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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Aventures du Baron de Munchausen

(The Adventures of Baron Munchausen)

L'histoire

Au XVIIIe siècle, dans une ville d'Europe centrale assiégée par les Turcs, une troupe théâtrale joue Les Aventures du Baron de Munchausen. Le vrai baron, scandalisé, interrompt bientôt la représentation pour faire vivre au public ses incroyables aventures et tenter de sauver la cité en péril...

Analyse et critique

Annoncé juste après le génial Brazil, Les Aventures du Baron de Munchausen (que nous appellerons Munchausen tout court pour plus de commodité) a été pour beaucoup de cinéphiles le projet le plus attendu des années quatre-vingt. Nous imaginions en effet un poème gigantesque, LE poème cinématographique, Fellini croisé avec Abel Gance, une folie sur pellicule, un Messie en images. A l’arrivée, nous avons eu effectivement un film formidable (c’est déjà beaucoup), mais sans doute pas le chef-d’œuvre absolu que l’on espérait. On connaît la raison : le tournage de Munchausen a été pour Terry Gilliam un calvaire, un enfer, un traumatisme, le premier avant celui de L’Homme qui tua Don Quichotte en 2000, mais au moins, dans ce dernier cas, le calvaire a été interrompu !


Ce calvaire de Munchausen est dû essentiellement à deux raisons. Première raison : sur le papier, le cinéaste a vu trop grand ; il voulait par exemple faire construire un échiquier géant avec, pour pions, des éléphants équipés d’une tour ; ou bien, autre projet fort raisonnable, il désirait montrer une civilisation grandiose, avec des milliers de figurants, pour l’épisode lunaire. Face à l’impossibilité matérielle et/ou financière de réaliser ces scènes, il a dû revoir son scénario en catastrophe, en plein tournage, réduisant ses ambitions, supprimant purement et simplement la scène de l’échiquier, trouvant des équivalents plus théâtraux et plus poétiques pour le voyage dans la Lune (un univers faux, littéralement un royaume en carton pour un Robin Williams / Ray D. Tutto totalement déchaîné !). Seconde raison : la co-production anglo-américano-italo-germanique (ouf !) a manqué pour le moins de cohésion, voire s’est montrée incompétente et malhonnête selon le cinéaste : budget insuffisant (il aurait fallu cinquante millions de dollars, l’équipe en a eu moitié moins) planning mal conçu, promesses d’investissement non tenues par le producteur allemand Thomas Schühly, costumes non livrés au bon moment pour le tournage extérieur en Espagne, voire carrément vol de matériel et détournement d’argent à Cinecittà.


Il faut préciser à nos plus jeunes lecteurs qu’en ces temps préhistoriques, les images de synthèse, seules capables de réaliser pleinement les rêves les plus fous de Gilliam, étaient encore balbutiantes. Mais de toute manière, le film aurait beaucoup perdu avec ce type d’image numérique : non seulement, à quelques exceptions près, les effets numériques prennent vite un coup de vieux (voir la colonne d’eau d’Abyss par exemple, conçue à la même époque), mais le fait de réaliser la plupart des effets « en dur », même si cela a engendré du sang, de la sueur et des larmes pour Gilliam et son équipe, donne un superbe cachet artisanal à Munchausen, un côté « concret » qui colle parfaitement avec les trucages naïfs et spectaculaires, pleins de lourdes machineries, de certaines scènes théâtrales du 18e siècle, époque où se déroule l’histoire. Nous avons d’ailleurs une merveilleuse apparition de ces anciennes machineries au début du film, lorsque la troupe théâtrale joue Les Aventures du Baron de Munchausen dans une savoureuse mise en abyme : souffleries, vagues en carton, galion miniature, Léviathan avec mâchoire amovible...


Même si le travail sur les décors (signés Dante Ferretti) et les costumes (signés Gabriella Pescucci) est magnifique et a été à juste titre nommé aux Oscars, Gilliam a été totalement déprimé et amoindri pendant le tournage : empêtré dans la complexité de ses trucages en direct, ne s’entendant pas avec le grand directeur de la photo de Fellini, Giuseppe Rotunno, celui-ci régnant en seigneur sur son équipe de techniciens et n’en faisant qu’à sa tête (avec un résultat superbe, évidemment), Gilliam renonça la plupart du temps à ses mouvements de caméra virtuoses et à l’extrême fluidité qui font tout le vertige de Brazil. Seuls deux mouvements sont vraiment dignes de ce dernier film : au début, le mouvement de grue qui s’envole pour rejoindre au sommet de la cité la statue sinistre et effrayante de la Grande Faucheuse ; à la fin, lors de la bataille finale, le travelling arrière démentiel qui s’éloigne à toute vitesse du baron sur l’échafaud pour dévoiler les rangs interminables de l’armée turque.


Mais le plus souvent, Gilliam, dépassé, « plante » sa caméra et se contente de mettre de la folie dans l’image, ce qui, encore une fois, est déjà beaucoup : comment oublier par exemple cette montgolfière en culottes de soie qui s’envole au-dessus des remparts ? comment oublier l’image du baron (John Neville) et de ses compagnons s’attachant littéralement au croissant de Lune ? comment oublier la valse aérienne du baron et de Vénus (Uma Thurman, suffocante) au milieu des nuages moutonneux et des anges potelés ? comment oublier ces admirables chorégraphies à cheval entre le baron et les Turcs ? ou même la course folle de Berthold (Eric Idle) après une balle de fusil qui vient d’être tirée ? Par ailleurs, il n’est pas interdit de voir dans la « stagnation » de certaines scènes dans le vieux théâtre délabré (plans trop longs avec comédiens qui cabotinent) un choix volontaire du cinéaste, afin d’accentuer la plus grande liberté des scènes de fantaisie. C’est peut-être aussi le cas pour les plans fixes et en plongée sur Vulcain (Oliver Reed) qui accusent justement sa « médiocrité » et sa petitesse face à son épouse Vénus, qui, elle, a droit à de sublimes envolées en plan large et en contre-plongée. En revanche, cette stagnation de la caméra est beaucoup plus ambiguë dans les scènes de retrouvailles à l’intérieur du Léviathan : la fixité un peu languissante sur les personnages jouant aux cartes est-elle volontaire ? Gilliam n’était-il pas aussi usé qu’eux à ce moment-là ?...



Ainsi, Munchausen offre au cinéphile un spectacle en dents de scie, une manière de montagne russe qui, en réalité, n’est pas sans saveur et sans intérêt : on passe de la déception à l’admiration au détour de chaque scène, voire de chaque plan ; autrement dit : on passe exactement par les mêmes étapes que les personnages, à commencer par le vieux Baron et la jeune Sally (Sarah Polley), qui menacent toujours de perdre la foi et la retrouvent par miracle à la minute suivante ! Cette interpénétration entre les sentiments des personnages et les nôtres est totalement voulue par Gilliam : tout dans Munchausen est une question de croyance, d’espoir, de foi, c’est le sujet de son film. En effet, dès l’écriture du scénario avec Charles McKeown, l’arc de Munchausen a été solidement (et merveilleusement) conçu et a permis de conserver une grande cohérence malgré les difficultés du tournage. Un arc si bien travaillé qu’il finit par former... une boucle : au beau milieu d’une cité d’Europe centrale assiégée par les Turcs, une troupe de théâtre joue donc Les Aventures du baron de Munchausen pour divertir une population désespérée et en piteux état. Le vrai baron, vieillard décati sorti de sa retraite, interrompt le spectacle, conteste hautement la vision du metteur en scène et reprend les choses en main ; il commence par raconter sa « vraie » aventure avec le Sultan (la caméra passe alors très intelligemment, en un seul mouvement, de la scène de théâtre réelle au harem imaginaire) puis décide tout bonnement de sauver la ville en allant chercher ses anciens compagnons, l’un sur la Lune, l’autre au fond de l’Etna, d’autres encore dans le ventre du Léviathan, rajeunissant au fil des aventures, pour revenir enfin dans la cité, mourir tragiquement en plein triomphe, et réapparaître sur la scène du théâtre... qu’il n’a apparemment jamais quittée, dans une mise en abyme et un retour au réel saisissants !


De là une confusion volontaire et extrêmement bien menée entre la réalité et l’imaginaire : à la fin, les Turcs sont défaits, mieux : ils ont disparu. Ont-ils vraiment existé ? le siège de la ville était-il un complot d’Etat pour maintenir la population sous contrôle (Etat bureaucratique incarné ici, évidemment, par Jonathan Pryce) ? les aventures du baron ont-elles été réelles ? Merveilleuse incertitude. Et réflexion très pertinente, en prise à la fois avec l’ancienne philosophie platonicienne (on enchaîne le peuple dans la caverne, on lui refuse l’accès au monde libre des Idées) et avec la très contemporaine emprise des médias sur les esprits ; médias dont le rôle essentiel, selon le cinéaste, est de faire peur à la population pour qu’elle ne sorte plus et continue à regarder en boucle, hypnotisée, le petit écran - avec quelques publicités en (dé)prime...


Pour Terry Gilliam, c’est clair, Munchausen est une arme de guerre. Une arme de guerre contre la plus grande des menaces : la perte de l’imagination et de l’espoir. Que la petite Sally cesse de croire et le baron se recroqueville pour mourir, menant la cité au bord du gouffre. En réalité, Munchausen n’a pas moins de portée que Brazil : la petite Sally, c’est nous ; le baron, c’est l’imagination ; la cité, c’est le monde.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 16 juin 2021