L'histoire
Dans la France provinciale des années 70, de jeunes ouvriers ébénistes de la plus importante entreprise locale sont harcelés par leur patron qui les oblige à se faire couper les cheveux sous peine de se faire renvoyer. L’un d’entre eux, André (Didier Sauvegrain), mène une vie ‘normale’ entre ses parents, sa copine Léone, sa passion pour la peinture et son travail de menuisier ; mais lorsque son patron use de son abus de pouvoir, il sent sa liberté et sa dignité atteintes et commence un combat qu’il lui sera difficile de mener à terme, peu soutenu par son entourage…
Analyse et critique
Le 24 septembre 1970, à Argentré-du-Plessis (dans le département breton de l’Ille-et-Vilaine), un jeune garçon de 18 ans, employé dans une menuiserie locale, s’immole par le feu devant les portes de son entreprise. Il n'avait pas supporté que son patron exige qu'il coupe ses cheveux longs. A la lecture de ce fait divers publié dans le Nouvel Observateur, touché par cette tragédie, Philippe Condroyer décide d’en faire le point de départ de son troisième (et dernier) long-métrage pour le cinéma, part de cet entrefilet pour bâtir le scénario de son film qu’il définit comme "un cri contre l'intolérance et pour le droit à l'indépendance, dont le dernier bastion s'avère la liberté de la personne physique." Pour autant, il n’en fait pas un film-dossier, n’ayant absolument pas procédé à une enquête plus approfondie autour de cette affaire : "Tout n'aurait été que délations, mensonges, ragots, ou peut-être objectivité, mais aurais-je pu déceler le bon grain de l'ivraie ?"
Condroyer, passionné de peinture depuis sa plus tendre enfance, avait voulu devenir décorateur de cinéma ; mais n’ayant pas pu concrétiser son rêve il se tourna vers la réalisation de films industriels et publicitaires (pour Renault notamment) tout en signant des courts métrages très personnels et remarqués dont La Lettre, sorte de brouillon de La Coupe à dix francs. Il se retrouva néanmoins à réaliser des longs métrages, tout d’abord un grand succès public avec Tintin et les oranges bleues, puis Un homme est mort avec Jean-Louis Trintignant. Après La Coupe à dix francs, trop handicapé par son extrême timidité pour rechercher des producteurs et refusant dans le même temps de rentrer dans le système, il ne tournera plus que pour la télévision où il mènera une carrière aussi éclectique qu'hétéroclite. Condroyer écrit en quelques jours le scénario de La Coupe à dix francs. Avec un budget minimaliste d’à peine 300 000 francs (45 000 euros), il a juste assez pour tourner le film en super16, avec une équipe restreinte et dans un très court délai d’environ à peine trois semaines.
Ces conditions précaires donneront à son film un aspect ultra réaliste avec sa photo au ton sombre et à l’aspect granuleux, ce qui n’empêchera pas certains plans toujours extrêmement bien cadrés de s’avérer nimbés d'une certaine poésie, très picturaux et d’une belle puissance d’évocation, notamment, dans cette triste campagne française hivernale, cette route boueuse d'où arrive le bus ramenant André à la maison familiale. Le cinéaste se sert également de sa grande expérience de documentariste industriel, de ses tournages en usines ainsi que de sa connaissance du monde du travail pour décrire le sort des ouvriers avec beaucoup d'empathie, d’autant que par pudeur il ne les avait jamais filmés dans ses films d’entreprise, préférant se concentrer sur les machines et les outils à qui il vouait une certaine fascination. Son début de carrière lui aura donc fourni matière pour mettre en forme des dialogues qui sonnent justes et des personnages crédibles : "Il n'y a pas une phrase de ce film que je n'aie entendue." De plus Condroyer filme une région (l’Oise) qu’il connait parfaitement, peuplée de bourgades où l’avenir était bouché et où le seul choix possible pour travailler se limitait à l'unique entreprise y étant implantée. Il donne carte blanche à son ami et compositeur Antoine Duhamel pour illustrer musicalement son film en le faisant directement improviser en à peine quelques heures sur les projections de ses images. Avec le saxophoniste Anthony Braxton ils nous offrent une BO aux envolées free-jazz très efficaces à nous plonger dans cette ambiance terne, triste et parfois malaisante.
D’autre part, le cinéaste observe et évoque une jeunesse souvent désœuvrée qui se cherche, préfigurant par son naturalisme et son âpreté, les films plus contemporains que Jacques Doillon (Les Doigts dans la tête), Maurice Pialat (Passe ton bac d'abord), ou Jacques Fansten (Le Petit Marcel) ont consacré à cette frange de la population prétendument libérée mais qui subissait encore le mépris de ses ainés et l’abus de pouvoir de ses embaucheurs. Le film questionne la difficulté des rapports sociaux, parfois non sans quelques lourdeurs, par exemple les personnages du contremaître (et sa tête de pervers), du gardien (qui use à sa guise du droit de cuissage pour ne pas dénoncer au patron les incessants retards de celles qui tombent entre ses mains) ou du patron estimant que ses employés n'ont pas le droit de se plaindre de par le simple fait d'avoir du travail, étant un peu caricaturalement dépeints. Condroyer aborde aussi le droit du travail, nos jeunes gens essayant de se renseigner auprès de divers organismes administratifs ou syndicaux pour pouvoir lutter contre ces divers abus de pouvoir ; à rappeler que la majorité à l’époque était encore à 21 ans et que les patrons pouvaient donc encore faire pression sur les parents pour arriver à leurs fins. Se battre pour une coupe de cheveux pourrait paraître dérisoire mais pour une partie de cette bande de potes, leur tignasse est une sorte de ‘passeport’ pour emballer les filles, pour André un peu plus que ça ("Ce n’est pas une question de mode, c’est autre chose"), d'une portée plus symbolique représentant la liberté et la révolte face à l’autoritarisme évoqué ici au travers la figure d’un patron réactionnaire et probablement coincé dont la diatribe ‘vociférante’ représente la séquence la plus mémorable du film.
Présenté à Cannes dans la section parallèle qu’est la quinzaine des réalisateurs, La Coupe à dix francs est très apprécié par la critique mais sort en salles dans l’indifférence totale. D’où son oubli et son invisibilité durant quasiment 40 ans. Il faudra attendre la réappropriation du film par son réalisateur qui le racheta pour une bouchée de pain à Studiocanal, pour que le film soit restauré par Madadayo Films. Bertrand Tavernier en profita pour dire tout le bien qu'il pensait du film : "Condroyer trace le portrait d’une France coincée, prisonnière de préjugés, frileuse, avec ces patrons tyranniques qui jamais ne cherchent à inspirer leur personnel, à regarder comment ils travaillent et comment ils pourraient les stimuler. C’est un des seuls films des années 70 qui parle de la classe ouvrière, de personnages populaires oubliés par la Nouvelle vague. Des jeunes qui ne trouvent pas les mots pour traduire ce qu’ils ressentent [...] Il faut se méfier des gestes inexplicables car ce sont souvent les plus signifiants. Le héros exemplaire du film de Philippe Condroyer se bat et meurt pour avoir le droit d'exister. Son combat est le nôtre."
Avec minimalisme, sensibilité et sobriété, Condroyer nous offre une chronique sociale épurée et authentique tout à fait réussie, qui sonne constamment juste grâce aussi à une direction d’acteurs affûtée, tous les jeunes comédiens respirant le naturel, Didier Sauvegrain en tête dans le rôle principal. Un film naturaliste d’une grande sincérité et qui résonne encore aujourd'hui en nous, rapport à la souffrance au travail, aux pressions et contraintes exercées sur la jeunesse ; un pamphlet social sur les difficiles rapports patrons/employés, contre la 'dictature' de certains boss qui imposent des lois arbitraires au sein de leurs entreprises. Dans le même temps, Condroyer en profite pour dépeindre le quotidien intimiste d’une certaine jeunesse post-68 dans la France provinciale et rurale de cette époque ; leurs amours, leurs amitiés, leurs vies familiales étriquées avec notamment ce portrait tout en finesse du père aimant d’André qui va pourtant céder à la pression du patron de son fils, trahissant en quelque sorte son rejeton en l’obligeant à s’assujettir à ses injonctions ; des jeunes cependant sans nécessairement de conscience politique mais qui hésitent, doutent, se cherchent et refusent de se soumettre à une autorité basée sur la bêtise et l’intolérance.
Un de ces films qui nous donnent envie de nous indigner et qui préfigurent certaines œuvres magistrales plus contemporaines sur le monde du travail, celles de Laurent Cantet (Ressources humaines) ou des frères Dardenne (Deux jours une nuit) ; l'image finale est même d'une rare force, là où on ne l’attendait pas si on ne connaissait pas le fait divers à l'origine de l'histoire. Un film qui ne se veut pas forcément un appel à la contestation mais plus simplement une revendication à la liberté et à la dignité individuelle. André semble reprendre à son compte la célèbre phrase de Albert Einstein "Ne fais jamais rien contre ta conscience même si l'état te le demande", qui était aussi la maxime fétiche de son interprète au début de ces années 70. Sa volonté de garder sa liberté à tout prix force l’admiration, même si le prix à payer aura été excessivement tragique ! À notre époque de management arbitraire et de burn-out à répétition, un film toujours d’une terrible actualité.