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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mariée était en noir

L'histoire

Le jour de son mariage, Julie Kohler a vu son mari abattu d'une balle tirée d'on-ne-sait-où. Désormais veuve, elle décide de retrouver un à un les responsables de la mort de son époux, pour se venger et les assassiner tour à tour.

Analyse et critique

Peut-être plus encore que celle de tout autre cinéaste, la filmographie de François Truffaut paraît indissociable du parcours de l’homme, de ses souvenirs, de ses rencontres, de ses amours ou de ses drames. Dans cette perspective, La Mariée était en noir est un cas d’école, que l’on pourrait presque intégralement commenter par ce biais : s’y trouveraient expliquées (de façon simplifiée) la genèse du film, sa vocation, une bonne partie de sa réussite artistique comme de ses défauts... et les raisons de la mésestime dont il semble aujourd’hui souffrir.


On le sait, François Truffaut connut une adolescence mouvementée, et une bonne partie des origines des Quatre cents coups se trouve dans son propre parcours rebelle, qui lui valut notamment un séjour, à seize ans, dans un centre d’observation de la délinquance des mineurs (autrement dit une maison de redressement). De façon au moins aussi notoire, Truffaut était un lecteur insatiable, et ses films - souvent des adaptations - regorgent de références plus ou moins appuyées à des ouvrages ayant compté pour lui. À la conjonction de ces deux traits de caractère (l’indocilité d’une part, la curiosité littéraire d’autre part) se trouve une anecdote décisive (qu’elle soit exacte ou non est secondaire) : enfant, le petit François s’introduisait en cachette dans la bibliothèque de sa mère pour y dévorer les ouvrages qui lui étaient interdits. C’est ainsi que, très tôt, il découvrit The Bride Wore Black de William Irish (pseudonyme de l’écrivain new-yorkais Cornell Woolrich), dont la lecture le marqua durablement. Plus tard, Truffaut décrira Irish comme « le grand écrivain de la "série blême", un artiste de la peur, de l’effroi et de la nuit blanche […] avec des personnages vulnérables et sensibles, aux antipodes du héros américain habituel », et tournera d’ailleurs immédiatement après La Mariée était en noir une adaptation d’un autre livre d’Irish, La Sirène du Mississipi.

Pour donner corps à ce personnage de Mariée qui le hantait depuis ses plus jeunes années, François Truffaut n’envisagea personne d’autre que Jeanne Moreau. Là encore, les raisons ne sont pas seulement cinématographiques : à l’été 1964, soit quelques années avant la mise en route de La Mariée était en noir, la comédienne et le cinéaste, ayant tous deux récemment vécu de douloureuses ruptures amoureuses, avaient passé ensemble un été inoubliable, « d’un bonheur parfait », dans le Sud de la France et, de cet amour ravivé, était né le désir de retravailler ensemble. Cependant, Truffaut voulait, pour rendre cette nouvelle collaboration au moins aussi exceptionnelle que la précédente, que ce nouveau film avec Jeanne Moreau « n’ait aucune image en commun avec Jules et Jim », dans lequel la comédienne aimait, souriait, riait, boudait, chantait, courait et débordait d’énergie. Ainsi, sa Mariée serait froide, déterminée et la moins expressive possible - Truffaut aimait à dire qu’il lui avait demandé de jouer « comme Bogart ».

Mais dans la deuxième partie des années soixante, la vie de François Truffaut est associée à une autre présence, encore plus imposante : celle d’Alfred Hitchcock. Les mois précédant la sortie de La Mariée était en noir coïncident en effet avec la finalisation de la première édition de son « Hitchbook », le mythique ouvrage compilant les entretiens menés avec Hitchcock, et il n’est probablement pas excessif de prétendre que, depuis des années, l’esprit de Truffaut est accaparé par le travail du cinéaste. De fait, si Les Mistons, Les Quatre cents coups ou Jules et Jim ont imposé Truffaut comme un des chefs de file de la Nouvelle Vague, son cinéma n’a depuis La Peau douce plus forcément grande raison d’y être associé, lorgnant plus volontiers (et à sa manière, bien entendu) vers un modèle hitchcockien.

La présence hitchockienne, dans La Mariée était en noir, se manifeste de plusieurs manières, et l’influence spécifique d’un film récent comme Marnie pourrait notamment être étudiée. L’aspect le plus essentiel se trouve toutefois dans la gestion de la dramaturgie, en particulier de la question du suspense : dans le roman de William Irish, le mobile de la Mariée n’était révélé que dans la dernière partie, et lui succédait une révélation tonitruante propre à modifier toute la perception de l’œuvre. Pas d’énigmes, de mystères ni de surprises visant à faire tomber le spectateur de son siège dans le film de François Truffaut, qui choisit de révéler les motivations de Julie dès le deuxième meurtre. D’autre part, Irish consacre une bonne partie du roman à l’inspecteur poursuivant la meurtrière ; Truffaut, lui, ne s’intéresse qu’au point de vue de Julie - à tel point que les séquences où elle est absente se révèlent en réalité assez faibles. L’important n’est donc pas de comprendre qui est l’assassin, ou pourquoi Julie tue. C’est de placer le spectateur à ses côtés, jusque dans l’attente de la concrétisation de sa vengeance : c’est en particulier vrai dans le cas de Fergus l’artiste, pour lequel Truffaut semble repousser jusqu’à l’insoutenable le moment du meurtre. Hitchcock apprécia évidemment particulièrement cet aspect du film, et écrivit un courrier enchanté à Truffaut dans lequel il affirma toutefois, avec son humour légendaire, que dans le cas de l’empoisonnement de Coral, il aurait probablement fait encore plus durer les choses, et qu’il aurait par exemple imaginé que Julie puisse placer un coussin sous la tête de sa victime pour que celle-ci puisse mourir plus confortablement.


Mais au-delà de la boutade, cette approche des choses a pour effet de changer substantiellement le rapport du spectateur au film : au lieu de focaliser l’attention de son public sur les éléments criminels, Truffaut invite à comprendre que l’essentiel n’est pas le crime mais celle qui le commet. La Mariée était en noir n’est donc pas tant un film criminel (et, pour tout dire, le style Truffaut manque singulièrement de rigueur pour se soumettre aux contraintes de l’exercice) qu’un drame romantique, dans lequel un ange de la mort entreprend d’accomplir une mission aveugle, avec pour seul but de rejoindre celui dont elle a été séparé. « Je restais éveillée la nuit, comptant les heures, les minutes et les secondes qui me séparaient de l’instant où je le reverrais. » À cet égard, la dernière « trahison » au roman d’Irish est peut-être la plus habile, avec cette ultime séquence dans laquelle on comprend que Julie s’est laissé volontairement capturer pour pouvoir atteindre sa dernière cible : peu lui importe d’être emprisonnée ou même exécutée, car elle a renoncé à sa propre vie.

L’autre présence hitchockienne qu’il est impossible de ne pas mentionner est celle de Bernard Herrmann. Le compositeur fétiche de Hitchcock avait déjà collaboré avec Truffaut sur son film précédent, Fahrenheit 451, et entreprit pour La Mariée était en noir de livrer une partition susceptible d’accompagner ce « Monte-Cristo émotionnel ». Reprenant des extraits de sa propre Valse de l’avare (composée pour All That Money Can Buy [Tous les biens de la Terre], William Dieterle, 1941), la musique de Herrmann crée un état de fièvre lyrique qui transcende parfois le film... et le désarçonne en d’autres occasions. Pour dire les choses simplement, on a parfois l’impression que la mise en scène de Truffaut est trop délicate pour le souffle que possède la musique de Bernard Herrmann. Truffaut, en tout cas, affirmera une certaine déception et décida de ne plus travailler avec ce dernier.

En l’état, pour ces quelques raisons comme pour d’autres, La Mariée était en noir est un film étonnant, difficile à appréhender. Il est difficile de nier certaines faiblesses au film, mais il faut se demander en même temps si elles ne contribuent pas, dans l’ensemble, à sa force toute singulière. Dans un bel article critique intitulé « Du réalisme féerique », paru dans Cinéma n°129, Claude Beylie parle d’« un film fragile taillé dans le roc, d’un film pudique plein d’insolence, d’un film d’avant-garde aux allures académiques », mais aussi d’« un conte de fées pour grandes personnes. » (1) Le film possède une texture certes toute particulière, qui peut fasciner autant qu’agacer, et on ne sait pas toujours, face à certaines idées, s’il faut crier au génie ou au grotesque. C’est en tout cas un film éminemment « truffaldien » - ce qui n’aide pas forcément à conclure d’ailleurs. En faisant siennes les matières poétiques d’Irish ou de Hitchcock, en gorgeant le film de ses préoccupations (2), de ses propres références, de son écriture particulière, de son ambition aussi, Truffaut a mis beaucoup de lui-même dans le film. Trop ? C’est possible, tant le tournage lui fut difficile, et tant il s’avéra, après coup, extrêmement dur avec le film.

Son premier point d’insatisfaction concerna le rendu formel. Il est aisé de deviner, par exemple à la lumière de la garde-robe réduite au noir et blanc de Julie, que le réalisateur avait l’intention de jouer sur la symbolique chromatique. Très vite, toutefois, en observant le travail de Raoul Coutard, Truffaut déchante : les premières scènes tournées lui semblent fades, sous-éclairées. Coutard, personnage intransigeant s’il en était, se braque, et les deux hommes se disputent. Pendant toute la durée du tournage, cette relation conflictuelle avec Coutard accapara et épuisa Truffaut, qui ne put guère se consacrer aux autres techniciens... ou aux comédiens. Jeanne Moreau se trouva alors non seulement délaissée (elle qui avait, sur Jules et Jim, tant goûté l’ambiance et la liberté d’improvisation, devait ici se contenter de directions lapidaires), mais dut, qui plus est, endosser à la place de Truffaut l’accompagnement des autres comédiens, notamment masculins : « C’était à moi de prendre en charge et de rassurer l’individu que j’allais assassiner... » Truffaut avait initialement pensé tourner La Mariée... pour aider Jeanne Moreau, et voilà que c’est elle qui le secourait. En conséquence de quoi, la comédienne s’épuise, ses traits se marquent... et elle n’apparaît pas à l’écran aussi belle que ce dont le cinéaste avait rêvé, raison supplémentaire du désamour radical éprouvé ensuite par Truffaut envers son propre film.


Par ailleurs, il faudra un certain temps au cinéaste pour comprendre ce qu’impliquaient ses modifications dans la trame du récit d’Irish, notamment sur la question de la responsabilité des victimes de Julie. Sa réaction fut largement disproportionnée, en ce qu’il estima que son film légitimait la loi du talion. Là encore, on peut considérer que le personnage de Julie est suffisamment abstrait, et que l’approche morale des cinq hommes suffisamment complexe, pour ne pas réduire le film à un discours simpliste.

La dernière raison, mais pas la moindre (nous l’avons dit, la vie de l’homme n’est pas dissociable de son travail), qui acheva de faire de La Mariée était en noir un souvenir douloureux dans la mémoire de François Truffaut fut la tragique disparition, pendant la période du tournage, de François Dorléac, à l’âge de 25 ans. Truffaut rêvait de retravailler avec la comédienne, qu’il avait dirigée dans La Peau douce, et avec laquelle il avait gardé une grande complicité. Pour Truffaut, La Mariée était en noir restait le film dans lequel il n’avait pas su utiliser Bernard Herrmann, pour lequel il avait trahi la beauté de Jeanne Moreau, dans lequel il n’avait pas réussi à dire ce qu’il voulait dire, et durant lequel il avait perdu sa "Framboise"... Cela faisait beaucoup pour un seul homme.

Des décennies plus tard, il faut parvenir à évaluer le film avec un juste équilibre, en tenant compte de ce contexte intime mais en n’en exagérant pas l’impact sur l’œuvre. La Mariée était en noir est un film fragile, assez unique en son genre, gorgé d’idées de mise en scène ou de dramaturgie : l’enchaînement, à titre d’exemple, de la séquence où Julie téléphone pour disculper l’institutrice innocente accusée du meurtre de Morane avec celle, dans le confessionnal, où le discours du prêtre lui redonne le courage de continuer à tuer, témoigne d’une audace ou d’un goût pour l’inédit assez séduisants. Toute la partie avec Fergus possède également un charme certain - et ce sera d’ailleurs la seule pour laquelle Truffaut fera ensuite preuve d’indulgence, y trouvant même une partie de l’inspiration pour L’Homme qui aimait les femmes, avec le même Charles Denner. On peut enfin souligner la belle variété d’inspirations dans la manière de filmer les meurtres, jusqu’à cette utilisation finale, pertinente et puissante, du hors-champ.

On peut enfin, alors qu’il est si souvent question chez François Truffaut des ascendances (voire des « pères » de substitution), parler de la descendance inattendue du film, en s’amusant notamment des analogies flagrantes qui existent entre La Mariée était en noir et les deux volumes de Kill Bill de Quentin Tarantino : des meurtres commis lors d’un mariage, un groupe de cinq assassins, une Mariée qui dresse une liste de noms qu’elle raie méthodiquement après chaque élimination, voire une séquence d’asphyxie... Les similitudes frappent, ce qui est finalement assez courant dans les films de Quentin Tarantino, gorgés d’influences diverses et variées. Sauf que le cinéaste américain, pourtant assez disert en général sur les racines de sa cinéphilie, a toujours prétendu n’avoir jamais vu le film de Truffaut avant de tourner Kill Bill. Ce petit mystère cinéphile, sans grande importance, nous plaît en réalité assez, tant il s’accorde finalement bien à la nature nébuleuse, presque impalpable, du film de François Truffaut : quelque part, son ange noir a continué de planer.

(1) Avant le tournage, Truffaut avait avoué à Gilles Jacob avoir l’intention de faire du « Walt Disney pour adultes ».
(2) 
Dans l’absence d’empathie ou d’émotions affichée par la Mariée, une scène détonne, et l’on a presque le sentiment que Truffaut a laissé parler sa propre nature : celle où Julie joue, radieuse, avec Cookie, le fils de Morane. Comme si le monde de l’enfance, que le cinéaste a si souvent et si bien filmé, devait être épargné par la violence implacable des adultes.

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Par Antoine Royer - le 23 novembre 2020