette zone côtière de la Californie qui donne au film un ton mélancolique tout à fait particulier et dont Minnelli semble très certainement être tombé amoureux, tout comme le directeur de la photographie Milton R. Krasner qui nous offre à l'occasion des images somptueuses. Minnelli filme d’ailleurs tout ceci avec un lyrisme élégiaque, avec élégance, délicatesse et discrétion ; car The Sandpiper ne fait pas partie de ses mélodrames flamboyants du style Celui par qui le scandale arrive (Home from the Hill) même si la passion est bel et bien présente mais comme en sourdine. Il s’agit plutôt ici, plus que d'un mélo, d'un drame intimiste plein de tact, doux et assez sobre comme pouvait l’être Thé et sympathie, l’autre film de Minnelli dont il se rapproche le plus par le ton, l’atmosphère, la peinture des sentiments et la douceur de la mise en scène.

Car cette histoire passionnelle d’une sensibilité à fleur de peau, qui aura ébranlé les convictions de chacun de ses protagonistes et aurait pu tourner à la tragédie, finira néanmoins sur une note "apaisée" même si l'on ne peut pas vraiment parler de happy-end. Dans ce drame d’une grande pudeur et d’une remarquable finesse, l’émotion est constamment présente malgré les innombrables thèmes abordés et la gravité du propos sans que ces deux éléments n’apportent une quelconque pesanteur ; et puis on ne va quand même pas se plaindre d’un scénario aussi riche alors que c’est souvent le contraire qui est pointé du doigt. Revoir aujourd’hui cette ode à la liberté et ce monument de progressisme, ce film d'une intelligence exceptionnelle, d’une intense mélancolie, d'une extrême tendresse et d'une incomparable et envoûtante douceur qu'est Le Chevalier des sables me conforte encore aujourd’hui dans le fait de considérer Minnelli comme étant l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma. Et pour en terminer avec ce film d’une modernité et d’une humanité toujours aussi incroyables soixante ans après, François Guérif écrivait à son propos : "Il me paraît être un témoignage de sérénité : les êtres les plus exaltés y apprennent à vivre en tenant compte des autres, le rêve donnant au monde réel la beauté nécessaire pour que l’homme puisse y vivre."

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 6 avril 2022