L'histoire
Antonio Monbelli est instituteur à Vigevano, petite ville lombarde capitale de la chaussure. Son salaire est médiocre et sa femme rêve d’une vie meilleure, à la hauteur de celles de tout ceux qui se sont enrichis grâce au boom industriel à Vigevano. Antonio refuse de quitter son emploi et de renoncer à ses idéaux, et lorsque sa femme trouve une place comme ouvrière, il le vit comme un affront. Sa vie se voit bouleversée, et il va devoir se remettre en question.
Analyse et critique
Après les découvertes récentes, pour le grand public, des deux premiers films remarquables d’Elio Petri, L’Assassin et Les Jours comptés, Il Maestro di Vigevano, son troisième film, reste une œuvre très méconnue de sa filmographie. Il s’agit alors pour le cinéaste de donner un second souffle à sa carrière. En effet, après le succès de L’Assassin, Les Jours comptés reçut un accueil bien différent du statut que nous lui donnons aujourd’hui. Petri cherche alors, déjà, à se réinventer. Dino de Laurentiis lui propose alors une occasion de se relancer avec Les Monstres mais il renonce finalement à diriger le film, qu’il pense trop comique pour lui, et il transmet le projet à Dino Risi. Echange de bon procédé, ce dernier lui propose le projet d’adaptation du livre de Lucio Mastronardi, L’Instituteur de Vigevano. Une illustration parfaite du mode de fonctionnement du petit monde du cinéma italien durant son âge d’or, durant lequel les projets circulent entre des cinéastes qui se connaissent tous. Le récit propose des thèmes typiques de l’œuvre du cinéaste, offrant un point de vue social et politique sur l’Italie qui correspond à la dimension contestataire d’Elio Petri. Alberto Sordi, génie comique absolu, apporte son contrepoint. Le résultat est un film un peu atypique, qui sort Elio Petri de sa zone de confort.
Il Maestro di Vigevano constitue, avec Les Jours comptés et La Classe ouvrière va au paradis, une informelle trilogie du travail. Chacun de ces films suit un mouvement similaire, celui d’un individu qui en vient à questionner le sens de son travail et par là-même sa place dans la société et le sens de son existence. Ici, ce personnage est Antonio, un instituteur convaincu de la haute valeur morale de son rôle dans la société. Malheureusement pour lui, l’Italie a changé et connaît un boom économique qui se matérialise, dans sa petite ville de Vigevano, par l’explosion de l’industrie de la chaussure, qui enrichit les industriels et fait des professeurs les habitants les moins bien lotis de la ville. Antonio pourrait peut-être se satisfaire de sa condition s’il n’y avait sa femme Ada, qui exige de lui un meilleur train de vie. Sous le feu constant des demandes de son épouse, Antonio se trouve prisonnier d’une situation invivable, mal à l’aise partout sauf quand il est dans sa classe, seul face à ses élèves. C’est une dérive morale de la société que Petri démontre par ce récit : ce qui domine les demandes d’Ada, c’est l’orgueil. Elle ne veut pas simplement une vie plus confortable, mais aussi être fière de son mari, un argument qu’elle répète durant toute la première partie du film. La société matérialiste ne valorise plus l’enseignant et l’éducation, et c’est à cette pression sociale qui agit sur son épouse qu’Antonio est confronté. Petri s’attaque ainsi à une Italie qui, pour lui, a perdu toutes ses valeurs. Un raisonnement qu’il applique également au monde de l’éducation, qui ne comprend pas l’évolution du monde et méprise les ouvriers, comme l’illustre la très belle scène dans laquelle Antonio s’improvise vainement en délégué syndical et où il est rejeté par ses collègues qui le considèrent illégitime car sa femme est ouvrière. Si le rôle d’instituteur a perdu de sa valeur, c’est autant par l’évolution matérialiste de l’Italie que par l’attitude des instituteurs eux-mêmes nous dit Petri, qui les filme négociant les élèves en début d’année pour avoir le bénéfice de compter dans leur classe un fils d’industriel ou de charcutier, qui leur apportera un petit confort économique ou matériel. Il Maestro di Vigevano est un film qui nous propose un constat très amer, relevant la déchéance morale de la société italienne toute entière.
Le film s’apparente à une « comédie du boom », un sujet dominant dans les débuts de la comédie à l’italienne dont l’une des incarnations les plus parfaites est Il Boom, le film de Vittorio De Sica dans lequel Alberto Sorti a tourné juste avant Il Maestro di Vigevano. Pourtant, on sent que Petri cherche à éviter de tourner une comédie, et la drôlerie du film est d’une certaine manière involontaire, procédant plus de ce que nous connaissons de Sordi, son historique cinématographique, que de ce que nous montre réellement le film. Les séquences potentiellement comiques, comme celle du rêve dans lequel Antonio remet à sa place le directeur de l’école en démontrant son inculture, sont filmées avec beaucoup de retenue par Petri, comme s’il voulait volontairement se tenir à l’écart des effets comiques. Les rapports entre l’acteur et le cinéaste lors du film ont été décrits comme quelque peu conflictuels, chacun ayant sa vision du film et cela constitue probablement la seule véritable limite d’Il Maestro di Vigevano, qui ne semble jamais vraiment trouver sa voie entre une volonté de réalisme et de gravité portée par Petri et une tendance comique sur laquelle semble vouloir s’engager Sordi. Ce léger défaut n’est toutefois pas suffisant pour atténuer l’intérêt du film, qui décrit avec précision les mécanismes du boom économique italien et ses conséquences dans une ville moyenne, décor original pour un tel sujet qui a le plus souvent pour décor une des grandes métropoles transalpines. Petri crée une ville oppressante, existant uniquement par l’industrie de la chaussure, qui guide les vies de chacun de ses habitants, qui sont soit les serviteurs de cette activité soit ses victimes dans le cas d’Antonio par exemple.
Il faut aussi souligner la très belle utilisation des rêves dans le film, trois séquences majeures, la première illustrant le souhait profond d’Antonio de pouvoir combler sa femme, le second est celui où Antonio se retourne contre son directeur autoritariste et inculte et le troisième, au cours d’une fièvre d’Antonio, le projette dans un jardin d’Eden dans lequel Eve-Ada le fuit, illustration du délitement de son couple et de sa vie, alors qu’il a renoncé à l’enseignement par amour. Ces séquences sont filmées de manière étonnamment moderne par Petri, sans ruptures avec la réalité ce qui est très audacieux pour l’époque et donne un statut particulier à ces scènes majeures pour l’évolution psychologique du personnage principal. Globalement la mise en scène de Petri est remarquable, notamment son sens du cadre et sa manière de traiter le personnage de Sordi qui, hormis lors des scènes où il est seul avec sa classe, n’est jamais à l’aise dans le cadre, toujours bloqué par une porte, une fenêtre ou un mur. Illustration parfaite de son destin : sa seule place est celle d’instituteur. La trajectoire du personnage d’Antonio, finalement le seul être intègre dans un monde rendu fou par le matérialisme, est remarquablement rendue. Celle de l’Italie aussi, qui se croit moderne par sa transformation industrielle mais qui reste rétrograde dans ses mœurs, comme le montre la scène d’un Antonio humilié parce que cocu, ou les reproches du directeur pour son aventure avec une prostituée. Il est enfin indispensable de mentionner l’extraordinaire bande originale signée Nino Rota, qui ressemble parfois à une première version des fameux thèmes du Parrain, et qui vient conclure pour lui une année 1963 formidable, après Huit et demi et Le Guépard. Une musique qui donne une force supplémentaire à Il Maestro di Vigevano, excursion incomplète de Petri dans le monde de la comédie à l’italienne mais analyse lucide et violente des effets du boom sur la société italienne.