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Critique de film
Le film
Affiche du film

Thé et Sympathie

(Tea and Sympathy)

L'histoire

Tom Lee, un étudiant de 17 ans, est plus attiré par la littérature et les arts que par les sports trop violents à son goût pratiqués dans son internat. À part l’amitié sans préjugés que lui témoigne son seul camarade Al, Tom se trouve marginalisé par les autres garçons du pensionnat qui l’ont cruellement surnommé « sœurette ». Heureusement, il sympathise bientôt avec Laura Reynolds, la femme du professeur de gymnastique, qui éprouve elle-même quelques difficultés relationnelles avec un mari conformiste et fruste.

Analyse et critique

Vincente Minnelli relève un défi immense en transposant à l'écran la pièce éponyme de Robert Anderson, jouée à Broadway à partir de 1953. Le projet est proposé à Minnelli par le producteur Pandro S. Berman avec lequel il vient de collaborer sur La Vie passionnée de Vincent Van Gogh. Robert Anderson signe lui-même le scénario adaptant sa pièce et, censure oblige, devra évidemment gommer toute allusion explicite à l'homosexualité quant à la nature du jeune Tom Lee. Ce qui pourrait paraître trop prude aujourd'hui s'avère en fait un choix judicieux par lequel  le film délivre un message universel sur la différence et questionne en fait l'identité masculine. Faire explicitement de Tom Lee un personnage gay aurait entraîné une dichotomie maladroite entre l'homme ordinaire décérébré, viril et macho et celui délicat, sensible et cultivé qui est forcément homosexuel. Ici l'ambiguïté demeure dans les évènements et dans les attitudes des personnages tout en sécurisant le scénario pour la censure (l'allusion finale au mariage de Tom), ce qui n'empêchera pas le film d'être interdit au Royaume-Uni à sa sortie.

Dès l'ouverture (passée l'introduction du flash-back), la solitude des deux héros se distingue à travers les deux espaces qui constitueront leur lien mais aussi leur impossible rapprochement. Tom (John Kerr) joue seul de la guitare dans sa chambre d'étudiant, observant à sa fenêtre Laura Reynolds (Deborah Kerr) cultiver son jardin. L'isolement de l'un par rapport à ses camarades, absents en cette journée ensoleillée, et celui de l'autre abandonnée par son mari, qui préfère les atmosphères bruyantes et viriles de ces mêmes étudiants plutôt que la promiscuité de son épouse, s’amorce tout en exposant la relation tendre entre Tom et Laura. Tom, jeune homme n'ayant pas connu l'affection maternelle ni la douceur d'un foyer, se sentira ainsi proche de Laura, qui comprend et partage sa sensibilité artistique tout en plaquant aussi sur lui le souvenir d'un premier époux prématurément disparu au même âge. Les tabous et les codes du monde extérieur s'estompent lorsqu'ils sont ensemble, à l'image de cette robe de théâtre que Laura rajuste pour Tom qui la revêt sans honte. Pourtant la liberté de ton présente dans le jardin s'estompe lorsqu'on entre dans la demeure qui les ramène à leur "statut" : lui l'étudiant devant demeurer détaché et insouciant, et elle l'épouse et la maîtresse de maison ne devant offrir que thé et sympathie à ses hôtes. La gêne lors d'une amorce de leçon de danse, la porte devant rester ouverte pour éviter toute promiscuité suspecte, tout cela exprime déjà le poids du regard des autres avant que l'environnement se révèle pleinement.

La logique de groupe et de ses comportements machistes constitue un obstacle à l'épanouissement des deux personnages. Jusque-là neutre pour ses camarades, Tom en affichant ses aptitudes à la couture en compagnie de femmes (qui partagent les mêmes stéréotypes, l'une lui disant en riant qu'il ferait une parfaite épouse) s'attire l'opprobre des autres étudiants, qui le qualifient du surnom infamant de « sister boy » et lui réservent désormais leurs brimades. Ces codes virils dessinent un cadre oppressant pour Tom, Minnelli jouant de l'origine théâtrale de l'histoire pour rendre le film de plus en plus étouffant à travers les différents rites d'apprentissage tel ce bizutage nocturne violent et cruel. Les adultes y voient un ordre naturel des choses destiné à faire de ces jeunes gens des hommes, et l'on en voit le triste résultat chez eux entre le père de Tom (Edward Andrews), honteux d'avoir engendré une "mauviette", et le professeur de sport et époux de Laura (Leif Erickson), incapable de manifester la moindre affection ou terriblement maladroit quand il s'y essaie. Ce cadre machiste s'avère d'ailleurs assez uniforme ; impossible de réellement distinguer un étudiant (hormis le compagnon de chambre joué par Darryl Hickman) parmi cette nasse de silhouettes bourrues et coiffures en brosse à la mode dans ce monde de sportifs, et chez les adultes le même mimétisme chargé de testostérone joue aussi (voir les retrouvailles entre l'époux de Laura et le père de Tom, ancien compagnon de chambrée).


Aux prémices de la vie d'adulte, comme à ce qui constitue l'un de ses accomplissements avec le mariage, le paraître machiste empêche toute sensibilité. La profonde délicatesse du récit se ressent autant dans la détresse que dans les rares moments chaleureux. John Kerr exprime magnifiquement ce mal-être, figure gauche et rêveuse loin des préoccupations terre-à-terre de son entourage. L'alchimie avec une merveilleuse Deborah Kerr (les deux reprennent les rôles qu'ils tenaient déjà dans la pièce) fonctionne pleinement, dessinant une captivante ambiguïté dans la tendresse de leur relation. Mère de substitution ou possible amante compréhensive pour Tom, Laura voit également en lui un fantôme du passé mais aussi un compagnon plus attentif que son propre époux. Tous ces sentiments contradictoires se ressentent lors de la scène où Laura tente d'empêcher Tom de prouver sa virilité en allant voir la peu farouche Ellie Martin (Norma Crane). Les confessions, les rapprochements physiques maladroits et la séduction implicite de la séquence provoquent un trouble certain mais sans concrétisation dans l'espace inquisiteur de la maison. La gaucherie de Tom relève autant de l'homosexualité latente que de l'inexpérience qui ne peut se surmonter qu'à travers de vrais sentiments, la cauchemardesque tentative d'étreinte avec Ellie Martin constituant le pendant inversé de la scène précédente pour réveiller les démons complexés de Tom.


Vincente Minnelli aura grandement contenu son sens du lyrisme jusque-là, si ce n'est par petites touches avec le frémissement du Technicolor lors des scènes dans le jardin. C'est dans le drame final qu'il laisse progressivement s'exprimer sa veine opératique, que ce soit dans la stylisation du décor en studio (Laura observant de sa fenêtre à travers la pluie les néons du motel où Tom s'apprête à commettre l'irréparable) ou dans les éclairages baroques de John Alton faisant de ce motel un lieu de tourments pour Tom. Comme souvent avec Minnelli, c'est dans la fuite que s'épanouiront les personnages, vers un ailleurs onirique constituant un espace mental où tout est enfin possible. L'ombre de Brigadoon (1954) plane sur la forêt féérique où vont enfin pouvoir s'aimer Tom et Laura. La lenteur et les hésitations de ce rapprochement expriment autant la maladresse et l'émotion que le sous-texte homosexuel, la scène d'amour signifiant autant un sincère rapprochement charnel qu'une manière pour Laura de "sauver" Tom en le rassurant sur sa masculinité que n'interdit pas son caractère sensible. Le retour au présent final, altérant le décor d’un jardin de textures chromatiques plus automnales, exprime magnifiquement la force de cette relation, qui existe désormais par la nostalgie à la fois fantasmée (le récit que l'on vient de voir venant sans doute de la vision idéalisée du livre de Tom) et réelle (la lettre de Laura dont le "sauvetage" aura aidé Tom à surmonter sa différence sans l'effacer, cela reste sous-jacent). Thé et sympathie est une grande réussite pour Minnelli qui parvient à tirer une œuvre magnifique d'un matériau difficile sans le dénaturer.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 9 février 2017