Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chaîne

(The Defiant Ones)

L'histoire

Dans le sud des États-Unis, deux prisonniers, le Noir Noah Cullen (Sidney Poitier) et le Blanc John Jackson (Tony Curtis), sont transportés par fourgon cellulaire vers leur nouveau lieu de détention. En pleine nuit le véhicule a un accident et les deux prisonniers en profitent pour s'évader. Enchainés l’un à l’autre, ils sont forcés de coopérer et de "cohabiter" dans tous les lieux traversés lors de leur périlleuse odyssée qui les conduit vers le Nord alors que le shérif (Theodore Bickel) organise la poursuite, devant se satisfaire malgré lui de l’aide de policiers et de civils tous plus farouches les uns que les autres, ne faisant aucune différence entre chasse au gibier et chasse à l’homme, d’autant plus lorsqu'il y a un "nègre" au bout de leur fusil...

Analyse et critique

Au milieu des années 60, peu avant le succès planétaire amplement mérité de sa comédie Devine qui vient diner, Stanley Kramer s’exprimait avec interrogation sur la portée réelle de son travail : "En travaillant sur des thèmes généraux et en acceptant des compromis sur le choix des acteurs ou sur d’autres points pour rendre mes projets plus attrayants vis-à-vis des distributeurs, j’ai l’impression de ne pas m’être préoccupé de la composante artistique du spectacle cinématographique. En fait je me suis attaqué à des domaines trop vastes. J’ai détruit le monde entier dans Le Dernier rivage (On the Beach), j’ai abordé le thème racial dans La Chaîne (The Defiant Ones), j’ai parlé de la liberté d’enseignement dans Procès de singe (Inherit the Wind), j’ai enquêté sur les crimes contre l’humanité dans Jugement à Nuremberg (Judgment at Nuremberg). Et je crois que c’est pour cette raison que le résultat ne me semble pas satisfaisant." Une fois de plus, il nous est prouvé qu’il ne faut pas trop tenir compte des avis des principaux concernés sur leur travail car j’aurais au contraire tendance à penser que les quatre films cités ci-dessus sont de grandes réussites autant sur le fond que sur la forme, Le Dernier rivage pouvant même être considéré comme un chef-d’œuvre, un film apocalyptique qui glace encore aujourd’hui les sangs tout en demeurant grandement émouvant.

Et il va falloir sacrément ramer pour parvenir à contrer la mésestime qu’a toujours endurée ce cinéaste de la part de la critique américaine et encore plus française, m’étant moi-même longtemps détourné de sa filmographie à cause des avis la plupart négatifs lus ici et là à l’encontre de ses films, même les plus connus. De son côté, le réalisateur n’avait pas aidé à ce que l’on fasse plus attention à son œuvre, lui-même piégé par son humilité en parlant sans cesse de ses limites et de sa "terrible insuffisance dans le domaine de l’expression cinématographique." Il a même fini par avoir cette conclusion dénichée dans 50 ans de cinéma américain des comparses Coursodon et Tavernier : "Rétrospectivement j’estime que la plupart de mes films étaient trop ambitieux pour prétendre à l’art véritable (...) le rêve que j’avais pour chacun d’eux était fantastique, mais la réalisation était tellement inférieure au rêve." Essayons de faire fi de tout cela et replongeons-nous dans ce corpus assez passionnant, pétri d’humanité et surtout cinématographiquement très satisfaisant, bien plus de ce point de vue que le cinéma d'André Cayatte à qui on l’a souvent bêtement et injustement comparé. La Chaîne devrait déjà vous convaincre, très moderne et assez original pour l’époque dans sa manière de parler du racisme ordinaire dans l’Amérique des années 50.

Car oui, depuis, nous aurons pu voir quelques films mettant en scène deux évadés liés par une chaine, le plus connu dans l’Hexagone étant bien évidemment au milieu des années 80 le très efficace et très plaisant Les Spécialistes de Patrice Leconte avec Gérard Lanvin et Bernard Giraudeau. Mais l’idée, dans un pays encore fortement marqué par la ségrégation et les débats enflammés sur les droits civiques, d’attacher ensemble un Blanc et un Noir était tout à fait inédite.

- "How come they chained a white man to a black ?"
- "The warden's got a sense of humor […] They'll probably kill each other before they go five miles".

Alors certes, le film aborde le problème du racisme mais sans que cela n’alourdisse cette histoire mouvementée d’évasion et de course poursuite car le cinéaste et ses scénaristes ont eu l’intelligence de ne pas constamment nous asséner des messages, en tout cas pas frontalement. Outre l’aventure bien présente (nos deux hommes traversent des rivières tumultueuses, se font entrainer par le courant, se jettent au fond d’un trou boueux, pénètrent par le toit dans une épicerie pour se nourrir, manquent de se faire lyncher, traversent un marais parsemé de sables mouvants), les auteurs s’appesantissent surtout sur la confrontation entre les deux hommes enchainés qui doivent se supporter par obligation, sur les relations qui se tissent entre eux, l’évolution de leur mentalité, la mise à mal de leurs préjugés et l’inanité de leurs a priori. Il est bien évidemment prévisible dès le début que la haine se transformera progressivement en confiance, en estime et en amitié, mais l’écriture est d’une telle redoutable efficacité que l’on se laisse emporter par cette odyssée hors du commun et par l’humanisme jamais béat mais toujours lucide des auteurs.

Le récit initiatique semé d’embuches que constitue The Defiant Ones eut un fort impact à l’époque, les auteurs en faisant néanmoins le maximum pour ne pas tomber dans le piège du manichéisme, témoins nos deux prisonniers pas spécialement attachants de prime abord, voire même franchement désagréables tant l’un que l’autre par le racisme primaire de John ou le sans-gêne de Noah qui agace tout son entourage avec ses chants, mais surtout à cause de leur haine viscérale réciproque qui au début manque de les faire s’entretuer à plusieurs reprises. Alors que Noah remercie son "compagnon de poignet" de lui avoir sauvé la vie en l’empêchant de périr sous l'eau de la rivière, John lui répond : "Je ne t’ai pas sauvé, je t’ai empêché de me noyer." Mais il y a également ces deux personnages secondaires du shérif et du "boss" des ouvriers du village dans lequel les évadés manquent de se faire pendre - respectivement interprétés par Theodore Bickel et Lon Chaney Jr. - qui font preuve de mansuétude et de compréhension contrairement à leur entourage, typique des bas instincts primaires d’une grande majorité et de la bêtise d’une foule. Mais c’est celui de la femme chez qui nos deux fugitifs viennent se réfugier qui se révèle le plus ambigu : Cara Williams est étonnante en mère esseulée, abandonnée par son époux et qui, attirée physiquement par John (Tony Curtis), va en arriver à d’incroyables extrémités pour pouvoir prendre le large avec lui.

Sur le thème assez rabâché de la cavale effrénée de deux fugitifs et la chasse à l’homme qui en découle, voici un film relativement simple dans sa conception et dont le propos principal est de dénoncer la haine raciale et l’intolérance sans néanmoins trop d’insistance, les auteurs sachant constamment garder la bonne distance pour en éloigner l’aspect prêchi-prêcha, ce que Stanley Kramer parviendra d’ailleurs toujours à faire jusqu’au superbe Devine qui vient diner ? compris, ce dernier abordant le sujet du mariage interracial avec beaucoup de légèreté et d’intelligence. De nombreuses péripéties, pas mal de cynisme dans la description des civils partis à la chasse à l’homme, des dialogues tour à tour percutants ou captivants, ainsi que deux interprètes au sommet de leur art ; le tout soutenu par une solide mise en scène et une superbe photo en noir et blanc d’un des collaborateurs les plus réguliers d'Otto Preminger, Sam Leavitt. A signaler un autre élément assez moderne dans le Hollywood de cette époque : le film est entièrement dépourvu de musique excepté celle qui relève de la diégèse, à savoir le gospel entonné par Sidney Poitier ou encore celle sortant de la radio d’un des poursuivants. [SPOILER] Enfin, comme le shérif qui se retrouve face aux fuyards sans défense qu’il traque depuis le début, le même dilemme vient se poser à lui comme aux spectateurs que nous sommes : faut-il faire respecter la loi en ramenant les prisonniers se faire juger ou les laisser filer ? A chacun de faire son choix car les auteurs ont eu la bonne idée de ne pas trancher pour nous au risque d’en laisser certains sur leur faim ; on peut au contraire applaudir ce final assez abrupt et culotté. [FIN DU SPOILER] La Chaîne est ainsi une généreuse, percutante et solide réussite sur le fond comme sur la forme même si le réalisateur progressiste fera encore plus fort par la suite durant toutes les années 60.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 27 octobre 2022