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Critique de film
Le film
Affiche du film

J'ai le droit de vivre

(You Only Live Once)

L'histoire

Dans les États-Unis de la fin des années 1930, l’existence d’un ex-délinquant s’étant pourtant acquitté de ce qu’il est convenu d’appeler sa dette auprès de la société n’a rien d’évident… Eddie Taylor (Henry Fonda) en est l’exemplaire incarnation. Fraîchement libéré de prison où il a purgé une peine pour vol, par ailleurs récidiviste, Eddie ne peut compter que sur une poignée d’individus pour l’accompagner dans sa réinsertion. Parmi eux, on compte le père Dolan (William Gargan), l’aumônier de la prison, ou bien encore l’avocat Stephen Whitney (Barton MacLane). Mais c’est en la personne de la secrétaire de ce dernier, Joan Graham (Sylvia Sidney), qu’Eddie trouve son plus fervent soutien. Tombée amoureuse du truand repenti, la jeune femme l’épouse après qu’il ait recouvré la liberté. Désormais marié, Eddie pratique en outre le légal métier de camionneur. Bientôt devenu propriétaire d’une maison où il compte bien faire famille, le couple doit cependant bien vite déchanter. Considéré avec méfiance par la plupart de celles et ceux dont il croise la route, Eddie voit ses efforts pour devenir un citoyen modèle de plus en plus entravés… De ce fait difficile, l’existence d’Eddie et de Joan prend un tour proprement désastreux lorsqu’Eddie est accusé d’avoir commis un hold-up sanglant. Pourtant innocent de celui-ci, Eddie entame alors une descente aux enfers judiciaires durant laquelle il ne pourra, là encore, compter que sur l’aide de Joan et des (très) rares personnes lui accordant encore leur confiance…

Analyse et critique


Voir le criminel autrement, voici le changement de paradigme auquel J’ai le droit de vivre (1937) invitait le public étasunien (et au-delà mondial) au terme d’une décennie jusque-là cinématographiquement dominée par la figure du bandit impénitent. S’inscrivant par son synopsis dans le genre du film de gangsters, notamment inspiré par le cas de Bonnie et Clyde, J’ai le droit de vivre se place dans un sillon filmique particulièrement fécond durant les années 1930. Celles-ci ont en effet vu se multiplier les œuvres mettant en scène des figures plus ou moins fantasmées du banditisme d’outre-Atlantique. Parmi celles-ci, et pour ne citer que les plus fameuses, l’on compte Le Petit César (1931) de Mervin LeRoy, L’Ennemi public (1931) de William A. Wellman ou bien encore Scarface (1932) de Howard Hawks. Ces films-phares, et leurs déclinaisons d’alors cinématographiquement plus secondaires (1), s’employaient à construire une représentation du malfaiteur avant tout placée sous le signe d’une monstruosité d’essence sociale et psychique. Non dénuée d’une puissante capacité de fascination cinégénique (2), cette imagerie permettait cependant et in fine au public d’éprouver la rassurante impression que le crime était le propre d’une humanité (peut-être même d’une sous-humanité…) in essentia déviante. Et quant à laquelle la seule réponse sociale adaptée résidait dans leur impitoyable élimination par les forces de l’ordre, ou bien dans les effets ironiquement salvateurs du darwinisme à l’œuvre chez les truands… Rompant spectaculairement avec ces rassérénantes conventions, J’ai le droit de vivre se proposait donc d’en prendre radicalement le contre-pied, manifestant notamment et formellement son intention par un remarquable usage de la contre-plongée…


L’on est en effet frappé par le recours récurrent de Fritz Lang à ce type de prise de vue durant les premières séquences, plus particulièrement celles se déroulant dans la prison dont Eddie est libéré. Venant de prime abord troubler le regard des spectateurs et spectatrices (il y a quelque chose de superficiellement bizarre dans ces plans), cette manière de filmer Eddie et ses compagnons carcéraux invite en réalité le public à les regarder différemment de ce qui s’était fait jusqu’alors. C’est-à-dire à les envisager depuis le bas non seulement spatial, mais encore social où ceux-ci ont été relégués par une société les assimilant à une lie toxique. Décentrer son regard sur Eddie, ou plutôt l’abaisser jusqu’aux profondeurs existentielles où il a été précipité, voici ce que la caméra de Fritz Lang amène à faire en un geste empathique. Et ce afin de comprendre qu’il n’est nullement un irrécupérable scélérat…

Difficile en effet de voir dans le personnage d’Eddie tel que J’ai le droit de vivre en dévoile peu à peu les contours biographiques l’incarnation d’un mal supposément absolu. La séquence retraçant sa lune de miel avec Joan permet ainsi d’en découvrir la nature en réalité foncièrement bonne. Ces premiers instants de leur vie conjugale se déroulent dans le cadre idyllique de la Valley Tavern. Reconstituée en studio avec une artificialité manifestement assumée, l’auberge de campagne évoque par son charme anachronique une atmosphère de conte de fée qui n’est pas sans rappeler celle de Blanche neige et les sept nains de Walt Disney, sorti en cette même année 1937 que J’ai le droit de vivre. Et que l’on retrouvera par la suite dans Le Secret derrière la porte (1948), lors de la séquence (là encore) du voyage de noces de ses protagonistes.

Dans ce cadre empreint de merveilleux, celui-là même propice aux exploits des vertueux chevaliers, Eddie explique à Joan que sa première condamnation fut la conséquence d’un acte d’un modeste héroïsme. Cette manière de confession lui est inspirée par la présence d’une grenouille coassant sur l’un des nénuphars ornant joliment le bassin de la Valley Tavern. On apprend que l’adolescent qu’était alors Eddie fut envoyé en maison de correction pour avoir molesté un camarade prenant plaisir à torturer d’inoffensifs batraciens, leur arrachant les pattes avant que de les rôtir. Ayant ainsi révélé une sincère propension à l’empathie doublée d’une intolérance à l’iniquité, Eddie dévoile ensuite un tempérament romantique tout aussi prononcé.

Toujours inspiré par la présence batracienne désormais double (une seconde grenouille est venue rejoindre la première), Eddie explique à Joan que lorsque le membre d’un couple de ces animaux vient à disparaître, l’autre se laisse mourir de désespoir. Concluant sa parabole amoureuse par une shakespearienne référence à Roméo et Juliette, Eddie achève alors d’apparaître comme l’antithèse même de la brute délinquante qu’est persuadée de reconnaître en lui l’immense majorité de ses concitoyen.ne.s… à l’instar des tenanciers de la Valley Tavern qui, après avoir découvert qu’Eddie est un ex-prisonnier, exige le départ immédiat du couple.

Soudainement privée de sa dimension enchanteresse, l’auberge se mue dès lors en un espace discrètement carcéral. Aux barreaux de la prison où était enfermé Eddie répondent ceux de la rambarde de l’escalier emprunté par le couple d’hôtelier pour lui signifier ainsi qu’à Joan leur congé. Confusément claustrophobe, la scène le devient ostensiblement lorsqu’Eddie claque la porte au nez de celle et de celui venant de le chasser, puis regarde fixement le vantail ainsi clos à la manière d’un prisonnier dans sa cellule. Car c’est à une manière d’enfermement perpétuel qu’Eddie est voué par la société dans laquelle il s’efforce pourtant de retrouver légalement une place. Certes sorti de prison, le protagoniste de J’ai le droit de vivre ne cesse d’être environné par des semblants de grilles. Celles que dessinent les barreaux susdits d’une volée de marches, ou bien encore les croisillons des fenêtres à guillotine de la future demeure d’Eddie et Joan, qui plus est démultipliés par les savants jeux d’ombre d’une photographie d’inspiration expressionniste. Décliné à l’envi (3), ce motif visuel de la cage vient mettre en images l’irrépressible aspiration de ces "honnêtes gens" dont Eddie croise la route à le renvoyer à la case prison.


Car ceux-ci ne croient aucunement en la possibilité du gangster que fut autrefois Eddie de se rédimer, agis qu’ils sont par une vision anthropologique aussi angoissée qu’étroite. Explicitement énoncée par l’épouse du directeur de la prison où est enfermé Eddie, cette conception du criminel se résume en l’évocatrice formule du « tueur né ». Reprenant ainsi à son compte les théories de Cesare Lombroso (4) sur un supposé « type criminel », la femme se fait la porte-parole de l’immense majorité de celles et ceux mis en scène par Fritz Lang. Dès lors, pour la femme du geôlier en chef d’Eddie (par ailleurs montrée dans cette scène comme une exemplaire mère de famille), l’élimination de celui-ci s’impose comme une mesure aussi logique que salutaire. Un souhait qu’elle exprime, là encore, avec une franchise assumée à l’issue de cette scène.

Ne se contentant cependant de dénoncer pareille fantasmatique du criminel né en la mettant cruellement en regard avec l’essence fondamentalement bonne d’Eddie, J’ai le droit de vivre en révèle encore la perversité destructrice. Cette dernière s’exprime notamment dans le caractère fondamentalement vicié d’un système policier et pénal pour lequel la justice n’est qu’un vain mot. Ce que la séquence introductive affirme de la plus transparente des façons en mettant en scène un marchand des quatre saisons (dont l’accent laisse deviner l’origine étrangère) se plaindre à Joan du vol dont il est victime. Le larcin est a priori bénin, puisqu’il consiste en quelques pommes… que lui dérobe cependant non pas un voyou du quartier déshérité où on l’imagine vivre, mais un policier officiellement en charge de sa protection ! Précisant en outre que c’est quotidiennement que le représentant des forces de l’ordre lui vole ses fruits, le modeste commerçant en arrive à l’effarante conclusion que le policier s’arroge annuellement plus d’un millier de pommes…

Traitée sur un ton ouvertement comique, la séquence ne semble évoquer qu’un cas individuel d’indélicatesse policière, auquel Joan elle-même ne paraît guère accorder d’importance. De même, peut-être, que les spectateurs et spectatrices à qui la chute de cette sorte de sketch arrachera un dernier sourire, en leur montrant un collègue du policier dénoncé par le marchand chaparder à son tour une pomme, d’un air outrancièrement gourmand… Or, et ainsi que le démontrera d’une implacable manière le crescendo tragique de J’ai le droit de vivre, ces policiers par trop amateurs de fruits sont les symptômes trompeusement bénins d’une catastrophe morale. C’est-à-dire celle ravageant une société nullement préoccupée de faire la guerre au crime, le vrai, mais plutôt à ceux qu’elle construit fantasmatiquement en incarnations d’un Mal érigé en absolu.

[Attention spoiler] Tel sera le sort funeste d’Eddie, impuissant à résister à un (dés)ordre social aux règles édifiantes mais sans cesse bafouées par cette masse de tricheurs (5) que sont les "bonnes gens". In fine réduit à l’état de proie (l’un des derniers plans consacrés à Eddie est filmé via la mire d’une lunette de fusil… vision languienne s’il en est (6), le désigné criminel se voit privé de son humanité même et abattu comme une bête (7).Tout comme Joan, qui périra de la même manière, ironique victime d’une prétendue justice à laquelle elle croyait pourtant sincèrement. D’un sombre pessimisme, le final de J’ai le droit de vivre échappe cependant à la désespérance complète avec l’adoption de l’enfant qu’Eddie et Joan auront in extremis réussi à mettre au monde. Recueilli par l’avocat Stephen Whitney, l’employeur de Joan, et la sœur de celle-ci Bonnie (Joan Dixon), le nouveau-né (8) vient en quelque sorte dessiner la possibilité d’un futur si ce n’est radieux, du moins meilleur, élevé qu’il sera par les seul.e.s à avoir cru en la foncière bonté d’Eddie et de Joan. [Fin du spoiler]

De la sorte, J’ai le droit de vivre constituait à sa sortie une puissante arme filmique tournée par l’émigré Fritz Lang contre un mal politique et social dont il avait mesuré la terrifiante virulence dans l’Allemagne nazie, et dont il devinait les surgeons dans sa patrie d’adoption. Certainement inscrit dans son temps, celui des noires années 30, J’ai le droit de vivre n’en est pas moins une œuvre intemporelle, continuant à s’affirmer en ces décennies troublées du XXIe siècle débutant comme un indispensable film moins criminel qu’humaniste…

(1) Celles et ceux en quête d’une évocation historiquement plus approfondie de cet âge d’or du gangster-film pourront consulter avec profit Le Crime à l'écran de Michel Ciment. Paru en 1992 dans la collection Découvertes-Gallimard, et désormais plus que trentenaire, l’ouvrage n’a cependant rien perdu de sa pertinence quant à ces "fantastiques années 30" du genre qui nous intéresse ici.
(2) On notera que ladite fascination inspirée par ces gangsters sur pellicule a été aussi finement qu’ironiquement diagnostiquée, quelques décennies plus tard, par John Milius avec son remarquable Dillinger (1973).
(3) On pourrait encore ajouter la présence devant la maison qu’Eddie et Joan se proposent d’acheter d’une petite terrasse entourée d’une balustrade faite d’enfilades de barreaux de bois…
(4) À ce propos, cf. par exemple l’article de Marc Renneville, « Le criminel-né : imposture ou réalité ? » disponible à cette adresse : https://doi.org/10.4000/criminocorpus.127
(5) Le motif du non-respect de la règle du jeu (social) est, là encore, mis en avant dès le début du film lors d’une scène à la légèreté ludique montrant un prisonnier l’emporter aux dames après avoir triché…
(6) On la retrouvera, bien évidemment, dans Chasse à l'homme (1941).
(7) Cette exécution sommaire vient, par ailleurs, conclure de la plus crue des manières le réquisitoire contre la peine de mort qu’est aussi J’ai le droit de vivre. C’est-à-dire cette façon définitive qu’a la société de se débarrasser du prétendu tueur né… en le tuant ! On rappellera (s’il est nécessaire) que la question de la légitimité de la peine capitale est récurrente dans le cinéma de Fritz Lang, de M le Maudit (1931) à L’Invraisemblable vérité (1956).
(8) L’on notera que l’enfant d’Eddie et de Joan est dépourvu de prénom, appelé par eux simplement « bébé ». Comme s’il s’agissait, en le laissant ainsi vierge de toute dénomination (et donc d’assignation inhérente à celle-ci) d’ouvrir un peu plus son champ des possibles…

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 10 octobre 2023