L'histoire
Dans les années 70, Raoul Duke, journaliste, et son avocat de Dr Gonzo, partent pour Las Vegas, le coffre de leur voiture bourré de drogues interdites. Mais rapidement, leur voyage se transforme en un enchaînement de délires hallucinatoires.
Analyse et critique
Dans les premiers films de Terry Gilliam, le pouvoir de l’imaginaire constitue une échappatoire aux maux intimes de ses personnages, dans une tonalité de plus en plus profonde et intense. Il s’agit de fuir l’ennui de la normalité pour l’enfant de Bandits, bandits (1982), s’extraire d’un monde kafkaïen et totalitaire pour l’employé de bureau de Brazil (1985), ou de défier la peur de la vieillesse, de l’oubli et de la mort elle-même dans Les Aventures du Baron de Münchausen (1988). Les œuvres suivantes bousculent l’aura naïve, rêveuse et épique de cette « trilogie » pour imprégner cette fuite dans l’imaginaire de questionnements davantage rattachés à leur époque tout en poursuivant l’étude de personnages en crise. Le propos social s’entremêle à la faille psychique pour dépeindre la folie douce du « Roi pêcheur » Robin Williams dans Fisher King (1991), et le récit SF se croise à tout le pessimisme paranoïaque des années 90 dans le voyage temporel de L’Armée des douze singes (1996). Las Vegas Parano en est une synthèse passionnante dans laquelle la réalité tout comme l’imaginaire constituent désormais des lieux tout aussi inquiétants et désespérés, interdisant toute fuite rêvée ou tangible.
Il s’agit de la concrétisation d’un projet de longue haleine, l’adaptation du roman autobiographique éponyme de Hunter S. Thompson publié en 1972. Thompson y popularisait l’écriture « gonzo », forme de journalisme dont le sujet principal importe moins que les à-côtés et la subjectivité du narrateur y trouvant un prétexte à la description d’un sentiment plus global, mais aussi d’une expérience personnelle. Las Vegas Parano est le plus culte des écrits de Thomson dans cette veine et sera très vite envisagé pour une adaptation cinématographique. Les candidats pour interpréter le duo de héros (Marlon Brando et Jack Nicholson, Dan Aykroyd et John Belushi) et les réalisateurs (Ralph Baskshi y voyant des possibilités pour un film d’animation, Alex Cox renvoyé par la production après avoir finalisé casting et scénario) se multiplieront au fil des ans avant que Terry Gilliam intègre en urgence le projet et se le réapproprie en réécrivant le scénario en une semaine. Avant son arrivée, Hunter S. Thompson avait adoubé Johnny Depp après l’avoir rencontré, et imposé à la production (au détriment de John Cusack initialement envisagé) comme le seul apte à l’interpréter à l’écran. Depp va longuement partager le quotidien de Thompson afin de travailler son mimétisme sur lui, et les deux hommes se lieront d’une profonde amitié.
Las Vegas Parano dépeint la réelle folle épopée de trois jours à Las Vegas de Raoul Duke (Johnny Depp) et son acolyte et avocat Dr Gonzo (Benicio Del Toro), le temps d’un reportage supposé couvrir une course de moto. Les opiacés multiples et divers consommés et transportés par le duo imprègnent la tonalité du récit, chaque drogue correspondant à une expérimentation formelle pour Gilliam, ainsi qu’à un sentiment lorgnant ou basculant toujours plus dans l’angoisse et le malaise. Le cadre kitsch et grandiloquent de Las Vegas prend un tour grotesque, cauchemardesque et outrancier en étant traversé dans tous les environnements possibles. Dinner miteux, chambres d’hôtels saccagées, casinos luxuriants, tout est passé au filtre déformant du point de vue des deux personnages en pleine montée ou descente de substances. La voix-off omniprésente de Raoul Duke permet de questionner l’environnement découlant de cette fuite en avant opiacée. La construction du film passe d’une première partie tout en excès délirants et éreintants, à une bascule plus calme mais pas moins inquiétante dans la seconde.
Les drogues et notamment l’acide étaient le vecteur d’une émancipation spirituelle, existentielle et politique se fondant dans une grande utopie libertaire visant à changer le monde. Les rêves artificiels ne s’inscrivent plus dans un tout cherchant à bouleverser le réel, même pas à le fuir, mais à l’altérer et s’en astreindre. Terry Gilliam s’inscrit pleinement dans cette génération et connaît bien cette Amérique hippie qui vit ses rêves brisés sous les drames et les désillusions politiques - et qu'il a fuit pour s'accomplir artistiquement en Europe. La narration chaotique est entrecoupée de ces réflexions, la bande-son rock est davantage en sourdine que tonitruante et les situations sont plus sordides qu’amusantes – sachant que le livre et en seconde couche le film censurent grandement les agissements véritables de Raoul Duke et Dr Gonzo. En effet, après avoir justifié par l’environnement de Las Vegas puis le contexte social l’attitude de ses protagonistes, Gilliam incrimine également le duo dans cette fuite en avant.
Les drogues décloisonnent plutôt que provoquent une brutalité, un machisme et une perversion en germe débouchant sur nombre de situations glauques notamment envers les femmes. Un flirt avorté (Cameron Diaz), une jeune femme mineure exploitée (Christina Ricci), une femme de chambre agressée (Jenette Goldstein) ou une serveuse menacée (Elaine Barkin) donnent lieu à des séquences où Gilliam révulse par l’excès d’effets ou au contraire leur retenue (la sobriété de la scène avec Ellen Barkin la rend d’autant plus marquante) pour exprimer le comportement toxique des deux comparses en roue libre. Benicio Del Toro est un ours placide pouvant à tout moment sortir de sa torpeur pour vous menacer d’un revolver ou d’un couteau, Johnny Depp est une puce gesticulante dont la nervosité vampirise l’environnement.
Les deux acteurs impressionnent dans le lâcher-prise et la transformation physique les rendant méconnaissable. L’expérience de Terry Gilliam pour offrir une ampleur plus grande à ses budgets modestes opère à plein ici à travers le parti pris halluciné. Les effets stroboscopiques, l’usage du grand angle, les contreplongées déroutantes, éléments coutumiers de son cinéma, sont poussés ici à leur paroxysme pour nous immerger dans cet authentique bad trip. Le réalisateur signe là sa dernière authentique et pleine réussite avant des années plus difficiles où il n’y aura guère que L'Imaginarium du docteur Parnassus (2009) à la hauteur de son talent.
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las vegas parano
Blu-Ray
Sortie le 20 mai 2025
L'Atelier d'Image