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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Guerre est finie

L'histoire

En 1965, Diego, un militant du Parti communiste espagnol, vit en exil à Paris. Il passe régulièrement la frontière sous des identités d'emprunt pour assurer la liaison entre les militants exilés et ceux restés en Espagne.  De retour d'une mission difficile, Diego se prend à douter du sens de son action et des moyens mis en œuvre.

Analyse et critique


La Guerre est finie est sans doute l’œuvre la plus accessible et linéaire parmi les quatre premiers long-métrages d’Alain Resnais. Sa dimension plus explicitement politique peut éventuellement surprendre après la dimension plus abstraite, sensorielle et hypnotique de Hiroshima mon amour (1959), L’Année dernière à Marienbad (1961) et Muriel ou le temps d’un retour (1963). Pourtant, sous l’approche expérimentale, le regard engagé n’est jamais loin tout au long des différents travaux de Resnais, lui valant d’ailleurs quelques bisbilles avec la censure. Le court-métrage Les Statues meurent aussi (1954, coréalisé avec Chris Marker et Ghislain Cloquet) osait un point de vue critique sur le colonialisme, le documentaire Nuit et brouillard (1956) évoquait frontalement la Shoah, Hiroshima mon amour traitait de la catastrophe nucléaire en sous-texte et Muriel ou le temps d’un retour la torture durant la guerre d’Algérie. La Guerre est finie s’avère donc moins incongru dans cet ensemble et participe également à une autre démarche du réalisateur, celle de collaborer avec une figure littéraire à l’approche singulière dans l’écriture de ses films. Ce fut le cas jusqu’ici avec Marguerite Duras sur Hiroshima mon amour, Alain Robbe-Grillet chef de file du Nouveau Roman dans L’Année dernière à Marienbad ou plus tard l’auteur de SF Jacques Sternberg avec Je t’aime, je t’aime (1968). La Guerre est finie voit donc Resnais s’associer cette fois avec l’auteur espagnol établi en France Jorge Semprún. Ce dernier coche tout autant les cases stylistiques qu’idéologiques évoquées plus haut pour Resnais. C’est la douloureuse expérience de Semprún au camp de concentration de Buchenwald où il fut prisonnier de 1943 à 1945, et qu’il dépeignit dans son livre Le Grand voyage (publié en 1963), qui intéresse Resnais. Cependant Semprún ne souhaite pas voir adapté à l’écran ce pan de sa vie (ce ne sera que très tardivement le cas avec le téléfilm Le Temps du silence de Franck Appréderis (2011) qui adapte le livre L’écriture ou la vie) et convient avec Resnais du choix d’un autre sujet.


La Guerre est finie conserve néanmoins une forte tonalité autobiographique pour Jorge Semprún. Tout comme le héros Diego (Yves Montand), Jorge Semprún fut un agent clandestin du Parti communiste espagnol entre 1953 et 1962. Durant cette période, il gravit les échelons au sein du parti, sillonnant de long en large l’Espagne franquiste afin de coordonner différentes actions dans une volonté, à terme, de faire basculer le régime. Il a une vraie foi en cette mission, considérant notamment que les communistes l’ont sauvé et véritablement aidé à survivre durant son séjour dans les camps. Il finira pourtant, désabusé, par quitter ses fonctions en 1962 pour se consacrer à l’écriture. Diego est donc une sorte de double de ce Jorge Semprún en fin de parcours dont Alain Resnais capture les sentiments profonds. Le réalisateur cherche dans une approche purement sensorielle à traduire la lassitude et le doute de l’activiste. La facette clandestine, répétitive et finalement hermétique de la mission se fait peu à peu ressentir au fil des pérégrinations de Diego. Nous savons qu’il effectue de fréquents va-et-vient entre l’Espagne et la France sous une fausse identité, que des deux côtés de la frontière il rencontre différents agents auxquels il dicte ou note des directives. Les objectifs immédiats, les tenants et les aboutissants, la nature concrète de la menace et des risques encourus, tout cela reste nébuleux dans le parcours de Diego.



La Guerre est finie n’est pas pour autant un film froid. Les interactions avec certains compagnons d’exil désormais bien intégrés en France offrent par exemple des moments chaleureux qui anticipent le questionnement final sur la pertinence de leur cause. Loin de la réalité d’une patrie dont ils ne connaissent plus le quotidien, ils décident d’actions d’envergure propres à bouleverser l’existence de concitoyens qu’ils ne côtoient plus. Diego en est conscient mais se heurte à la mécanique froide de l’appareil militant, et ressent un sentiment de déjà-vu permanent lors de réunions organisées dans des bourgades de banlieues interchangeables. La voix-off monocorde verbalise ce dépit, tandis que Resnais use d’images « mentales » pour traduire la répétitivité de ce cycle. Le film commence comme une sorte de course contre la montre pour aider Juan, un camarade possiblement en danger que Diego devait retrouver. Des inserts omniscients du parcours de Juan, guère différent de celui de notre héros, fait de voyages en voiture, d’entrevues nébuleuses, d’existences aux aguets, s’immiscent dans le récit. Les propres divagations de Diego sur les infimes variations des lieux, rencontres et personnalités qu’il croisera sont l’objet d’effets de montage hypnotiques. C’est dans ces moments-là que Resnais se montre le plus déférent à l’écriture de Jorge Semprún. Ce style tout en dérives écrites de la pensée est né pour l’auteur d’un moment où, la police franquiste s’activant davantage, il fut contraint de s’isoler dans un modeste appartement en compagnie d’un couple de communistes. Le mari lui rapporta son expérience des camps sans savoir que Semprún la partageait aussi, et ce récit sembla si différent à Semprún de ses souvenirs que cela lui redonna goût à l’écriture pour coucher sur papier ce qu’il avait vécu dans Le Grand voyage. Resnais tente donc de retrouver ce style où la peur, la lassitude et le doute passent par le cheminement libre de la pensée, mais pour parler d’un autre pan personnel de la vie de Semprún.


Les deux échappées romantiques reflètent parfaitement l’impasse dans laquelle se situe Diego. D’un côté, il y a sa compagne Marianne (Ingrid Thulin) qu’il retrouve épisodiquement à Paris, qui connaît ses activités mais avec laquelle il ne peut partager ses doutes. De l’autre, il y a la jeune Nadine (Geneviève Bujold), davantage attirée par le romanesque de l’activité clandestine et le danger que par la cause. La première représente la quiétude à laquelle il aspire sans pouvoir s’y résoudre, la seconde la séduction d’antan de sa mission mais aussi son vide lorsqu’il croisera les acolytes de Nadine et leurs discours creux. L’adrénaline du sacerdoce politique vaut davantage que son bien-fondé et sa connexion au réel, Diego en est conscient sans pouvoir l’accepter. Les scènes d’amour avec les deux femmes diffèrent ainsi par le rôle qu’y joue Diego, figure héroïque et mythique pour Nadine transfigurée à son contact, et présence tendre et fragile pour Marianne heureuse de rompre sa longue solitude. Toute la paranoïa, la menace et le sentiment d’insécurité de Diego reposent sur ce doute quant au sens de ses actions plutôt que sur des embûches qui restent grandement abstraites. Forcément, un propos aussi désabusé ne passera pas dans une France au vote communiste encore fortement ancré, et d’autant plus dans les milieux intellectuels. Le film est tout aussi insatisfaisant pour les relations franco-espagnoles, puisqu’il sera retiré de la compétition du Festival de Cannes 1966 à la demande du ministère de l’Intérieur espagnol - Resnais avait connu la même mésaventure avec les Américains pour Hiroshima mon amour.

Yves Montand trouve là un de ses grands rôles, tout en intériorité, qui lui permet de surmonter la culpabilité de ne pas s’être engagé jadis en incarnant cette figure activiste. On peut d’ailleurs considérer que se fonde ici un vrai axe du cinéma politique puisque Yves Montand retrouvera Jorge Semprún au scénario de trois films majeurs qu’il tournera avec Costa-Gavras : Z (1969), L’Aveu (1970) et Section spéciale (1975).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 17 janvier 2022