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Critique de film
Le film

La Dernière chance

(Fat City)

L'histoire

Adapté par Leonard Gardner - un boxeur devenu écrivain - de son unique roman, La Dernière chance narre les destins entrecroisés de Bill Tully (Stacy Keach) et d’Ernie Munger (Jeff Bridges). Le premier est un ex-pugiliste qui, après avoir connu bien plus de bas que de hauts, privilégie la fréquentation des comptoirs à celles des rings lorsque s’ouvre La Dernière chance. Se décidant tout de même un jour à aller s’entraîner dans un gymnase décati de la YMCA, Tully y fait la rencontre du jeune Ernie, tout dans la force de ses dix-huit ans et faisant montre de talents certains pour cet art que l’on dit noble. Impressionné par les dons manifestes d’Ernie, Tully l’invite à prendre part à des compétitions sous la houlette de son ex-manager, Ruben (Nicholas Colasanto). Tandis qu’Ernie s’emploiera à gravir les échelons de la boxe d’abord amateur, bientôt professionnelle, Bill s’efforcera de renouer avec les rings qu’il a désertés. Aux côtés de chacun des deux hommes, l’on retrouvera des femmes - Faye (Candy Clark), la fiancée d’Ernie ; Oma (Susan Tyrrell), la compagne de Bill - les soutenant avec plus ou moins de bonheur dans leurs entreprises respectives...

Analyse et critique


De quoi est-il véritablement question dans Fat City ? De boxe ? C’est ce que semblerait promettre le synopsis d’un film augurant d’un drame pugilistique "au carré", puisque combinant les deux dynamiques archétypales du film de boxe : celle, ascendante, d’un combattant dont la jeunesse et le talent sont autant d’espoirs de réussite sportive ; celle, descendante, d’un boxeur déchu courant après sa gloire passée. Mais cette promesse d’un boxing movie canonique est d’emblée contredite par le pré-générique de La Dernière Chance dressant en quelques plans documentaires le portait urbain et sociologique de Stockton, la cité californienne théâtre du film. À une première série d’images réduisant l’endroit à un champ de ruines – ici un plan aérien montre l’interminable perspective d’un chantier routier à l’abandon, là un second dévoile les restes fumants d’une maison en cours de destruction – succèdent les visions d’hommes et de femmes aussi ravagés que la ville dont ils forment le peuple. Se faisant plus précis, l’objectif enregistre les visages creusés de clochards en bandes ou isolés, battant absurdement le pavé ou statique. Leur détresse semble s’accroître lorsqu’une image vient cruellement signifier l’impossibilité même de l’espoir dans cette extrême périphérie de l’American Way of Life : celle de la façade d’une église ornée de croix chrétiennes rouges annonçant un réconfort physique et spirituel immédiatement nié par la présence d’un panneau portant la mention « For Sale »…  Il aura fallu à John Huston moins de deux minutes pour emmener spectateurs et spectatrices tout au bout de la détresse matérielle et morale, et d’ainsi les confronter crûment au véritable sujet de Fat City : la misère.

Cette dernière, dévorant inexorablement les lieux et les hommes de Stockton, n’épargne bien entendu pas Bill Tully, le héros de La Dernière Chance, dont l’inscription inaugurale dans le cadre est placée sous le signe de la défaite. Impossible de ne pas noter que c’est en position couchée que l’ex-boxeur fait sa première apparition à l’écran, le visage hébété, comme figé dans un k.o. permanent. À la saleté du meublé dans lequel végète Tully répond la propreté douteuse de ses sous-vêtements entachant une aura virile déjà mise à mal par une calvitie avancée, que tentent en vain de dissimuler quelques mèches graisseuses. Seule l’absence de cigarettes décidera Tully à se mettre mollement en branle, donnant ainsi le signal d’envoi du générique rythmé par une ballade folk de Kris Kristofferson, dont la douceur n’atténue en rien le radical désespoir. Et lorsque les lettres formant les mots de Fat City se dessinent à l’écran, c’est un Tully plié en deux – reproduisant ainsi la posture d’un boxeur séché par un uppercut au ventre – que John Huston décide alors de photographier.


Rien moins que magnifique, le perdant qu’est Tully n’est cependant pas encore arrivé au terme de sa trajectoire destructrice lorsque s’ouvre La Dernière Chance. Le personnage apparaît certes comme quasi dépourvu de toute possession matérielle. Dans l’appartement qu’il loue – un meublé – ne lui appartiennent en propre que quelques vêtements épuisés et les cadavres de bouteilles du mauvais alcool l’aidant à supporter sa médiocre condition. Mais au moins a-t-il encore un corps en état (relatif) de fonctionnement. Authentique prolétaire, au sens le plus marxiste du terme, Tully tire sa subsistance de sa seule force physique de travail. Celle-ci est le plus souvent mise au service des maraichers exploitant d’immenses plantations de légumes et de fruits prospérant sous le soleil californien. D’une même tonalité vériste que l’exploration initiale de Stockton, un puissant ensemble de séquences montre Tully s’épuiser à emplir d’innombrables sacs d’oignons, à biner d’interminables sillons ou bien encore à ratisser des océans de noix, après s’être joint au petit matin à des cohortes de damnés de la terre, entremêlant vieillards redneck et wetback mexicains.


Usant, ou plutôt abusant de son corps pour enrichir quelques grands propriétaires fonciers, Tully fait somme toute de même lorsqu’il s’essaie de nouveau au métier de boxeur. Exempte de toute tentation héroïque, la mise en images et en sons du matche opposant Tully à un autre vieux pugiliste de retour, Lucero (Sixto Rodriguez), définit la boxe comme l’une des modalités de l’exploitation de ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur corps au profit d’une classe possédante formée ici par les managers et autres pontes d’un art rendu presqu’ignoble par la caméra de John Huston. Évitant le plus possible des plans larges susceptibles d’esthétiser la chorégraphie inhérente aux mouvements des boxeurs sur le ring, la réalisation colle au plus près de Tully et de son adversaire se frappant l’un l’autre. Avec pour seule bande-son le bruit des heurts répétés des gants sur les torses ou les visages martelés, les coups filmés à bout touchant pleuvent mécaniquement. La litanie gestuelle ainsi égrénée, d’abord monotone, se teinte progressivement d’écœurement tandis que l’épuisement et la souffrance des hommes se font de plus en plus manifestes. Et lorsque le temps d’une pause entre deux rounds, des gros-plans viennent enregistrer les faces hagardes, douloureuses de Tully et Lucero, le spectacle (prétendument) sportif de la boxe devient comme obscène. Et la mise en scène de John Huston génère alors chez les spectateurs et spectatrices un mélange de malaise et de pitié, fort semblable à celui suscité quelques séquences auparavant par la vision des saisonniers trimant dans les plantations de Californie. Le corps implacablement détruit par les plus durs des travaux comme par la plus brutale des compétitions sportives, mais aussi par l’alcool, vain exorcisme contre le malheur d’être pauvre, Tully se verra in fine privé de son unique moyen de subsistance. Un désastre physique dont témoigne tragiquement l’ultime apparition à l’écran de l’ex-boxeur, le visage cabossé, le buste effondré, les jambes traînantes, désormais clochardisé.

Mais sa misère ne deviendra absolue que quand lui aura échappé le dernier des biens : celui de la parole d’autrui. Car comme l’auront auparavant démontré d’extraordinaires séquences dialoguées de Fat City, c’est dans le verbe-même que les dominés trouvent motif à continuer à vivre, même pour les plus pauvres d’entre les pauvres. Il en va bien entendu ainsi lorsque la parole se fait empathique, et même aimante. Comme quand Tully arrache un temps Oma à son noir et éthylique désespoir en lui répétant, tel un mantra affectif : « You can count on me [Tu peux compter sur moi]. » C’est une parole d’amour qui vient encore donner sens à l’existence d’Ernie, celle maladroitement mais sincèrement prononcée par Faye après qu’elle lui ait appris qu’elle était enceinte. Le couple qui se formera sur la base de la déclaration malhabile de la jeune femme offrira à Ernie – jusque-là engagé dans une voie évoquant de manière inquiétante celle parcourue dix ans avant par Tully – un refuge le mettant sans doute à l’abri du destin tragique de son aîné.  Mettant un peu, parfois beaucoup de baume au cœur des victimes de la domination, le verbe leur permet tout autant d’endurer leur aliénation lorsque celui-ci s’adresse à leur imaginaire, générant un soudain espoir ou tout simplement quelques instants d’évasion. Par exemple lorsqu’un jeune boxeur Noir, un des poulains de Ruben, galvanise Ernie à quelques instants de son premier affrontement par une harangue à la tchatche authentiquement "Mohamed-Aliesque". Ou bien encore lorsqu’un vieil ouvrier agricole soulage un peu la fatigue de ses compagnons de labeur, parmi lesquels Tully, en leur narrant non sans humour les raisons de son divorce…

En lui refusant justement ce don de la parole lors de leur dernière rencontre – au poignant « Parle-moi » lancé par Tully, Ernie opposera un silence inentamé jusqu’au générique de fin –, le jeune boxeur scellera le caractère total de la misère frappant l’ex-vedette des rings. Certainement poignante – le destin fatal de Tully ne fait alors plus aucun doute – la conclusion de La Dernière Chance vient ainsi démontrer que si le verbe est le propre de l’homme, il est aussi la condition irréfragable de sa dignité.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 30 octobre 2014