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Critique de film
Le film
Affiche du film

Jugement à Nuremberg

(Judgment at Nuremberg)

L'histoire

1948. Le Juge Haywood (Spencer Tracy) vient présider à Nuremberg un tribunal qui doit juger quatre magistrats allemands accusés de crimes contre l’humanité. Il va surtout chercher à comprendre comment Ernst Jannings (Burt Lancaster), un homme de loi intègre et respecté, a pu permettre de telles atrocités et comment le peuple allemand a pu fermer les yeux face aux crimes de masse abominables perpétrés par le régime nazi. Pour ce faire, en dehors du prétoire, il se lie d’amitié avec la veuve d’un général allemand (Marlene Dietrich) et va également rencontrer un certain nombre de civils. Lors de ce procès, l’avocat de l’accusation, le Colonel Lawson (Richard Widmark), va avoir fort à faire en affrontant celui de la défense, le charismatique Hans Rolfe (Maximilan Schell), qui estime que tout le monde a sa part de responsabilité dans le génocide qui a eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale. Les convictions de chacun vacillent un peu devant les questions soulevées lors du procès...

Analyse et critique


« En travaillant sur des thèmes généraux et en acceptant des compromis sur le choix des acteurs ou sur d’autres points pour rendre mes projets plus attrayants vis-à-vis des distributeurs, j’ai l’impression de ne pas m’être préoccupé de la composante artistique du spectacle cinématographique. En fait, je me suis attaqué à des domaines trop vastes. J’ai détruit le monde entier dans Le Dernier rivage (On the Beach), j’ai abordé le thème racial dans La Chaîne (The Defiant Ones), j’ai parlé de la liberté d’enseignement dans Procès de singe (Inherit the Wind), j’ai enquêté sur les crimes contre l’humanité dans Jugement à Nuremberg (Judgment at Nuremberg). Et je crois que c’est pour cette raison que le résultat ne me semble pas satisfaisant » disait Stanley Kramer au milieu des années 60 ; et aux critiques, surtout françaises, de lui emboîter le pas. Il m’amuse de faire remonter cet extrait d'un entretien avec le réalisateur américain à chaque fois que j'aborde l'un de ses films car, avec le recul, il ne doit pas y avoir beaucoup de cinéastes qui au contraire n’auraient pas été fiers de compter un tel quatuor de titres au sein de leur filmographie. Bref, Stanley Kramer est un cinéaste à réhabiliter de toute urgence, non pas seulement parce qu’il était un progressiste et un humaniste mais également pour son talent de cinéaste. Avec le splendide On the Beach, nous en étions déjà convaincus ; Jugement à Nuremberg vient l’entériner !


Car outre les thématiques abordées et les passionnantes réflexions qui en découlent, il ne faudrait pas oublier que c’est en partie aussi grâce au talent du réalisateur et à sa maîtrise de la mise en scène qu’un film de procès de trois heures quasiment en huis clos aura pu nous captiver jusqu’au bout sans laisser percer une seconde d’ennui. L’intensité qu’il parvient à maintenir durant toute cette durée est due en partie à sa puissante grammaire cinématographique, à ses ingénieuses idées de montage et à ses partis pris de mise en scène qui pourront désormais, pour certains, paraître parfois exagérés ou vieillots mais qui, je trouve, permettent au contraire à donner à ce récit assez austère un certain dynamise et pas mal de brio. La caméra sait rester immobile quant il le faut mais se permet à d’autres moments certains mouvements de grue assez spectaculaires ou d'efficaces déplacements circulaires autour des protagonistes, quelques cadrages assez baroques ou alors des zooms assez brutaux qui déstabilisent quelque peu et empêchent de faire retomber la tension. Donc, malgré les craintes légitimes de beaucoup, il n'y a pas de quoi être rebuté par un film procédural de 180 minutes car tous les éléments sont mis en place pour que le tout soit d’une remarquable fluidité et passe comme une lettre à la poste : que ce soit l’efficacité de la mise en scène, la justesse de la direction d’acteurs, la qualité d’écriture, le côté glaçant des situations et celui percutant des dialogues.


Jugement à Nuremberg, comme son titre l’indique, revient sur ces procès ayant eu lieu dans cette ville allemande durant les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Pas sur celui des grands criminels de guerre nazis tels Göring, Von Ribbentrop et bien d’autres, mais sur les procès de 1947 mettant sur le devant de la scène leurs exécutants, c’est-à-dire les juges et procureurs allemands qui devaient faire appliquer les lois prises par le IIIème Reich et ainsi participer aux atrocités commises durant les années 40, incluant non seulement l’éradication du peuple juif mais également entre autres les diverses ségrégations ou la stérilisation de ceux jugés handicapés mentaux. A l’époque du tournage, soit moins de quinze ans après les évènements, la plupart des condamnés avaient été libérés ou pour certains aidaient le gouvernement américain à lutter contre le communisme ! Le scénariste Abby Mann dresse le portrait de toute une galerie de personnages bénéficiant d’une qualité d’écriture exceptionnelle, que ce soient les premiers ou seconds rôles, accordant à tous une large palette non stéréotypée, richement décrits, parfois ambigus... loin de tout manichéisme puisque parvenant même à nous rendre attachants certains accusés, ou antipathiques certains de leurs antagonistes en principe du bon côté de la barrière. Le principal étant l’avocat de l’accusation interprété par un excellent Richard Widmark, le Colonel Lawson s’avérant parfois trop sûr de lui, trop vindicatif, peu compréhensif et pas assez tolérant. Grâce à une importante documentation accumulée et fort bien restituée, grâce à l’intelligence du scénario, les motivations de chacun parviennent à être compréhensibles - ou tout du moins entendues - et les partis pris volent en éclats de part et d’autre. La force du discours politique et moral aboutit à une formidable et passionnante leçon d’Histoire au cours de laquelle chacun des protagonistes - voire même chacun des spectateurs - doit faire son examen de conscience.


Les juges accusés sont-ils les seuls à avoir aidé le régime nazi et fermé les yeux sur leurs agissements ? Les exécutants étaient-ils aussi responsables des crimes de guerre que leurs donneurs d’ordre ? Y avait-il pour eux une possibilité de se rebeller ou de refuser de suivre les lois du régime ? La justice réside-t-elle dans ce qu’un homme croit juste en âme et conscience, ou dans les lois établies par les autorités politiques d’un pays ? Les USA n’ont-ils pas commis des actes aussi barbares que ceux perpétrés par les nazis avec le soutien aux pratiques eugéniques, l’envoi des deux bombes atomiques sur le Japon ? Le régime de Staline n’a-t-il pas sa part de responsabilités dans le conflit mondial en signant le pacte germano-soviétique qui a permis l’invasion de la Pologne ? Pourquoi le monde occidental dans son ensemble n’a-t-il pas tenu compte de la publication de Mein Kampf et a laissé se réarmer l’Allemagne en toute impunité malgré la folie destructrice qui se devinait dans le livre d’Adolf Hitler ? Pourquoi tant d’inaction et d’attentisme de la part de toutes les démocraties face à l’arrivée au pouvoir du Führer ? À quel point la crainte des représailles a rendu le peuple allemand aveugle ou n’était-il seulement pas au courant de cette bestialité institutionnalisée ? Qu’a-t-il bien pu se passer dans la conscience collective de tout un peuple ? Autant de questionnements que nous jette en pâture ce film riche à foison.


Jugement à Nuremberg n’est pas un film forcément aimable car il baigne dans un climat de malaise presque palpable tout du long, n’hésitant pas à nous remettre sous les yeux les images d’archives nauséeuses filmées à la libération des camps de concentration et qui prouvaient l’indicible horreur de ce qui s'y était passé. Le film dénonce surtout la responsabilité de tout un chacun et rappelle à la mémoire d’un monde trop enclin à l’oubli les atrocités commises par les nazis. Un film coup de poing servi par une distribution hors pair, Maximilian Schell étant peut-être celui qui fait l’impression la plus saisissante dans le rôle difficile de l’avocat de la défense qui finit pourtant par emporter l’adhésion du spectateur - sans pour autant bien évidemment excuser les exactions des nazis - par la subtilité de son argumentaire et la puissance de sa plaidoirie ; à tel point que le comédien sera justement récompensé d’un Oscar. Ce qui ne doit pas faire oublier les admirables prestations de tous les autres, que ce soit Spencer Tracy dans le rôle d’un juge humble et intègre qui va être ébranlé par tout ce qu’il entend ; Burt Lancaster dans celui d’un accusé qui souffre de culpabilité et qui accepte son verdict même s’il pense que ceux qui le jugent n’ont pas à ressortir de l’épreuve la tête haute, qu’ils ont eux aussi leur part de responsabilité et les mains également tachées de sang ; Marlene Dietrich dans celui de la veuve d’un haut dignitaire allemand ; ou encore Judy Garland et Montgomery Clift, deux victimes civiles collatérales du conflit mondial.


Un propos puissant et une réflexion d’une grande dignité sur la culpabilité de tout un chacun dans le conflit dévastateur qui eut lieu au milieu du XXème siècle. Des questions qui peuvent encore faire débat aujourd’hui concernant d'autres guerres. Il n’empêche qu’à celle qui constitue la colonne vertébrale du film, à savoir à se demander si les juges sont aussi coupables que leurs dirigeants, le personnage joué par Spencer Tracy donne la réponse qui est également l’avis du cinéaste et de son scénariste : « Any person who is an accessory to the crime is guilty ! » La banalisation du mal, la cruauté et la lâcheté de la nature humaine, les risques encourus par cet état de fait, d'autres réflexions lancées par ce film ambitieux, dense et dérangeant sur une page sombre de l’Histoire mondiale, fait d’autant plus froid dans le dos qu’il est toujours d’une angoissante et brûlante actualité.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 13 février 2023