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Critique de film
Le film
Affiche du film

Gorky Park

L'histoire

Moscou, 1981. Trois corps monstrueusement dépecés sont retrouvés en plein parc Gorki. Contre vents et marées, le chef de la Milice Arkady Renko (William Hurt) va tenter de remonter la piste du tueur, piste qui semble impliquer une jeune femme travaillant dans le cinéma (Joanna Pacula), un homme d'affaires américain omnipotent (Lee Marvin)… et une grande partie de la bureaucratie soviétique.

Analyse et critique


A cause sans doute du troisième épisode du Monde de Narnia qu'il a accepté de signer, à cause aussi d'un style discret qui ne recherche aucune flamboyance, le Britannique Michael Apted passe pour un yes-man. Un yes-man de série A mais un yes-man tout de même. Or, il suffit de regarder, même sommairement, sa filmographie, pour s'apercevoir au contraire qu'il s'agit d'un cinéaste cohérent, conscient, voire obsessionnel, peut-être pas un grand auteur (entendez : un grand artiste) mais un « petit auteur » : quasiment tous les films d’Apted explorent la psyché d'une héroïne troublée, qui s'aveugle elle-même sur son entourage et sur ses amours, ce qui crée à chaque fois une atmosphère romantique un peu « tordue ». Pensons à son premier film inédit en France, The Triple Echo (où le héros se déguise en femme pour échapper à la guerre et se prend au jeu), au Piège infernal (où l’héroïne séquestrée joue un jeu érotique dangereux avec ses ravisseurs), à Agatha (où une Agatha Christie en crise disparaît de la circulation et remet en cause sa vie), à Nashville Lady (où la chanteuse Country Loretta Lynn navigue, éberluée, entre rêverie musicale et réalité pesante), à Gorilles dans la brume (où la primatologue Dian Fossey, par amour des gorilles, se coupe de plus en plus de ses congénères, refusant d’admettre son obsession), à Nell (où une jeune femme à demi sauvage bute contre la civilisation), à Blink (où la cécité de l'héroïne devient une réalité concrète)... Même le James Bond signé par Apted, Le Monde ne suffit pas, repose entièrement sur une héroïne troublée (Sophie Marceau), victime de son ancienne séquestration - EON Productions a même appelé le cinéaste pour cela. Quant à « l'épisode Narnia », dont les héros sont des enfants qui passent de « l'autre côté du miroir », dans un monde fantastique, on pourrait le taxer de faux pas dans cette filmographie réaliste et plutôt intimiste, mais ce serait oublier qu’Apted s'est fait connaître en Angleterre par sa série documentaire Up, dont les protagonistes... sont tous des enfants, observés au plus près, dans leurs désirs et leurs rêves !


Bien, me direz-vous, Apted a su explorer intelligemment une « veine » psychologique, mais cela en fait-il pour autant un grand cinéaste ? Se répéter de film en film, comme Ford ou Hitchcock (ou comme tous les grands auteurs), soit, mais à condition que la mise en scène soit brillante. Est-ce le cas d’Apted ? Oui, à son échelle. Certes, son style n'est pas, comme nous le disions plus haut, « flamboyant » ou grandiose, Apted n'est pas Cimino ou De Palma, mais si l'on fait attention, on reconnaît à chaque fois une photographie aux tons froids, qui correspond remarquablement à la « frigidité » des héroïnes, on est saisi par un style nerveux, un filmage « à fleur d'humains », faussement impassible, sans doute hérité du documentaire.


Dans cette filmographie de « petit auteur », Gorky Park est sans conteste une perle. Même s'il n'a pas triomphé au box-office, le film, en 1983, fut à sa manière un événement : adaptant un best-seller de Martin Cruz Smith, qui relate une enquête criminelle glauque dans le Moscou des années quatre-vingt, c'était la première fois qu'un film anglo-saxon épousait totalement le point de vue des Russes, ce point de vue étant à l'époque pour nous (et même aujourd'hui, soyons honnêtes) une Terra Incognita. Le héros est un enquêteur compétent et intègre (William Hurt, dynamique, distingué, presque féminin dans sa fierté et sa pudeur, en un mot superbe) qui doit lutter contre l'inertie des autorités communistes et contre la corruption de certains membres haut placés, membres qui n'hésitent pas à marchander avec un homme d'affaires américain, trafiquant de zibelines, pour arrondir leur fin de mois et aménager leur résidence secondaire à la campagne. Cet inspecteur intègre qui voit le monde vaciller autour de lui trouvera un écho chez l’enquêteur métis de Cœur de Tonnerre. Et l'héroïne troublée chère à l’auteur d’Agatha ? Où est-elle donc ? Il s'agit ici d’Irina (Joanna Pacula), une jeune femme rêvant de quitter l'URSS, prête à toutes les compromissions malheureuses pour cela, mais tombant amoureuse de l'inspecteur. 


Un peu perdu en ce monde et marchant à contre-courant comme tous les personnages de Michael Apted, le héros de Gorky Park cherche obstinément à reconstituer le visage arraché des trois victimes inconnues, ne comprenant pas les tenants et les aboutissants de ce crime atroce. L'image saisissante du crâne peu à peu reconstitué par un anthropologue (Ian McDiarmid), image saisie sous tous les angles par une caméra fascinée, sera reprise telle quelle, mais en virtuel, dans une séquence similaire du Monde ne suffit pas, où Bond explore « en gros plan » la boîte crânienne du terroriste Renard (Robert Carlyle). Comme quoi, quand il s'agit d'observer la psyché humaine, Apted a de la suite dans les idées ! A cause de cette enquête obsessionnelle, le récit de Gorky Park donne une impression labyrinthique accentuée par le montage rapide, elliptique, répétitif (on revient à intervalles réguliers sur le crâne reconstitué en labo), par la saisissante musique « en écho » de  James Horner, par l'architecture soviétique rigide, toujours identique, par le va-et-vient dans les bureaux glacés des autorités moscovites, et par la neige qui recouvre tous les extérieurs, les rendant interchangeables.


Cette enquête labyrinthique et cette glaciation des surfaces donnent de Moscou et de ses environs (1) une image carcérale. Mais si le film est une réflexion évidente sur la liberté, ce n'est pas un bête tract anticommuniste : Gorky Park est aussi une réflexion sur la corruption et cette corruption apparaît bien des deux côtés, soviétique comme américain. Seul le héros et son acolyte américain (Brian Dennehy), frère de l'une des victimes, se montrent incorruptibles. De fait, tout le cheminement initiatique du héros au cœur du labyrinthe le mène à rester volontairement dans la « prison », plutôt que de se compromettre, ce que fait malheureusement Irina, profondément amoureuse de lui, mais qui est prête à tout pour sortir du pays, tant elle est désespérée.

Renko ne se sent plus vraiment « soviétique », il a perdu ses illusions, voyant bien les injustices du système, mais il demeure un Russe : en cela, le film capte bien l'atmosphère « fin de règne » de cette époque.

(1) Dans une excellente interview présente en bonus, Michael Apted, pince-sans-rire comme tout bon Anglais, nous apprend qu'il a tourné Gorky Park, non pas à Moscou comme il l'aurait souhaité, mais à Helsinki ; en effet, les autorités soviétiques de l’époque ont totalement rejeté le script. Leur argument était du reste imparable : « Monsieur Apted, votre histoire est absurde car il n'y a pas de crime en Union Soviétique ». 

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 23 janvier 2023