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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Fille à la valise

(La Ragazza con la valigia)

L'histoire

Aida a suivi Marcello, riche bellâtre qui promettait de faire d’elle, grâce à ses relations, une chanteuse célèbre, mais ce bellâtre s’est lassé d’elle au bout de quelques jours et l’a abandonnée dans les rues de Parme sans autre forme de procès. Naïve peut-être, mais énergique, Aida parvient à retrouver sa trace. Mais lorsqu’elle se présente devant son imposante demeure, ce n’est pas lui, mais son jeune frère, Lorenzo, chargé de faire diversion, qui lui ouvre la porte. Lorenzo ne reste pas indifférent devant le désarroi de cette jeune femme qui n’a même pas de quoi payer une nuit d’hôtel et décide de l’aider. Il ne tarde pas à tomber amoureux d’elle, mais, étant encore totalement dépendant de sa famille, il se retrouve lui-même dans une situation de plus en plus fausse.

Analyse et critique


N’en déplaise à certains intégristes de la cinéphilie, il n’est rien de plus fumeux au cinéma que la notion de « version originale », et la fumée atteint son comble lorsqu’on parle de coproductions franco-italiennes. Où est la V.O. d’un Don Camillo, par exemple, quand on sait que Fernandel interprétait son rôle en français et Gino Cervi, le sien en italien ? Mieux encore : pendant longtemps, dans des films intégralement italiens, certains comédiens, engagés ailleurs une fois le tournage terminé, laissaient à d’autres le soin de les remplacer lors de la phase de la postsynchronisation (nécessaire du fait de la mauvaise qualité du son direct). La voix de Terence Hill, par exemple, n’est pas la voix de Terence Hill dans la moitié de ses films. On murmure même que, dans Une journée particulière d’Ettore Scola, ce ne serait pas toujours Mastroianni qu’on entend quand on entend Mastroianni. Ces flous souvent peu artistiques ont parfois donné lieu à des protestations : certains critiques n’ont pas compris qu’on ait pu chanter les louanges d’Annie Girardot pour son interprétation dans Le Mari de la femme à barbe de Marco Ferreri, en faisant fi de la comédienne italienne qui lui avait prêté sa voix.


On pourrait aussi s’étonner que Claudia Cardinale ait obtenu un David di Donatello (autrement dit, un César italien) pour son interprétation dans La Fille à la valise, alors que, tout comme Jacques Perrin, elle est doublée de bout en bout (1), mais on peut à l’inverse soutenir que, dans ce film de Valerio Zurlini, la question se présente autrement et que le doublage, pour une fois, sert le sujet. L’histoire est celle d’un amour partagé, mais impossible. Jusque-là, rien de très original : de la légende d’Orphée et Eurydice à Love Story en passant par Roméo et Juliette, la littérature, le théâtre et le cinéma n’ont cessé d’offrir des variations sur ce thème (Valerio Zurlini lui-même en a proposé plusieurs - par exemple, Un été violent, avec Trintignant, ou Le Professeur, avec Delon), mais tout l’art consiste justement non pas à dire, mais à faire sentir chaque fois au spectateur la fatalité qui vient déposséder chacun des deux protagonistes d’une part de lui-même, puisqu’il doit renoncer à son amour alors même qu’il aime et est aimé. Le fait que les deux comédiens soient ici doublés - même s’ils ont visiblement interprété l’essentiel de leurs rôles en italien - traduit concrètement le décalage quasi permanent entre leur pensée et leur discours. Mensonge qui, loin d’être perfidie, est en fait respect de l’autre : Lorenzo ne peut évidemment avouer à Aida qu’il n’est autre que le frère du goujat qui l’a laissée tomber. Elle, légèrement plus âgée que lui, a certainement été beaucoup plus victime que coupable dans les malheurs qui lui sont précédemment arrivés - on apprendra que, comme on disait à l’époque, elle est « fille-mère » - , mais, comme l’explique Laure Adler dans l’analyse qu’elle propose du film (2), c’est Aida elle-même qui, s’estimant souillée, s’interdit d’imposer sa souillure à la pureté encore intacte de Lorenzo. C’est l’amour même, donc, qui interdit l’amour.


Comme dans tant d’autres films italiens qu’on pourra, si l’on y tient vraiment, qualifier de mélodrames (citons, au hasard, Metello de Bolognini ou Un vrai crime d’amour de Comencini), la fatalité est ici fatalité sociale, mais l’arrêt pause-pipi autour duquel est construit le prégénérique ne doit pas nous induire en erreur. Ce n’est pas une comédie grinçante de Dino Risi qui nous attend ; cette première séquence n’est autre, du fait de sa mise en scène, qu’une ouverture d’opéra. Premier plan sur un train en marche avec panoramique pour le suivre aussi longtemps que possible, mais le panoramique se poursuit une fois que le train a disparu pour nous révéler une route parallèle sur laquelle une voiture arrive en sens inverse. Annulation immédiate du mouvement par le mouvement. Annonce que les choses n’évolueront pas, pas plus que la valise désespérément posée sur le sol qui sert de fond au générique. Ce n’est pas pour rien que l’héroïne se nomme Aida et que Lorenzo passera sur son tourne-disque un extrait de Verdi. Aida et Lorenzo ne finiront pas enterrés vivants comme, dans l’opéra, l’esclave éthiopienne et l’officier égyptien Radamès, mais leur amour est tout autant condamné. Et si, en enroulant autour de sa tête une serviette de bain, notre Aida prend aussitôt l’allure d’une reine égyptienne, la métamorphose ne résout rien, parce qu’elle ne fait qu’inverser la hiérarchie : lui et son tourne-disque sont en bas d’un grand escalier, elle et sa serviette-pschent sont en haut des marches.


Au fond, la question du doublage n’a que peu d’importance, dans la mesure où, comme le dit Jacques Perrin, tout passe d’abord par les regards. Et si la littérature est le plus souvent entre les lignes, le cinéma de Zurlini consiste presque toujours à rejeter les événements hors-champ pour nous les laisser deviner à travers les yeux et les réactions de ceux qui les voient. Héritage, peut-être, de la fameuse scène de L’Opinion publique de Chaplin où le départ d’un train (et la séparation qu’il implique) est représenté sans que jamais le train apparaisse sur l’écran - seuls sont offerts au spectateur les reflets lumineux des vitres des wagons. La scène la plus marquante de La Fille à la valise est un plan fixe de plus d’une minute du visage de Lorenzo, qui regarde Aida, ivre, danser encore et encore avec un matamore et qui, comprenant que la soirée qu’il devait passer avec elle est irrémédiablement gâchée, se met doucement à pleurer. (On ne s’étonnera pas qu’après avoir obtenu de Jacques Perrin des plans tels que celui-ci, Zurlini ait fait de lui son acteur fétiche.) On pourrait citer bien d’autres décalages/décadrages du même ordre perpétuant le malaise mis en place depuis le départ. Apparemment rien ne se passe, ou si peu, mais c’est précisément ce vide qui nous dit que, même si cette fois les raisons sont tout autres, Aida se retrouvera de nouveau séduite et abandonnée.


Zurlini reste encore aujourd’hui le moins connu des grands cinéastes italiens, probablement du fait de sa filmographie assez courte (elle compte moins d’une dizaine de titres). Ne parvenant plus, à la fin de sa vie, à monter les projets auxquels il tenait (3) (alors même que ses films avaient dans l’ensemble assez bien marché), il s’était contenté d’exercer les fonctions de directeur de doublage. Il s’était entre autres chargé de la version italienne du Voyage au bout de l’enfer de Cimino. Il est mort d’une hémorragie interne, due à une cirrhose du foie, elle-même résultat, selon certains, d’une profonde dépression.

(1) Claudia Cardinale est doublée par Adriana Asti (qu’on peut voir, entre autres, dans Le Fantôme de la liberté de Buñuel et dans le Pasolini d’Abel Ferrara) ; Jacques Perrin par Massimo Turci.
(2) Sur le DVD MK2 sorti en 2006.
(3) Parmi ceux-ci, un Radeau de la Méduse. Et rappelons que c’est Zurlini qui devait réaliser Le Jardin des Finzi-Contini, mais que, à la suite d’une mésentente avec les producteurs, il laissa sa place à Vittorio De Sica.

DANS LES SALLES

LA FILLE A LA VALISE
UN FILm de VALERIO ZURLINI (1962)

DISTRIBUTEUR : LES FILMS DU CAMELIA
DATE DE SORTIE : 19 mai 2021

La page du distributeur

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 9 juin 2021