Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Fisher King, le roi pêcheur

(The Fisher King)

L'histoire

New York, au début des années quatre-vingt-dix. Jack Lucas (Jeff Bridges) est un animateur de radio insolent et imbu de lui-même. Mais il sombre totalement le jour où il apprend qu’un de ses speechs haineux a poussé un déséquilibré à faire un carnage dans un bar huppé. Devenu depuis une loque, vivotant au crochet d’une femme (Mercedes Ruehl) qui gère un petit vidéo-club, Jack, une nuit, est sauvé d’une agression par Parry (Robin Williams), clochard illuminé qui se prend pour un chevalier en quête du Graal. Lorsqu’il apprend par hasard que Parry est un ancien professeur d’histoire médiévale devenu fou suite à la mort de son épouse dans le carnage, Jack veut se racheter en aidant le clochard dans sa quête.

Analyse et critique


Pour punir Hercule un peu plus, les dieux de l’Olympe auraient pu lui donner un treizième Travail : mettre en scène Les Aventures du Baron de Munchausen. Ayant survécu à cette douloureuse épreuve, Terry Gilliam décide de revenir pour son film suivant à des proportions plus raisonnables. Si le tournage catastrophe de Munchausen suscite la méfiance des producteurs hollywoodiens, ceux-ci, heureusement, n’oublient pas que Gilliam est l’auteur d’un film devenu culte en vidéo, Brazil, et surtout qu’il a cartonné au box-office quelques années plus tôt avec une fantaisie à petit budget, Bandits, bandits. C’est pourquoi les productrices Debra Hill et Lynda Obst n’hésitent pas à lui transmettre le scénario prometteur d’un nouveau venu, Richard LaGravenese, intitulé The Fisher King, une variation tragi-comique sur la quête du Graal dans le New York contemporain. Ce scénario est évidemment une aubaine pour Gilliam : non seulement il y retrouve sa thématique favorite, à savoir le combat entre l’imaginaire et la triste réalité, mais en plus cette thématique s’insère dans une histoire émouvante, à hauteur d’hommes et de femmes, avec des dialogues savoureux. C’est exactement ce dont il a besoin à ce moment-là pour se prouver qu’il peut faire autre chose que des projets complètement délirants.



Mais Gilliam est un auteur puissant qui ne peut s’empêcher, comme tous les auteurs puissants, de faire toujours la même œuvre, prisonniers qu’ils sont d’une unique obsession, taillant toujours le même bloc de marbre, cherchant la forme idéale sous différentes facettes. Ainsi, sans le vouloir, Gilliam retrouve le fantôme de Sam Lowry à travers Parry et creuse un peu plus la problématique du personnage, comme si, sorti de l’asile à la fin de Brazil, on suivait Sam dans son douloureux (et impossible ?) retour à la vie quotidienne. De même, Parry cherchant à impliquer Jack dans ses délires semble la réincarnation contemporaine du Baron de Munchausen, avec tout ce que cela contient de désespoir rentré devant le manque d’imagination des autres. Disons-le clairement : Gilliam a toujours été plus ou moins désespéré du monde contemporain, mais il l’est devenu de plus en plus à partir des années Reagan. En 1991, pour son retour sur ce sol natal qu’il déteste, Gilliam profite du script de LaGravenese pour régler ses comptes avec l’Amérique des Yuppies et son culte de l’argent. Caricaturiste de génie, considérant la société de consommation comme une prison infâme et ridicule, il décide de filmer Fisher King dans un style baroque digne de La Soif du mal de Welles. Du début à la fin, grâce à l’apport de son chef-opérateur de Brazil, Roger Pratt, Gilliam nous « agresse » et nous fait rire, faisant de New York un véritable cachot médiéval : plongée sur Jack dans sa sombre station de radio aux éclairages striés comme des barreaux de fer ; plongée sur la cave miteuse et insalubre où survit Parry, « habitat » dominé par des tuyaux monstrueux ; grand angle comique (c’est la vue subjective d’un Jack bien imbibé !) sur le vidéo-club « labyrinthique » et ses clients paumés ; grand angle délirant sur l’antre dantesque des clochards, « cour des Miracles » cachée sous un pont ; contre-plongée stylisée sur une statue guerrière dominatrice (préfigurant le célèbre Chevalier Rouge qui hante Parry) ; contre-plongées outrées sur l’imposant pont de Brooklyn barrant l’horizon nocturne ou sur un « château-fort imprenable » en plein New York... Malgré ses nombreuses scènes diurnes, qui dégagent toutes, via le regard troublé de Jeff Bridges, une ambiance désolante de gueule de bois, le film donne une impression d’enfer sur Terre et de nuit perpétuelle.



On pourrait alors reprocher au cinéaste d’en faire trop : trop de grands angles justement, trop de plongées et de contre-plongées, trop de baroque, trop de Chevalier Rouge au ralenti pour symboliser le traumatisme de Parry, alors qu’après tout le récit se penche sur la solitude des êtres et leur drame intérieur, mais ce serait oublier que, d’une part la dimension mythologique « au premier degré » est voulue par le script (à tel point qu’un James Cameron a pu s’y intéresser au tout début du projet), et que, d’autre part, Gilliam se maîtrise parfaitement : lorsqu’il filme les scènes de couple, notamment en intérieurs, il se montre d’une grande sobriété, se concentrant en plans longs sur ses merveilleux comédiens, leur laissant toute la place pour donner un vécu émouvant à leur personnage, vécu fait de défauts, de fragilité et de désillusion. Si on nous avait dit, au moment de Brazil et Munchausen, que Gilliam serait aussi bon pour filmer les déchirements d’un couple banal dans un intérieur étriqué (amenant Mercedes Ruehl à se dépasser et à gagner un Oscar du second rôle), nous aurions été sacrément surpris ; mais après tout, en y réfléchissant bien, les quelques scènes romantiques de Brazil entre Jonathan Price et Kim Greist étaient aussi pleinement matures, émouvantes et sincères, annonçant bien, par ailleurs, la superbe déclaration d’amour de Parry à Lydia (Amanda Plummer). On retrouvera ce Gilliam romantique dans L’Armée des douze singes, son film suivant, au détour d’un hommage formidable à Vertigo.


En fait, dans Fisher King, Gilliam fait ce qu’il faut : par ce style ébouriffant en extérieur, il rend magique la triste réalité, et épouse ainsi totalement l’état d’esprit de Parry, qui cherche à faire de même pour lui et son entourage. Dans cette quête du Graal qui est le don de soi, Fisher King, heureusement, n’est jamais sentencieux, niais ou moralisateur. L’humour ici est roi, à l’image de ce Graal tant convoité par Parry et qui n’est qu’une coupe kitsch de Rotary Club. Mais notons que cette coupe dérisoire, dérobée par Jack au prix de grands efforts, atteint quand même son but : remplir une âme qui était vide.


L’humour est la politesse du désespoir, paraît-il, et ce n’est pas le regretté Robin Williams qui aurait dit le contraire : ici, ses regards soudainement tristes, entre deux délires, nous bouleversent, tant on sent qu’ils ne viennent pas seulement de la solitude de son personnage mais de quelque chose de plus intime et de plus caché chez lui, en tant qu’homme. Grâce à Williams, et aux autres comédiens à fleur de peau, Fisher King est tout simplement le film le plus humain et le plus émouvant de Terry Gilliam.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 21 octobre 2021