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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chevauchée de la vengeance

(Ride Lonesome)

L'histoire

Ben Brigade (Randolph Scott), un bounty hunter (chasseur de primes), ramène à Santa Cruz Billy John (James Best), un jeune meurtrier qu'il vient d'appréhender en pleine montagne, laissant ses complices s'enfuir. En cours de route, les deux hommes croisent Carrie (Karen Steele), une jeune femme tenant un relais et dont le mari vient d'être tué par les Indiens, ainsi que deux hors-la-loi, Sam (Pernell Roberts) et Whit (James Coburn), intéressés eux aussi par le criminel, une amnistie ayant été promise à qui le livrerait à la justice. Ce petit groupe de cinq personnes est également suivi par Frank (Lee Van Cleef), le frère du prisonnier qui, accompagné de son gang, souhaite délivrer Billy John. Malgré tous ces dangers alentours, sans compter les Indiens qui aimeraient bien s’accaparer la blonde Carrie, Ben, prenant son temps à chaque halte, semble vouloir intentionnellement se faire rattraper par Frank. En effet, il a un lourd secret qui le pousse à vouloir se venger de ce dernier, quitte à exposer à de graves dangers ses compagnons de route...

Analyse et critique

Quelques jours auparavant, dans les salles de cinéma américaines, Gary Cooper venait de frôler le lynchage lors d’une séquence finale inoubliable - et ô combien émouvante - sous un hanging tree dans La Colline des potences, qui marquait par la même occasion la dernière incursion de Delmer Daves dans le genre. C’est à nouveau autour d’un "arbre au pendu" que s’achève Ride Lonesome d'un autre géant du western, Budd Boetticher. Une image devenue célèbre pour tous les fans de westerns que celle de Randolph Scott venant de mettre le feu à cet arbre asséché et rachitique, symbole de sa haine et de sa vengeance, la caméra entamant un mouvement de grue ascendant d’une beauté à couper le souffle jusqu’à ce que The End vienne faire son apparition au bout d'à peine 1h 10. Il s’agit du cinquième film de l'association qu'avait entamée Budd Boetticher avec Randolph Scott et l’un des westerns les plus purs, les plus parfaits de l’histoire du cinéma. La richesse de la collaboration entre le cinéaste et le comédien (lors d'un cycle communément appelé Ranown pour englober ses deux producteurs, Randolph Scott et Harry Joe Brown) a décidément accouché d'une "série" loin de ne comporter que des films interchangeables mais au contraire, malgré leurs innombrables points communs dont le thème quasi récurrent de la vengeance, très différents les uns des autres. Après donc le splendide 7 hommes à abattre (Seven Men from Now) qui posait admirablement les bases de ce corpus, le lugubre L’Homme de l’Arizona (The Tall T), et plus récemment l’urbain et étonnant Decision at Sundown ainsi que l’iconoclaste Buchanan Rides Alone (L’Aventurier du Texas), Budd Boetticher poursuit un parcours sans faute avec le superbe comédien, avec peut-être le film le plus réussi du lot, que ce soit au niveau scénaristique ou plastique, une sorte d’aboutissement de l’épure et du style "boetticherien" alors que le cinéaste utilise pour la première fois le Cinémascope avec une maestria qui laisse pantois.

Ride Lonesome raconte l’histoire très simple et formidablement épurée de Ben Brigade, un chasseur de primes ramenant un meurtrier dans le seul but de faire sortir de sa tanière le frère de ce dernier, dont il souhaite se débarrasser depuis longtemps pour venger une épouse tuée (un leitmotiv chez Burt Kennedy que ce motif de vendetta). En cours de route, Ben et son prisonnier rencontrent dans un relais une très jolie femme dont le mari vient d'être tué par les Indiens et deux hors-la-loi intéressés eux aussi par le criminel, une amnistie ayant été promise à qui le livrerait à la justice. Ce petit groupe se rendant à Santa Cruz est suivi par le frère du futur détenu qui, accompagné de son gang, souhaite le délivrer. Une intrigue apparemment limpide sauf que les motivations de chacun ne sont pas forcément celles que l'on croyait au départ ; cela est valable pour tous les protagonistes de ce western palpitant mais d’un extrême dépouillement et tourné en à peine 12 jours. Comme pour L'Homme de l'Arizona, dont il se rapproche par certains points, nous y trouvons en tout et pour tout à peine une dizaine de personnages, pas bien plus de chevaux, une cabane, une ruine et quelques paysages désertiques. Mais contrairement à ce dernier, aucun prologue : on entre immédiatement dans le cœur de l’action, le film débutant où bien d’autres se seraient terminés, par l’arrestation d’un hors-la-loi par un chasseur de primes au cours d’une somptueuse séquence montrant d’emblée le sens de l’espace du cinéaste, sa façon unique et paradoxale d’être direct tout en s’accordant le luxe de prendre son temps, filmant sans se précipiter l’avancée de ses personnages et chevaux au sein d’étonnants et amples paysages brûlés par le soleil. 72 petites minutes dont presque dix consacrées à des images muettes des cavaliers en route vers leur destin, et pourtant il s’agit d’un des westerns les plus riches qu’il puisse se trouver ! Boetticher était absolument unique pour allier une telle concision, un tel dépouillement, une telle rapidité d'exécution, tout en arrivant à brosser des portraits d’une incroyable complexité, à faire vivre toute une flopée de personnages pour lesquels nous éprouvons énormément de sympathie par le fait d'être, plutôt que bons ou méchants, humains avant tout.

Formellement parlant, à peine le générique terminé sur un très beau thème musical signé Heinz Roemheld, on n’arrêtera plus de s’extasier sur la maîtrise absolue des cadrages (que ce soit pour les plans serrés, les plans américains avec amorce de gros plans sur un côté, ou les plans d'ensemble très larges), sur les choix de montage et la grâce des mouvements de caméra - les travellings et les panoramiques étant tous d'une beauté qui effleurent le génie, notamment celui qui suit les cavaliers discutant dans le désert en chevauchant alors que l’on découvre en arrière-plan les Indiens se rassembler derrière eux au sommet d’une dune. On retrouve aussi le savoir-faire unique du cinéaste dans les scènes d'action : l’attaque du relais dévasté par les Indiens est un modèle du genre, le mouvement donné par Boetticher à cette séquence étant assez stupéfiant, sans qu’il ne se sente le besoin d’utiliser de nombreux figurants ni d'importants moyens pyrotechniques. L'efficacité de l'ensemble n'a d'égale que sa sobriété, une affirmation que l'on peut d'ailleurs appliquer à l'ensemble de son cinéma. Une virtuosité formelle confondante (d'autant qu'elle n'est à aucun moment m'as-tu-vu) et un panache constant qui aboutissent à la séquence inoubliable du panoramique vertical sur l’incendie de l’arbre aux pendus (planté tout spécialement par le réalisateur au centre d’un lac asséché et que l’on verra à nouveau dans son tout aussi sublime western suivant, Comanche Station), ce dernier étant la représentation de tout ce qui hantait Brigade et de ce qu’il pouvait haïr. Avant cela, nous aurions déjà eu tout le loisir de nous pâmer de plaisir devant l'arrestation du hors-la-loi lors de la première séquence, à la vision de l'apparition de la diligence avec son conducteur transpercé par une lance, devant la scène de suspense au cours de laquelle le prisonnier subtilise un fusil et menace son geôlier... Un festival de séquences inoubliables !

Si esthétiquement le film est bluffant, il en va de même pour le fond. Burt Kennedy signe ici son scénario le plus riche avec une subtilité toujours aussi grande dans la caractérisation psychologique de tous ses vulnérables protagonistes. On retrouve également ses conversations coutumières autour du feu qui nous en apprennent beaucoup sur le caractère complexe de chacun, le laconisme et l’humour habituels de ses dialogues (Carrie Lane : « You don't seem like the kind that would hunt a man for money » - Ben Brigade : « I am » ), et enfin une originalité de taille concernant le final : non seulement le duel annoncé et attendu est désamorcé mais de plus Brigade laisse partir ses "compagnons de route" avec la femme, préférant la solitude à la prime et à une nouvelle histoire d’amour. Décidément, après Decision at Sundown, Boetticher ne semble pas vouloir que ses personnages principaux interprétés par Randolph Scott aient droit au bonheur ! Cependant, une première version du scénario voyait en plus Brigade abattre Sam Boone ; mais le cinéaste, en accord avec son scénariste, décida de l'épargner en raison de la sympathie pour le personnage dont Pernell Roberts (plus connu pour son rôle d’Adam Cartwright dans la série Bonanza) donne une interprétation de tout premier ordre. Et en effet, rarement nous n’avions encore éprouvé un aussi fort attachement pour un bad guy, qui a pourtant dès le début l’intention (sans d’ailleurs s’en cacher) de tuer Brigade une fois évacués les dangers traversés ensemble afin de toucher lui-même la prime. Par son impassibilité (il a très peu de répliques) et sa gestuelle, Randolph Scott semble une fois encore annoncer l'Homme sans nom de Sergio Leone et Clint Eastwood ; il est ici tout simplement magistral, tout aussi inquiétant que touchant, encore plus renfermé que dans n’importe lequel de ses rôles précédents. Hormis donc pour Brigade, qui met néanmoins fin à ses démons et à ses désirs de vengeance, nous avons affaire à un final plutôt optimisme et qui fait chaud au cœur d'autant que nous étions arrivés à apprivoiser le trio qui semble enfin bien décidé à prendre le départ d'une nouvelle vie que l'on devine apaisée et heureuse.

Outre Randolph Scott et Pernell Roberts, le reste de la distribution n'a rien à leur envier. Effectivement, tous les autres protagonistes sont aussi richement décrits et l'on se surprend à s'attacher à presque chacun d'eux, tout autant au personnage féminin qu’à tous les autres. Carrie Lane, campée par la trop peu connue mais magnifique et talentueuses Karen Steele, déjà à l’affiche de Decision at Sundown, est l’objet de toutes les convoitises, y compris celles des Indiens, mais s’avère dans le même temps fortement respectée par chacun de par sa beauté et son caractère. Sam Boone et Whit (premier rôle, un peu en retrait, de James Coburn au cinéma) forment un couple de bandits absolument inoubliable ; la description de l’amitié qui lie ces deux outlaws est écrite avec une sensibilité et une tendresse qui entérinent le fait que le duo Boetticher / Kennedy était loin d’être misogyne et manichéen comme on l’a parfois lu. Ils n’hésitent pas à mettre dans la bouche de Pernell Roberts une sorte de déclaration d’amour / amitié avec ce « Je t’aime bien » lancé à l’intention de son complice de longue date. Le moins sympathique est Billy John auquel James Best - l’un des deux amis de Billy le Kid dans Le Gaucher (The Left Handed Gun) d'Arthur Penn - apporte néanmoins un relief inattendu, moins cabotin qu'à son habitude. Et dans la peau du personnage de relative importance, Lee Van Cleef, encore à ses débuts, s'avère déjà plutôt charismatique. Heinz Roemheld signe à nouveau un superbe score, à la fois archétypal et d'une profonde mélancolie. Quant à Charles Lawton, il soigne particulièrement sa chaude photographie ; même les nuits américaines sont magnifiques et somme toute assez crédibles. Tout ceci pour en arriver une fois encore à ce célèbre final, assez sobre, qui peut se vanter de faire partie des plus beaux de l'histoire du genre avec ceux de 3h10 pour Yuma de Delmer Daves et de Comanche Station, le prochain Boetticher qui allait sortir dans les salles de cinéma pas plus tard que l’année suivante.

Ride Lonesome atteint donc une sorte de perfection de par la densité des caractères décrits, un admirable scénario, une interprétation en tout point remarquable et une mise en scène paradoxalement à la fois dépouillée et majestueuse. Un sens de l'épure rare et aujourd’hui quasiment disparu de nos écrans de cinéma, une facilité à aller à l’essentiel tout en restant suprêmement intelligent et humain. L’un des plus purs chefs-d’œuvre du genre et, de par sa conclusion, l’un des plus optimistes de son auteur contrairement à celui qui suivra. Je vous convie donc à aller y jeter un oeil par vous-mêmes ; vous ne devriez pas le regretter et enfin comprendre pourquoi certains films de série B pouvaient arriver à atteindre de tels sommets, quasiment inégalés !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 23 janvier 2009